Chomsky n’est pas un ami de la révolution syrienne

Yassin al-Haj Saleh

paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

Nous publions cette semaine une traduction d’un article rédigé par Yassin al Haj Saleh, écrivain, intellectuel syrien, membre de l’opposition communiste au régime Assad, qui a passé 16 ans en détention - et un des rares auteurs syriens contemporains dont une partie de l’oeuvre a effectivement été traduite en français. [1]
Après avoir traduit un de ses ouvrages, l’auteur analyse les (nombreux) écueils des hypothèses du philosophe Noam Chomsky, en découpant une par une ses positions sur la situation politique en Syrie et la révolution syrienne (dont il semblerait que le célèbre philosophe ignore jusqu’à la date de début).
Chomsky considère la lutte syrienne, au milieu d’autres, au seul prisme de l’impérialisme américain. Relativisme, désinvolture, aveuglement, orientalisme ou ignorance ? On laisse nos lecteurs se faire un avis sur la question.

Cet article a été publié ici, nous en proposons un traduction de l’anglais par Pierre Madelin.

Trois semaines à peine suite à ma libération après 16 ans de prison en Syrie, j’ai commencé à traduire un livre en arabe. Il s’agissait de Powers and Prospects : Reflections on Human Nature and the Social Order, de Noam Chomsky. Il m’avait fallu un certain temps pour réaliser que le linguiste de premier plan et le critique acerbe de l’impérialisme américain étaient la même personne. J’y ai vu un exemple remarquable et indispensable de la responsabilité sociale et politique des scientifiques et des intellectuels. Sa participation active au mouvement des droits civiques et sa mobilisation contre la guerre du Vietnam étaient impressionnantes, tout comme ses nombreux écrits sur la linguistique et la politique. Dans le livre que j’ai traduit, il y avait deux essais sur la linguistique, un sur la responsabilité de l’intellectuel et cinq sur la politique.

Pour les anciens prisonniers politiques communistes qui avaient passé de longues années en détention et avaient vécu la chute du communisme alors qu’ils étaient encore en prison, ce témoin engagé était important. Il nous montrait que la lutte pour la justice et la liberté était encore possible, que nous avions des camarades dans le monde, que nous n’étions pas seuls et que la chute du bloc soviétique n’était pas nécessairement une perte irréparable, qu’elle pouvait être émancipatrice.

Le deuxième livre que j’ai co-traduit avec un autre ancien prisonnier politique était A Life of Dissent de Robert Barsky. Il portait sur la vie et la pensée politique de Chomsky. A l’époque, nous avions déjà quelques critiques à formuler à l’égard du système de pensée rigide de Chomsky. En raison de son américano-centrisme, il ne nous semblait que partiellement utile pour analyser de nombreuses luttes, dont la nôtre. Nous étions nous-mêmes doublement des dissidents dans notre pays : nous nous opposions à un régime qui montrait des tendances discriminatoires et oppressives flagrantes, et nous exprimions des opinions critiques à l’égard de l’Union soviétique et de son communisme. L’un des grands principes du parti dont j’étais un jeune membre était « istiklaliyya » (indépendance ou autonomie), ce qui signifiait que c’était à nous, et à nous seuls, de décider des politiques qui convenaient à notre pays et à notre peuple, et non à un quelconque centre à l’étranger. Nous n’étions donc pas des orphelins à la recherche d’un nouveau père, et nous n’étions pas non plus animés par la volonté de remplacer le marxisme-léninisme par une sorte de catéchisme chomskien. Nous continuions néanmoins à penser que nous partagions une même cause avec Chomsky : combattre partout l’inégalité et l’oppression au nom de l’égalité et de la fraternité.

Mais le temps a révélé que nous nous trompions, et que de cette erreur nous sommes seuls responsables. Au cours des 11 années écoulées depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011, Chomsky n’a pas écrit une seule fois sur la Syrie pour informer ses nombreux lecteurs de la situation critique du pays. Ses commentaires épars révèlent qu’il considère la lutte syrienne – comme toute autre lutte – au prisme exclusif de l’impérialisme américain. Il est donc aveugle aux spécificités de la politique, de la société, de l’économie et de l’histoire de la Syrie.

Qui plus est, sa perception du rôle de l’Amérique est passée d’un américano-centrisme provincial à une sorte de théologie, où les États-Unis occupent la place de Dieu – un Dieu maléfique – et sont les seuls à influer sur le cours du monde. Cette perspective soulève naturellement des questions sur l’autonomie des autres acteurs, et elle fait également écho aux débats sur le libre arbitre chez les théologiens islamiques il y a environ 1 200 ans. Chomsky semble plus proche des jabriyyeen, qui nient totalement la liberté humaine et constatent l’omnipotence de Dieu, que des qadariyyeen, qui pensaient que la justice de Dieu et la liberté humaine allaient de pair.

