Casserolade et écoute

Ce que la psychanalyse peut nous dire sur Macron

paru dans lundimatin#386, le 6 juin 2023

Jupiter, Louis XVI, Méprisant de la République... Les petits noms donnés au chef de l’Etat depuis 2017 ne laissent aucun doute : il a le plus grand mal à cacher son arrogance. Yann Ricordel propose cependant un diagnostic quelque peu original. Ici, il n’est pas question de son habitus de jeune banquier, de son éducation dans les beaux quartiers ou de son endurance à la course à pied : à partir de la deuxième leçon sur la psychanalyse de Freud, l’auteur de cet article dissèque ce qui, dans le comportement (surdité volontaire et répression froide) d’Emmanuel Macron, relève du déni, du refoulement et de la fragilité.

« Supposez que dans la salle de conférence, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires
inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l’expulsé essayerait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l’on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l’on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l’inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement. […] Il est certain qu’en éloignant le mauvais sujet qui dérangeait la leçon et en plaçant des sentinelles devant la porte, tout n’est pas fini. Il peut très bien arriver que l’expulsé, amer et résolu, provoque encore du désordre. Il n’est plus dans la salle, c’est vrai ; on est débarrassé de sa présence, de son rire moqueur, de ses remarques à haute voix ; mais à certains égards, le refoulement est pourtant resté inefficace, car voilà qu’au-dehors l’expulsé fait un vacarme insupportable ; il crie, donne des coups de poings contre la porte et trouble ainsi la conférence plus que par son attitude précédente. Dans ces conditions, il serait heureux que le président de la réunion veuille bien assumer le rôle de médiateur et de pacificateur. Il parlementerait avec le personnage récalcitrant, puis il s’adresserait aux auditeurs et leur proposerait de le laisser rentrer, prenant sur lui de garantir une meilleure conduite. On déciderait de supprimer le refoulement et le calme et la paix renaîtraient. »

