COMMUNE GLU

Quand le métro s’arrête...

paru dans lundimatin#187, le 16 avril 2019

J’arrive sur le quai à 9h10, la rame est pleine, pleine à craquer, portes grandes ouvertes. Je n’entre pas, je reste sur le quai. Plus personne n’entre, car plus personne peut entrer. Il flotte dans l’air une latence lourde et presque absurde, il semble que tous ces voyageurs et voyageuses attendent là depuis longtemps. Nous sommes quelques individus à être, dehors du train, droits sur le quai — vulgaires témoins impatientés, on se regarde, presque affolés, on cherche l’heure, on ne comprend pas : pourquoi le métro ne part-il pas ?

Les gens dans le train ne se regardent pas, tous absorbés dans l’inconfort de leurs pensées — corps comprimés. Les épaules se serrent les cous se crispent. Ceux qui ont le casque pour la musique présentent une tête plutôt sereine, plutôt absente, ils ferment les yeux, le son infuse et les transporte. Deux minutes passent. Le métro est toujours bloqué. Personne ne bouge. Les portes débordent de corps mêlés, trop habillés pour le mois d’avril. Chaque seconde est insupportable, et tout le monde semble s’interroger. Des larmes de sueur commencent à couler dans certains cols, des gouttes de joie dans certains slips, certaines personnes (surtout les vieux) arrivent à rire. Mais le métro ne part toujours pas. Aucune annonce, aucun signal, juste le silence et leurs poumons qui soupirent. Personne ne craque, tous se contiennent, aucun corps n’ose sortir du pack. Toutes les oreilles sont dans l’attente d’un message clair d’information, or rien ne se passe. On est de plus en plus de témoins à être là, debout sur le quais, face aux confrères concassés. Avec un zoom on pourrait voir les dermes qui se mettent à communiquer.

Par petites touches commencent à poindre des micro vagues décomposantes dans les visages. Personne ne bouge. Les portes sont toujours grandes ouvertes. La masse humaine ressemble à une mousse expansive mal contenue dans son harnais. Les vieux qui rient sont des touristes — ça les amusent parce qu’ils constatent que certaines gens restent abonnés avec des affluences pareilles. Les têtes d’enfants s’enfoncent dans toutes les aisselles, sous les visqueuses doudounes adultes. Obligés de boire et de respirer cette acide transpiration. Ça commence à sentir l’urine. Trois minutes pleines.

Il suffirait qu’une personne parte pour qu’un mouvement soit insufflé. Personne ne bouge. Car tous préférèrent s’agglutiner, rester collés, attendre ensemble, que ça reparte. De toute façon ça va repartir. Les faces grimacent de plus en plus, les sourcils lèvent, les bouches soufflent, personne ne bouge — quatre minutes passent, collantes et lourdes. Ça commence à sentir le pet. La chaleur semble insupportable, les personnes présentes sur le quai ont détourné leurs yeux de la scène, elle est insupportable à voir. Les corps commencent à s’affaiblir, ils bougent cette fois — micro mouvements d’inter-support. Tous ferment le yeux.

Certains sont prêts, au bord du gouffre et du départ et du craquage. Alain décide qu’il attendra jusqu’au bout, il ne voit pas l’intérêt de sortir, et s’il sort il sait que ça va repartir sans lui. Alors il reste. Fatiha s’impatiente franchement, elle a un peu envie de vomir, mais elle ne veut pas être en retard, or si elle sort, elle sera en retard, et en plus elle sera toute seule, s’il fallait y aller à pieds. Certains sont presque prêts à descendre, mais c’est étrange, il y a comme un défi commun : comme s’il fallait que tout le monde reste. Félix hésite à prendre un bus ou à carrément pas y aller, ses nerfs s’enivrent, il n’a qu’une seule image en tête : un troupeau de moutons sales. Derrière Félix il y a Sonia, dont les règles viennent de se déclencher. Ça la panique, elle ne peut rien faire, alors elle sent le sang couler, le long des cuisses, jusqu’aux mollets, elle est en jupe. Le sang est froid.

Dix minutes pleines et toujours pas d’information. Si quelqu’un a pu sortir il a vraiment été discret. Tout le monde attend. Il y a de plus en plus de témoins qui s’agglutinent devant la scène, le long du quai. Ils sont gênés, ne savent que faire, leur tête oscille entre le panneau d’information, et l’écran de leur téléphone. Certain font mine de regarder un plan quelconque, mais plus personne ne regarde le métro. Le sang de Sonia commence à passer sous les pieds, dans les sandales. C’est un scandale, la chaleur est insupportable. Une femme laisse s’échapper un pet. Une peur glacée s’emparent de tous., personne ne sait vraiment quoi faire. On ne dit rien, personne ne parle, on ferme les yeux, ça sent l’étron — et tout le monde y compris la dame fera comme si rien ne s’était passé. Onze minutes pleines, les portes se ferment, le train repart.

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