Les djihadistes d’aujourd’hui s’inscrivent principalement dans la tradition de la jabriyyah. Chomsky poursuit son propre djihad depuis des décennies, d’une manière qui rappelle Ibn Hanbal ou Ibn Timiyyah, sans toutefois risquer la liberté ou la vie comme l’ont fait les deux pères du salafisme moderne (exception faite de sa brève détention à la suite d’une manifestation près du Pentagone pendant la guerre du Vietnam).

Au Moyen-Orient, la politique des États-Unis n’a jamais été favorable à la démocratie, à l’État de droit ni aux droits humains. Son rôle destructeur dans la région, au moins depuis 1967, est à juste titre comparé au rôle qu’ont joué la tyrannie d’État et peut-être même le nihilisme islamique après l’occupation américaine de l’Irak. Mais les États-Unis n’ont pas joué un rôle central dans la catastrophe syrienne, comme le reconnaît une déclaration que Chomsky a lui-même signée en mars 2021. Au contraire, les États-Unis ont fait de leur mieux pour ne pas nuire au régime d’Assad, même après que celui-ci ait violé le droit international (qui interdit l’utilisation d’armes chimiques) et franchi en 2013 – ainsi qu’à de nombreuses reprises avant et après – la « ligne rouge » fixé par le président de l’époque, Barack Obama.

La perspective américano-centrée de Chomsky tend systématiquement à minimiser les crimes des États qui s’opposent aux États-Unis. Dans une interview publiée dans DAWN en janvier 2022, il a déclaré : « Vous pouvez difficilement accuser l’Iran d’avoir adopté un comportement illégal ou criminel simplement parce qu’il a soutenu le gouvernement syrien, reconnu par les Nations unies ». Soutenir un régime que Chomsky lui-même qualifie de « monstrueux » n’est ni criminel ni illégal, insiste-t-il. Il n’y a donc rien d’illégal à ses yeux à soutenir un régime qui refuse de reconnaître le moindre droit à ses sujets, mais il pense en revanche qu’il serait illégal de punir ce même régime pour avoir tué plus de 1 400 de ses citoyens avec des armes chimiques, en violation flagrante du droit international. C’est ce qu’il a déclaré à Independent Global News en septembre 2013.

Ce que Chomsky appelle le « gouvernement reconnu » de la Syrie n’est autre que le régime dynastique au pouvoir depuis 52 ans, soit précisément la moitié des 104 ans que compte l’histoire de l’État syrien moderne. Au cours de ces cinq décennies, la Syrie a été confrontée à deux reprises à des troubles intérieurs. Il y a eu des dizaines de milliers de victimes lors de la première vague (1979-82) et des centaines de milliers lors de la seconde (de 2011 jusqu’à présent). Ces deux vagues ont été structurellement liées à la nature clanique et discriminatoire du régime.

Les commentateurs comme Chomsky se font un devoir de qualifier le régime de « brutal » et de « monstrueux », mais ces concessions donnent l’impression d’être un simple prélude à leur réflexion sur ce qu’ils considèrent comme le véritable problème : le rôle des États-Unis et de leurs alliés dans la région. Ils se trompent.

Le caractère monstrueux du régime est le fait central de ce conflit, voire de l’histoire de la Syrie depuis 1970. C’est la clé pour comprendre la persistance de la catastrophe syrienne, la racine de tous nos maux. Mais l’approche de Chomsky tend à relativiser les crimes du régime, qui sont pourtant à l’origine de 90% des victimes et des destructions. Les États-Unis ne pouvant être blâmés pour ces crimes, leur gravité semble s’en trouver amoindrie.

Il est également assez étonnant que Chomsky évoque avec une forme de désinvolture l’extension de l’influence iranienne dans la région, en soulignant que l’Iran s’étend principalement dans les « zones chiites ou quasi chiites », comme s’il s’agissait d’un fait neutre sans implications sociales et politiques destructrices. Au Moyen-Orient, les militants de gauche comme les nationalistes considèrent qu’il s’agit d’une politique communautariste, et que celle-ci a été à l’origine d’un grand nombre de conflits civils et de massacres génocidaires dans de nombreux pays. Chomsky semble ne pas du tout s’être intéressé au travail des nombreux intellectuels arabes, pour la plupart de gauche, qui se sont penchés sur le communautarisme et ses effets destructeurs depuis les années 1970. On devrait donc peut-être lui poser une question spivakienne : les intellectuels subalternes peuvent-ils parler ? Si j’en crois mon expérience personnelle récente, la réponse est non. La lettre que j’ai adressée à l’Internationale Progressiste sur la Syrie n’a pas été publiée, et les membres de cette organisation ont cessé de m’écrire après que je leur ai envoyé la lettre, alors même que c’est eux qui avaient pris contact avec moi de leur propre initiative en avril 2020 pour m’inviter à préparer un dossier complet sur la Syrie (cette « Lettre à l’Internationale progressiste » a ensuite été publiée sur Aljumhyuriya.net). Apparemment, il n’y a pas de place pour nous, militants de gauche et démocrates syriens opposés au régime d’Assad, dans une coalition progressiste internationale.