Á la lecture de mon titre, les rôles sont plutôt faciles à distribuer dans cette fameuse « allégorie du gêneur » de la deuxième leçon sur la psychanalyse de Sigmund Freud appliquée à la situation actuelle : le Président Macron et ses factotums, le « Peuple », quoi que cela veuille dire, quel que puisse être le dénominateur commun de ceux qui le compose ou s’efforce de le recomposer, les flics occasionnels ou de profession (le flicage pouvant s’effectuer, on ne le sait que trop, autant manu militari que par les paroles, autant par une violence spectaculaire que par des moyens discrets). Un Macron s’exprimant du haut d’une autorité supportée par un savoir supposé, ce savoir que l’analysant suppose au psychanalyste, que le soigné suppose au soignant, qui supposément sait ce qui serait bon pour nous, « Sujet supposé Savoir » ou « SsS » selon Jacques Lacan, l’issue de l’opération, lorsqu’elle est réussie, étant que l’on finit par s’apercevoir que le psychanalyste, le soignant, qui parfois prend le parti d’être tout à fait silencieux, n’a été dans cette affaire qu’un médium au sens propre, et que son rôle s’est limité à écouter, à prêter l’oreille en l’absence totale d’a priori et de jugement. Vous conviendrez que c’est une situation qui se produit peu souvent dans la vie courante : la vertu curative de l’analyse prend sa source dans ce décalage contextuel, dans son caractère de parenthèse dans le cours de la vie quotidienne et de ses contraintes, au terme de laquelle le patient, le malade se sera, en définitive, soigné lui-même. Un savoir, donc, qui est bien un savoir supposé et pas nécessairement réel, loin s’en faut dans la métaphore que nous sommes en train de filer ici : celle de l’homme de savoir, qui serait de fait homme de pouvoir, mais aussi, pourquoi pas, un peu soignant, magicien ou même médecin. Or il paraît tellement clair qu’Emmanuel Macron, comme n’importe qui d’autre, ignore en réalité tout de ce vers quoi nous nous dirigeons, et qu’il ne peut faire autre chose que de naviguer à vue, au vumètre des statistiques d’opinion. Qu’il est lui aussi, tout autant que nous et malgré les escouades d’experts dont il s’entoure [1], confronté à une imprédictibilité à laquelle les algoritmiques prédictifs auront de plus en plus de mal à pallier. Et son discours, produit avec toute l’assurance requise, contreforté par des effets discrets mais prégnants d’emprise ou d’influence [2], paraît à présent tellement fragile car complétement dénué d’un quelconque fondement qui devrait se situer dans le creuset d’une pensée, et dans la vision claire d’un avenir, si possible pas trop lointain au regard des urgences qui n’en finissent pas de se présenter à nous. Un peuple sans autorité, anonyme, sans visage, trépigne d’entendre sortir de la bouche d’un visage décidément trop vu, qu’on ne peut plus voir en peinture, des contre-vérités grossières, alors que lui-même a peut-être une petite idée, partagée bien qu’encore informulée, inchoative, quelque part dans le pré-conscient d’une sorte de cerveau collectif en ébulition, et qui ne demande qu’à prendre forme et à s’incarner en une univocité, de ce que pourrait être la vérité. Autrement dit, un peuple qui sent dans son corps, dans un en-deçà de la parole dite, qu’il vit une grave injustice, et qui sait dans son corps qu’il a raison, sa conviction et son élan étant à la mesure de ce qu’est sa souffrance physique autant que morale. En tant que bruit - un bruit qui, dans la théorie de l’information, vient parasiter le message pour déranger aussi bien son émission que sa réception -, la casserolade existe dans un autre registre que celui de la parole articulée (autrement dit, elle lui est hétérogène). À proprement parler, elle est le passage à l’acte, l’effraction, l’urgence irrépressible à signifier le réel d’une situation de détresse à un niveau plus concret que ne peut le faire le discours : autrement dit, elle est un cri spontané, une explosion sonore qui est l’exacte antithèse de la musique de chambre des formules bien apprises de ce que l’on nomme communément « discours politique ». Elle tente d’empêcher, de couvrir cette forme sophistiquée de discours qui est celui du mensonge éhonté, indéfiniment répété [3] ; de lui opposer un contre-discours que la trop grande exaspération, le trop grand épuisement, ne permet pas d’articuler afin d’être reçu et compris dans le protocole des normes admises (celle du « monde politique », des médias majoritaires, des plateaux de télévision, de leurs dures exigences comportementales et langagières). Elle sonne sûrement le moment d’un réveil, abrupt mais absolument nécessaire, qui n’est pas seulement celui du Peuple lui-même : comme le « mensonger qui s’est menti à lui-même » cher à Guy Debord, les rêveurs du pouvoir ont fini par se convaincre, comme par auto-suggestion, de la réalité d’un rêve éveillé qui a autant de consistance qu’une utopie, qu’un futur lointain n’existant ailleurs que dans l’imagination, plutôt que de se préoccuper du hic et nunc, ou, plus simplement et en bon français : du réel. Dans cette discordance, cette rupture, Emmanuel Macron a beau jeu de lancer des appels au dialogue, lui qui sait mieux que n’importe qui que les parties en présence ne parlent de toute façon pas, nativement, le même langage ; que celui du peuple est celui d’une sincérité qu’on peut trouver ridcule dans sa naïveté du haut de son petit monticule de pouvoir si on a le cœur noir comme le charbon, que le sien est celui d’une virtù machiavelienne, de ce qui se voudrait une virtuosité dans l’art de gouverner sans aller plus loin que les petits effets de conditionnement mentaux qui ont fait le Xxe et ce premier quart de XXIe siècle avec une force décuplée par Internet et les réseaux sociaux, par laquelle il s’accroche au pouvoir et à ce qu’il comporte de privilèges statutaires - bien évidemment, au large détriment de ceux à qui il est censé montrer le chemin, eux qui sont incapables de le trouver eux-même (et quelle meilleure image ici que celle de la Parabole des aveugles de Bruegel...). « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle est le contraire du dialogue, c’est une tyrannie à sens unique qui empêche toute réplique. Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui  : le monde que l’on voit est son monde. [je souligne] » (Guy Debord). Cette rupture s’origine bien en amont du fait que ledit « Peuple », nous les pauvres bougres qui ne sommes rien, qui ne savons rien, n’a pas eu les moyens ou même simplement l’idée de faire les mêmes études que ceux qui pensent sincèrement que leur destin est de nous diriger, et d’emmener l’humanité vers un illusoire état de perfection (qui pourrait être comparable à celui, toujours recherché, d’une œuvre d’art, et il y a fort à parier que le Young Global Leader Macron lui-même n’est pas loin de se prendre pour une statue grecque ou romaine, lui qu’on a un jour comiquement comparé à Jupiter), pour prendre une dimension transgénérationnelle sur le temps long de l’histoire humaine. Karl Jung et sa théorie des archétypes aurait peut-être quelque chose à nous dire là-dessus.

