Ceux qui cherchent le lieu devraient aussi aller au bout de leur « ouvert ». Alors ils verraient l’horreur du lieu humanisé en face. Mais, sagement, il y a du vieillard chez leurs jeunes flâneurs, ils s’arrêtent. La poésie sénile qu’ils traînent égrène ce qui reste, par petites touches digérables — quand l’enfer objectif est devant. Leur attitude est ancienne, elle est logique. Ce qu’il y a de contemporain en nous doit vivre le trauma de l’avenir — et ce n’est pas la promesse d’un prêtre. Il n’y a pas de clergé pour nous purifier de ce que nous provoquons maintenant, et de sa suite. C’est à nous de nous détacher d’une floppée de valeurs mortelles, qui sont l’aliment de la course vers le feu.
Nous avons bien des crasses sur l’œil : assimiler ce qui tue au mal et ce qui protège la vie au bien, par exemple. Or la biosphère est infectée par nous, la vie se tue à travers nous, et par nous se protège la vie qui détruit la vie.
Le jeu réel de mort et vie est devenu insupportable à la conscience. C’est assumer une totalité du jeu qui manque à notre équilibre. Et de notre équilibre celui de quarante mille kilomètres de circonférence, lourds d’espèces, et poreux aux étoiles.
Faiseur de signes, un poète remonte le signe, jusqu’où il trempe : il pèse l’humain en pesant tout le signe. Et non seulement le signe aujourd’hui est trop lourd mais il n’est plus innocent du déséquilibre mortel.
La vie déteste regarder, elle s’extirpe, lutte, s’affirme, elle est déséquilibre réel sous équilibre apparent.
Maintenant elle n’a que ce choix-là par nous, regarder, d’un regard qu’elle hait, c’est là son besoin.
Le seul soleil qui n’est pas séparé de toi. Il ne vient pas d’en haut, tu ne l’attends pas, tu ne crains pas une brûlure, devenue très humaine. Il n’a pas la sale blancheur qui ruine la beauté de tes collines. Il est terrestre et tu marches en lui.
Nos poumons et nos nerfs ramifient directement avec la fine pellicule que nous rongeons par nos meurtres, à un degré inouï. Le mensonge que la vie se donne avec nécessité, par disproportion de force avec l’extension du non-vivant et du mort, conditionne aussi la perpétuation de ces meurtres : c’est ne pas voir. Il faut cibler, donner, « mourir en avant » : ce que sait déjà la vraie musique, la danseuse, l’art martial.
On attaque les Trente Glorieuses : ils ont augmenté l’ogre. Ils n’ont pas détruit pour générer le long avenir. Nous sommes devant un mur de feu, ils ne sont que devant leur tombe. Et puis : « Après moi l’apocalypse ». D’accord. Mais la faute est longue, avant eux, et après, jusqu’à toi.
Je vois ses huit pattes de danseuse. Je la vois rouler verticale ses pétioles de danseuse, à un fil invisible où colle à un boyau séché le céphalothorax, vide. Elle a été la proie de plus puissant. Le monde en feu est la proie de notre rêve.
Les auteurs qui ne sont qu’un symptôme et ceux qui chargent. Il y a le même écart du pus au curatif. Le pus du monde, c’est leurs fleurs qui poussent. Avant d’être cure il nous faut être pus.
La densité irrespirable de l’humain. Il faut souhaiter et œuvrer à sa destruction. Cela pour l’infrastructure. Pour la littérature, elle dégueule. Demangeot a attaqué ça. Qui, en poésie, élit une cible, et attaque ?
Vérité admise, vérité poétique : nous, les menteurs, continuons toujours à agir. La première finit posée, après sa lutte, comme une étoile qui a donné ce qui nous est présent.
Les menteurs disent dans le fleuve, mythiquement, toujours depuis ce début, des mots tenus de ne pas perdre pied sur leur caillou historique.
Leur mensonge rouvre en plaies l’étouffant droit du monde.
C’est sa franchise et c’est son droit réel.
Il n’y a plus de lieu où écrire avec les racines de nos morts. Nos morts vont au-delà de nos morts. Les noyés de Méditerranée sont nos morts, maintenant.
L’effort bestial de constriction de tout un peuple. L’horreur de sa joie lente et pulsionnelle.
L’instinct sauve toujours.
Il est la source libre de l’esprit.
Ma pulsion est ce que je suis, mais si je l’oriente en un vœu précis ce vœu acquiert de la puissance réelle.
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Pour agir contre l’ogre utiliser cela qui huile et alimente sa marche.
Pas un vivant véridique.
Pas un vivant ne s’est lavé de ses pulsions avant de disparaître. Aucun de nous jamais ne s’est lavé de ses pulsions.
La pulsion de la joie depuis les reptiles, les organismes d’eau pris dans le fil généré par le soleil, le fond noir qui continue sa vibration à travers nous. Aucun sens.
La puissance du désastre humain s’en nourrit. Sache ce non-sens, oriente-le, et impose ce qu’il faut avec la confiance énorme qu’il donne.
Certains d’entre nous purifient leur puissance en ouvrant le couvercle, qu’elle respire et prenne l’air. Leur démon, peut-on dire, de motte de boue ou de fœtus criard se fait corps et santé. Ce qu’une autre morale appelle un mal leur est donné, parce qu’ils l’ont bien cherché.
Benoit Sudreau