Depuis l’époque où la « question orientale » a été posée, il y a plus d’un siècle et demi, le communautarisme s’est développé grâce à une combinaison d’interventions coloniales extérieures et d’« extériorisations » intérieures, pour ainsi dire, lorsque des groupes socioculturels nationaux sont poussés à demander la protection de puissances étrangères. Jusqu’à l’indépendance de la Syrie et du Liban après la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme français a incarné à la perfection ce paradigme, toujours en vigueur aujourd’hui.

En supervisant des milices chiites venues d’Afghanistan, d’Irak et du Liban, tout en agissant de concert avec des formations militaires extrêmement communautaristes comme la quatrième division de l’armée syrienne (dirigée par Maher al-Assad, le frère de Bachar) et d’autres organes de sécurité tout aussi communautaristes, l’Iran n’est pas seulement une « menace présumée », comme l’a déclaré Chomsky dans la même interview. L’Iran est autre puissance coloniale, impitoyable, qui manipule de manière criminelle les divisions sociales que le régime Assad exacerbe depuis un demi-siècle. L’Iran est responsable de crimes de guerre contre les Syriens opposés au régime.

Dans la théologie de Chomsky, rien de tout cela n’est visible. La transformation de la plus ancienne république arabe en un État privatisé au potentiel génocidaire croissant découle d’un fantasme de sécurité permanente et absolue qui a toujours conduit à des atrocités de masse en Syrie et partout ailleurs, comme le soutient Dirk Moses dans The Problems of Genocide : Permanent Security and the Language of Transgression. Chomsky n’a jamais jugé utile d’accorder son attention à cette évolution réactionnaire, la plus importante de l’histoire de la Syrie après son indépendance.

Il n’est pas surprenant que les Syriens ne soient pas représentés dans ses commentaires sur la Syrie. Jamais Chomsky ne fait référence ni ne cite d’auteurs syriens. Il ne mentionne même pas les Occidentaux qui soutiennent la cause syrienne. Ses sources sont des gens comme Patrick Cockburn, qui considère le régime comme un moindre mal, et peut-être feu Robert Fisk, le journaliste britannique qui a donné la parole à des tueurs communautaristes comme Jamil Hassan, le chef des services de renseignement de l’armée de l’air, et Suheil Hassan, le chef des tout aussi célèbresForces du Tigre, mais jamais à des personnes critiquant le régime chimique d’Assad. Tous trois appréhendent la politique « par le haut », en se focalisant sur les « gouvernements reconnus » - Russie, Iran, Israël et Arabie saoudite -, sur les djihadistes et sur l’impérialisme américain.

Chomsky emprunte à Cockburn la notion de « wahhabisation de l’islam sunnite », qui est une généralisation irréfléchie et irresponsable, et c’est pourquoi elle est si utile pour les ignorants désireux de passer pour savants aux yeux des autres. Cette généralisation ne diffère pas fondamentalement de celles que l’on peut trouver dans le livre notoirement raciste de Raphaël Patai, The Arab Mind. Si l’on en croit ce que rapporte Judith Butler dans son ouvrage Frames of War, ce livre a posé les bases théoriques de la pratique de la torture à Guantánamo et Abu Ghraib. Cockburn n’a rien appris à Chomsky sur l’iranisation de l’islam chiite, thèse qui relève elle aussi de la généralisation abusive, même si elle est davantage crédible dans la mesure où les chiites constituent un groupe minoritaire dans la plupart des pays musulmans, mais aussi parce que Téhéran est un centre impérial actif.

Il est d’ailleurs assez révélateur que DAWN ait omis de reproduire, dans la version arabe de son interview, les propos où Chomsky semble exonérer l’Iran de la responsabilité de ses actions « dans les zones chiites ou proches des chiites ». Comme ils savent de quoi il en retourne, ils ont manifestement été gênés par ses propos.