« Le savoir occidental tente, depuis vingt-cinq siècles, de voir le monde. Il n’a pas compris que le monde ne se regarde pas, il s’entend. Il ne se lit pas, il s’écoute. Notre science a toujours voulu surveiller, compter, abstraire et castrer les sens, en oubliant que la vie est bruyante et que seule la mort est silencieuse : bruits du travail, bruits des hommes et bruits des bêtes.
Bruits achetés, vendus ou interdits. Rien ne se passe d’essentiel où le bruit ne soit présent. Aujourd’hui, le regard a fait faillite, qui ne voit plus notre avenir, qui a construit un présent fait
d’abstraction, de non-sens et de silence. Alors, il faut apprendre à juger une société sur ses bruits, sur son art et sur sa fête plus que sur ses statistiques. A entendre les bruits, on pourra mieux comprendre où nous entraîne la folie des hommes et des comptes, et quelles
espérances sont encore possibles. »

De qui peuvent bien être ces mots pleins de sagesse et de clairvoyance, autant que de clairaudience ? Ces mots issu d’un ouvrage de 1978 beaucoup lu dans les départements de musicologie des pays anglo-saxons, mais pour ainsi dire inconnu en France ? Tenez-vous bien : ils sont de Jacques Attali. On concèdera aux ignorants plus ou moins volontaires que ce simple nom peut constituer sous nos latitudes un sérieux repoussoir (tant il est vrai que, comme d’autres intellectuels ou prétendus tels, Jacques Attali s’est complétement décrédibilisé au fil des années non seulement par ses activité managériale mais aussi à force d’apparition dans des médias majoritaires, principalement la télévision : on l’a même souvent vu auprès d’une sommité comme Thierry Ardisson, excusez du peu. Or, nos écrans désespérément plats ont la faculté de tout aplanir, et quand un intellectuel y apparaît, il devient l’exact équivalent, indifféremment, d’un comique, d’un chanteur de variété ou d’un footballeur). Ce que n’évoque cependant pas ici Jacques Attali, pianiste et féru de musique classique, c’est cette forme singulière de bruit qu’est la voix humaine, qui, a son moindre degré d’élaboration, avant même quelque forme d’articulation, de sens que ce soit, est le signe irréfutable d’une présence humaine (un caractère irréfutable toutefois menacé par le fait que des machines puissent à présent l’imiter parfaitement, à des des fins notamment de désinformation stratégique), d’une présence à l’autre, de manière bien plus convaincante que l’image (emblématiquement, celle produite par le visage), le domaine du visible ayant été, du point de vue technique, le domaine privilégié de l’illusionisme (qu’il s’agisse de celui d’un tableau, d’une photographie, d’une image de synthèse ou de toute autre forme d’image), bien mieux que l’audible. « Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute. Il est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leurs oeuvres. Il est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue », « Le spectacle est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension de l’activité, dominé par les catégories du voir ; aussi bien qu’il se fonde sur l’incessant déploiement de la rationalité technique précise qui est issue de cette pensée. Il ne réalise pas la philosophie, il philosophie la réalité. C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif. » (Guy Debord)

[1. De se souvenir ici de la mise en scène d’un « grand débat » entre un « président-philosophe » et un panel d’une soixantaine d’intellectuels, dont on ne sait trop sur quels critères ils ont été choisis, en 2019 : « En le regardant parler pendant huit heures, écoutant certes chacun et répondant en effet aux questions, j’ai compris à quoi nous servions. Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir. », nous dit le philosophe Dminique Méda : https://www.liberation.fr/debats/2019/03/19/grand-debat-des-intellectuels-pris-en-otage_1716086/

[2. Lui qui en préparation de sa première campagne avait été vocalement coaché par un professeur de chant, souvenez-vous en : je pioche au hasard un article de Paris Match dans la presse-poubelle, et vous invite à considérer l’importance fondamentale accordée au regard et à la voix dans la littérature psychanalytique, en particulier sur ce qu’elle a à dire de phénomènes de suggestion hypnotique, à l’oeuvre au moins à un certain degré dans l’écoute, plus encore dans ce qui fait de nous un spectateur (du latin specere, « voir, regarder ») et de manière optimale face à tout spectacle intentionnel combinant audition et vision, beaucoup plus présents dans nos vies quotidiennes qu’on veut bien le croire (en gros : devant un écran de cinéma, devant la télé, devant votre écran d’ordinateur ou celui de votre smartphone : vous êtes déjà un peu sous hypnose, tel est l’un des secrets les mieux gardés du marketing, qu’il s’agisse de vos encourager à acheter une paire de Nike ou de vous faire adhérer à une idéologie à votre corps défendant). https://www.parismatch.com/Actu/Politique/la-voix-qui-coache-Emmanuel-Macron-1200869

[3« Un mensonge répété dix-mille fois devient une vérité » disait, paraît-il, Joseph Goebbels, bien que cela ne soit pas certain et que la citation soit même peut-être apocryphe : de même que « débunker » les « fake news », savoir qui a dit quoi est aujourd’hui une harrassante tâche à plein temps : nous nous éviterions ce désagrément en vivant dans des communautés restreintes où chacun serait présent à l’autre plutôt que dans un monde globalisé où l’on attend de nous que l’on fasse cause commune avec une personne, ou plutôt ce qui en tient lieu sur sur un écran (pour employer le mot exact : une image), dont la réalité physique non directement sensible est située à l’autre bout de la Terre : mais bien sûr !

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