Si la thèse d’une « wahhabisation des Arabes sunnites » est reconnue comme un diagnostic pertinent de la maladie fondamentaliste dont des groupes comme l’État islamique ou Al-Qaïda sont des symptômes, il pourrait être tentant d’en conclure que la dé-wahhabisation qui s’est opérée non seulement dans la bestiale prison militaire syrienne de Sednaya, mais aussi à Guantánamo ou à Abu Ghraib – autant de lieux où des «  techniques d’interrogation améliorées » ont pu être testées et développées – est un remède adéquat à cette maladie. Cockburn, Chomsky et d’autres intellectuels du même acabit ont contribué à réduire la sensibilité de l’opinion publique occidentale aux tragédies subies par le « troupeau wahhabisé », renforçant ainsi la précarité de la vie de ses membres et légitimant paradoxalement les guerres auxquelles Chomsky s’oppose.

Mais pourquoi Cockburn, qui ne parle même pas arabe, est-il considéré par le co-auteur de La Fabrique du Consentement comme « le meilleur connaisseur » de la situation en Syrie et dans la région ? N’y a-t-il pas dans notre région des personnes capables de commenter sérieusement la situation de leurs propres pays et de se représenter elles-mêmes ? Est-il concevable qu’aujourd’hui, des auteurs américains, même lorsqu’ils expriment des positions dominantes, qualifient un journaliste étranger de « meilleur connaisseur » d’un pays ou d’une région qui n’est pas la sienne ? Une bonne dose d’Edward Saïd aiderait peut-être Chomsky à prendre conscience du caractère étonnamment colonial de ses propres positions.

À ce propos, il existe un certain nombre de livres en arabe sur l’islamisme contemporain, la Syrie et des groupes comme l’État islamique, tous bien mieux informés et plus nuancés que le livre The Rise of Islamic State : ISIS and the New Sunni Revolution de Cockburn, dont l’« analyse », centrée sur les identités communautaires et fondée sur des connaissances imprégnées de stéréotypes coloniaux, sont régurgitées sans la moindre critique par « l’intellectuel public vivant le plus cité dans le monde ». Fisk a déployé cette méthode d’analyse coloniale de façon encore plus mécanique. Ces trois hommes ne font que véhiculer des représentations coloniales éculées telles qu’elles ont été réhabilitées à leur propre bénéfice par des régimes comme celui d’Assad - qui pratique une forme de colonialisme interne – et par des puissances expansionnistes inhumaines comme l’Iran et la Russie.

Ce que Chomsky et son « meilleur connaisseur » ignorent, c’est que l’islamisme dans toutes ses variantes est un phénomène minoritaire et élitiste. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il est si violent. En 2018-19, les sondages du Baromètre Arabehttps://en.wikipedia.org/wiki/Arab_...ont montré que « moins de 20% des habitants en Tunisie et en Égypte (ainsi qu’en Algérie, en Jordanie, en Irak et en Libye) faisaient confiance aux partis islamistes. Plus de 76% préféreraient la démocratie et un État civil ». Ces chiffres sont cités dans l’ouvrage d’Asef Bayat Revolutionary Life : the everyday of the arab spring. L’on trouve dans ce livre publié en 2021 une approche authentiquement démocratique, une perspective subalterne, des analyses nuancées, un respect des faits et un antiracisme de principe qui le distingue des écrits théologiques de Chomsky et des auteurs dont il s’inspire. La Syrie ne diffère en rien des sociétés abordées dans le sondage.

Dans les prochains paragraphes, je vais essayer de montrer aux lecteurs à quel point la thèse de la wahhabisation est superficielle, sans pour autant entrer dans les moindres détails des problèmes qu’elle pose.

L’islamisme contemporain est la tentative de fabriquer de la politique dans des sociétés qui n’ont pas de véritable politique intérieure, dans des États qui n’ont pas non plus de véritable souveraineté au niveau international. Il témoigne des limites de la pauvreté politique dans des sociétés qui ont subi des politicides, comme la Syrie, l’Égypte, la Libye, la Tunisie, l’Irak et l’Arabie Saoudite. Car la seule « assemblée » que même les régimes exterminateurs ne peuvent dissoudre est celle des croyants dans les lieux de culte, et la seule « opinion » qu’ils ne peuvent réduire au silence est celle des écritures saintes. Ceci explique pourquoi les islamistes ont joué un rôle relativement important au cours des quatre dernières décennies. L’Islam a permis à de nombreuses personnes de se réunir et de parler, et même de protester contre la façon dont les affaires publiques sont gérées.

Cependant, la structure hiérarchique et élitiste de l’islamisme dépossède elle aussi systématiquement les peuples de la politique dès que l’islamisme passe de la protestation au pouvoir. Même le djihadisme, qui constitue une minorité encore plus petite au sein de la minorité islamiste, ne saurait être réduit, si ce n’est au prix d’une simplification excessive, à un processus de wahhabisation déclenché par la monarchie saoudienne. Le djihadisme correspond en réalité plutôt à la guerre que les États arabes et musulmans modernes mènent contre leurs propres sujets lorsqu’ils sont incapables de combattre les envahisseurs étrangers (Américains, Israéliens, etc.). L’Islam, qui a été formé par l’empire (davantage qu’il ne l’a formé) répond à sa façon au manque persistant de souveraineté des États de la région. Il y a clairement une composante anticoloniale et anti-impérialiste dans le djihad, mais celle-ci est occultée par l’imaginaire et par la mémoire impérialiste mythifiés qui caractérisent l’islamisme contemporain.

En Syrie en particulier, si l’on veut mieux comprendre l’islamisme sunnite, il est indispensable de tenir compte de la façon dont une majorité socioculturelle a été réduite au statut de minorité politique par le biais de la discrimination, du politicide, de la torture et du massacre. Or les personnes non représentées, privées de droits et de capacité à s’organiser, ont tendance à trouver une représentation dans leurs identités religieuses. Les États de la région - qui se rapportent à leurs gouvernés dans le cadre d’une souveraineté « Gorgonique » (fondée sur l’unicité, le meurtre et l’exception) tout en se rapportant aux puissances régionales et internationales sous l’angle bienveillant de la politique (fondée sur la pluralité, la négociation et la reconnaissance de règles) – sont si brutaux et tyranniques que la montée en puissance d’un Islamisme violent y est inévitable.

Dans nos États où tout est inversé, la guerre y étant dirigée vers l’intérieur tandis que la politique y est dirigée vers l’extérieur (contrairement à l’Islam classique et à l’idéal-type de l’État-nation moderne), le djihadisme contemporain incarne la souveraineté sans politique et la généralisation de la guerre, désormais tournée vers l’extérieur autant que vers l’intérieur.

Si je m’attarde sur cette question du fondamentalisme, c’est parce qu’il s’agit manifestement d’un élément important de la théologie de Chomsky, mais aussi parce que le niveau des connaissances sur l’islamisme en Occident est pathétique. Dans l’analyse contemporaine, les islamistes, et surtout les djihadistes, sont présentés comme des êtres irrationnels, irresponsables et insensés. Avec ce type de théorie, il ne peut y avoir d’autre solution que de les envoyer à Guantánamo, à Abu Ghraib, à al-Hol, le Guantánamo de l’Europe (al-Hol est un camp de détention dans le nord-est de la Syrie, où des milliers de femmes et d’enfants, dont des centaines sont d’origine européenne, sont détenus indéfiniment parce qu’ils sont liés à certains « combattants illégaux » de l’État islamique) ou à Sednaya (ou Tadmor dans les années de ma jeunesse) en les privant de tous leurs droits et en les y enfermant pour une durée indéterminée. Ayant été déshumanisés, leur vie ne compte plus.

Étudier sérieusement l’islamisme dans toute la diversité de ses expressions, des individus pratiquants jusqu’aux organisations nihilistes comme le groupe État islamique et Al-Qaïda, est-ce le justifier et le légitimer ? Non, bien sûr. En revanche, cela peut certainement nous aider à comprendre un phénomène mondial important tout en nous épagnant les batailles réactionnaires dans lesquelles ces islamistes, ainsi que leurs puissants homologues en Occident, en Russie, en Inde et en Chine, veulent nous engluer pendant des générations.

Les « idées » de Chomsky à ce sujet ne sont qu’un témoignage parmi d’autres de l’échec des humanités occidentales à humaniser : tenant cette déshumanisation pour acquise, Chomsky en reproduit et en renforce une version appauvrie. Il existe une question islamique globale (l’islamisme plus l’islamophobie, qui est en fait un mélange de sunnophobie et d’arabophobie), mais la façon dont l’islam et l’islamisme sont représentés partout dans le monde ne semble ouvrir la porte qu’à un carnage encore plus grand. En cela, le gourou critiqué ici n’est rien d’autre qu’un conservateur parmi d’autres.

La situation de la Syrie, pays occupé par cinq puissances différentes, est instructive pour quiconque souhaite réellement mieux comprendre la situation mondiale actuelle. Nous avons les forces américaines dans une partie du pays, les Russes et les Iraniens qui protègent le « gouvernement reconnu », les Turcs dans une autre partie encore, tous quatre avec leurs mandataires locaux ou importés ; et avant tout cela, nous avons eu les Israéliens, qui occupent le plateau du Golan depuis 1967 et monopolisent le ciel de la Syrie en coordination avec les Russes.

La Syrie offre un témoignage rare d’ « impérialisme liquide », pour paraphraser le regretté Zygmunt Bauman ; pourtant, le fait qu’il y ait cinq États puissants dans un petit pays, ou ce qu’on pourrait appeler « l’impérialisme dans un seul pays », ne semble pas intéresser Chomsky. N’oublions pas non plus que « les impérialistes vaincus », ou les impérialistes sans empire – j’entends par là les djihadistes sunnites venus du monde entier – sont toujours là. Cette situation complexe ne peut être expliquée en relativisant les crimes des adversaires de l’Amérique et en absolutisant les crimes américains.

Chomsky affirme que l’intervention de la Russie en Syrie est « mauvaise » mais n’est « pas impérialiste », car « soutenir un gouvernement n’est pas de l’impérialisme ». La Russie possède de nombreuses bases militaires en Syrie, a loué le port de Tartous pour 49 ans et a tué 23 000 civils syriens en six ans. Poutine et ses auxiliaires se sont vantés à plusieurs reprises d’avoir testé avec succès plus de 320 systèmes d’armes en Syrie et d’y avoir offert à 85 % des commandants de l’armée russe une expérience de combat. En 2018 et 2019, la Russie a reçu des commandes d’armes d’une valeur de 51,1 milliards et 55 milliards de dollars. Ces faits ne sont jamais pris en compte dans l’analyse de Chomsky ; interrogé par le médecin syrien Taha Bali à propos de l’impérialisme russe, Chomsky a nié le caractère impérialiste de la politique russe avant de passer précipitamment à son éternel monologue : « Que font les États-Unis ? Ils soutiennent les pays qui favorisent le développement des mouvements djihadistes », c’est-à-dire la monarchie saoudienne.

Ce point de vue est assez superficiel, et j’espère que cela est clair désormais. Si le djihadisme s’est développé, ce n’est pas tant en raison du soutien actif de l’État saoudien que de son manque de souveraineté et de son besoin de protecteurs étrangers. Oussama ben Laden a été très clair sur ce point en 1990, lorsqu’il a demandé aux Saoudiens de ne pas autoriser les troupes américaines (ou autres) à établir des bases dans le royaume, déclarant que seuls les musulmans devaient défendre les terres musulmanes. Gageons néanmoins que le soutien des États-Unis aux Saoudiens ne doit pas non plus être considéré comme de l’impérialisme, puisque le gouvernement saoudien est également reconnu par les Nations unies.

Pour se faire une idée du niveau honteux des connaissances de Chomsky sur la Syrie, il suffit de continuer à regarder cette interview vidéo, dans laquelle il affirme qu’il n’y a pas eu de soulèvement en Syrie en 2012 (selon nos connaissances subalternes, le soulèvement a commencé en mars 2011) avant de laisser entendre que, s’il y a eu des manifestants, ils étaient tous affiliés à l’État islamique et à d’autres groupes djihadistes.

Un aperçu tout aussi intéressant de la pensée de Chomsky nous est offert lorsque, interpelé par ce même médecin et activiste syrien à propos d’une éventuelle intervention humanitaire après le massacre chimique de 2013, il lui répond en substance : qui les Américains doivent-ils bombarder en Syrie ? Le régime ? Parce que cela mettrait bien sûr à mal le « front de résistance » aux djihadistes.

La réduction par Chomsky de la lutte syrienne à ce cadre dominant est partagée par Eric Zemmour, le candidat raciste de la droite française à la présidentielle, qui s’est récemment prononcé en faveur d’un rétablissement des relations avec le régime syrien parce qu’il n’y a d’autre alternative qu’entre le statu quo ou l’État islamique et le califat. Un autre adepte de cette vision des choses est Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, qui a déclaré en 2012 que la Russie n’accepterait pas la domination sunnite en Syrie. Chomsky a beaucoup d’idées fixes, et il semble plus facile de déplacer des montagnes que d’attendre de lui qu’il les révise ou reconnaisse ses erreurs.

La critique de Chomsky du rôle des États-Unis en Syrie a donc quelque chose de superflue, car les États-Unis ont fait exactement ce qu’il voulait : ils n’ont jamais bombardé le régime, n’ont combattu que les djihadistes, ont pensé, comme lui, qu’il n’y avait d’autre alternative que celle opposant Assad au djihadisme, et ont soutenu, conformément à ses vœux, les Kurdes (voir sa contribution dans Dissidents of the international left, dirigé par Andy Heintz, 2019, page 26). Pourquoi les protéger eux et pas tous les autres ? Les Syriens ont demandé une protection internationale depuis l’automne 2011, environ six mois après leur soulèvement entièrement pacifique, en vain. Ce n’est qu’après avoir mobilisé leur propre pouvoir collectif pacifique, puis exigé la protection du monde dont ils pensaient faire partie, que de nombreuses personnes ont commencé à recourir à Allah, ce qui a été bénéfique pour les groupes adeptes d’Allah.

Il est intéressant de noter que dans le livre de Heintz, Chomsky parle comme un général. S’adressant à l’hegemon impérialiste américain, il l’exhorte à « faire tout ce qui est possible pour protéger les Kurdes au lieu de répéter les trahisons qui se sont succéder dans le cadre des politiques passées ». Pour une fois, l’intervention humanitaire est envisagée.

En réalité, les Syriens ont été palestinisés tandis que le régime s’est israélisé, la Russie occupant le rôle des États-Unis : elle a opposé 16 fois son veto à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour protéger le régime de toute condamnation. Mais la pensée de Chomsky semble de nature théologique et non historique. Affranchie de tout contexte et de tout point de vue, éternellement valide, elle est par conséquent immuable. Ce privilège accordé au système au détriment du contexte et du point de vue permet de comprendre pourquoi Chomsky fait référence au massacre chimique de Saddam Hussein à Halabja en 1988 dans son interview à DAWN, sans rien dire des nombreux massacres chimiques perpétrés par le régime en Syrie, alors que ceux-ci sont beaucoup plus récents.

La réponse devrait pourtant être évidente désormais : comme l’Amérique était impliquée dans le premier, ses victimes sont dignes de sympathie. Le rôle de l’Amérique dans le massacre chimique syrien a été plus ambigu : elle a condamné l’attaque mais n’a pas respecté sa propre ligne rouge, négociant même par la suite un accord sordide avec la Russie. L’événement ne se prêtant pas à la vision déterministe de Chomsky, il a résolu sa dissonance cognitive par le déni.

« Il n’est pas si évident de comprendre pourquoi le régime d’Assad a mené une attaque chimique à un moment où il est en train de gagner la guerre », a-t-il déclaré. Il n’était pas non plus si évident de comprendre pourquoi les nazis procédaient à des exécutions dans des chambres à gaz alors qu’ils étaient en passe de gagner la guerre à l’Est. Pendant au moins six mois, Hannah Arendt a douté de l’existence même des chambres à gaz parce qu’elles n’étaient pas nécessaires d’un point de vue militaire. Il n’était pas non plus évident de comprendre pourquoi l’armée américaine humiliait, terrorisait et torturait les prisonniers irakiens à Abu Ghraib alors qu’elle était parvenue à renverser le régime de Saddam. Enfin, il n’est pas toujours évident de comprendre pourquoi le régime d’Assad lui-même continue à torturer des gens dans ses cachots pendant des années avant de finir par les exécuter.

Remplaçant les faits par une logique simpliste, le commentaire de Chomsky sur les massacres d’août 2013 n’est pas l’expression d’un savoir, mais d’un déni fondé sur un raisonnement convaincu de son bien-fondé. Il était pourtant tout à fait dans ses moyens de prendre connaissance des rapports en provenance de la Ghouta orientale, fondés sur des recherches de terrain et sur l’engagement de militantes comme la merveilleuse Razan Zeitouneh, traduits en anglais et publiés juste après le grand massacre d’août 2013. Mais Chomsky n’a jamais accepté que ses schémas de pensée bien arrêtés soit complexifiés par les faits (voir ici et ici). Dans son analyse, les activistes et les écrivains syriens sont invisibles, voire inexistants.

Chomsky a soutenu Ted Postol, le théoricien complotiste qui nie le massacre chimique de Khan Sheikhoun, où 92 personnes ont été tuées le 4 avril 2017. Ce « professeur du MIT » a été décrit par le camarade Noam comme « un analyste très sérieux et crédible », sans doute comparable au « meilleur connaisseur » évoqué précédemment. Est-il donc impossible de contacter et d’interroger des habitants de Khan Sheikhoun pour savoir ce qui est arrivé à leur communauté et pour leur demander qui, selon eux, est responsable de la mort de leurs proches ? Pas dans le monde des « professeurs du MIT » apparemment. Dans notre monde, le subalterne peut avoir une voix, mais il n’a pas d’audience au sein des universités de l’élite américaine.

On est amené à en conclure qu’un crime est un crime lorsqu’il est commis par l’impérialisme américain ou contre ceux qui ne sont pas alliés avec lui. En revanche, un crime n’est pas vraiment un crime lorsque ses auteurs ne sont pas les Américains ou que les victimes sont issues de communautés « wahhabisées ». Il n’y a rien de « criminel » ou d’ « illégal » à tuer les membres de cette dernière catégorie. Même soutenir un régime monstrueux ne peut pas être criminel, car ce monstre est un gouvernement.

En Syrie, le « gouvernement » est à la tête d’une appareil tortionnaire ; il est extrêmement corrompu, extrêmement communautariste et n’a que mépris pour la vérité. Dans un monde sain, cela devrait nous conduire à admettre qu’il est illégitime. Il s’agit d’une junte sous le long règne de laquelle la Syrie est passée d’un pays sous-développé à un abattoir sans espoir. Au cours des 52 années de règne de la famille Assad, ce régime s’est légitimé en utilisant le trope colonial de la « protection des minorités ». Une autre source de légitimation invoquée par le régime après la révolution est la guerre impérialiste contre le terrorisme, le seul « grand récit » encore disponible sur notre planète, un récit qui a été à l’origine d’alliances criminelles contre les mouvements populaires et qui a bénéficié à des juntes criminelles partout dans le monde. Il est donc extraordinaire que Chomsky, un anarchiste autoproclamé, justifie l’intervention russe en Syrie au prétexte qu’elle a été sollicitée par le « gouvernement reconnu » du pays.

Si Chomsky qualifie le régime syrien de brutal et de monstrueux sans être pour autant capable de prononcer la moindre phrase positive sur les personnes qui ont lutté contre ce régime, c’est en raison de l’ossification de son système de pensée, qui l’empêche d’avoir une appréciation plus fine de la situation. Il ne peut pas être aveugle au fait que le régime dynastique d’Assad est l’un des pires de la planète. Mais il s’appuie sur un système mort qui ne répond ni au désir légitime des peuples de ne pas vivre sous une tyrannie violente, ni à l’ampleur de la souffrance humaine et de la douleur qui leur est infligée lorsqu’ils agissent en répondant à ce désir.

Si Chomsky s’en tient à un système réifié, c’est parce que celui-ci lui permet de partager un langage commun avec ses fans et ses adeptes. C’est pourquoi il a plus de mal à s’opposer à son système qu’au système impérialiste américain. Dans l’Islam, on appelle la dissidence à l’égard de son propre système le grand djihad. Il est toujours plus facile de lutter contre ses ennemis déclarés que contre son propre soi impérial et contre les discours qui le justifient.

Je suis moi-même un militant de gauche de longue date, et ce qui m’a le plus frappé dans le discours de la gauche occidentale sur la Syrie, davantage que l’absence de fraternité, d’esprit démocratique et de sympathie pour notre cause chez de nombreuses personnes, c’est la trivialité des débats, qui furent à bien des égards un mélange abrutissant d’ignorance et d’arrogance. La Syrie n’a jamais été au centre de ces débats ; elle n’a été qu’un outil au service du ressassement des vieux dogmes sur l’impérialisme américain et ses intrigues. C’est dans cette coquille solipsiste que Cockburn et Fisk s’épanouissent eux aussi. Chomsky ne peut pas reconnaître les Syriens parce que nous déstabilisons ce système, complexifions son langage et insistons sur notre droit à nous représenter nous-mêmes.

Certains lecteurs pourraient trouver que cette critique d’un prétendu allié est trop sévère et émotive. Elle l’est, précisément parce que Chomsky était censé être un allié. Chomsky est très influent, et il porte l’entière responsabilité des explications erronées qu’il a propagé sur la lutte la plus importante de ce siècle, favorisant ainsi une attitude apathique à son égard. Il n’y a plus de raison de l’exempter de toute critique comme nous, écrivains et militants syriens, l’avons fait jusqu’à présent. Le problème avec Chomsky n’est pas qu’il connaît mal la Syrie (ce qui est effectivement le cas) ; le problème est qu’il ne peut jamais dire « Je ne sais pas ». Dans sa perspective, il est aussi omniscient que l’impérialisme américain est omnipotent. J’ai le regret de dire que sa sensibilité semble plus faible encore que le niveau de ses connaissances, comme en atteste son commentaire impardonnable sur le massacre chimique de 2013. Et sa longue correspondance par e-mails avec Sam Hamad en 2017 montre à quel point il peut être un polémiste sans scrupules ; quand on lit ces échanges, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il est plus important pour lui d’avoir raison que de tenir compte du sort de millions de personnes. Cette attitude « insulaire » est une insulte à toute gauche véritable et à toute politique émancipatrice. Elle doit être abandonnée.

En fait, au lieu de favoriser notre visibilité et celle de notre cause, Chomsky a contribué à invisibiliser les militants et les écrivains syriens qui luttent pour la démocratie et la justice sociale. Ce n’est pas vraiment le comportement d’un allié.

Il est facile de détecter une forte composante impérialiste dans l’anti-impérialisme vertical de Chomsky, un anti-impérialisme qui ne tient tout simplement pas compte des gens ordinaires ni de leur lutte pour la vie et la dignité. Pourtant, Chomsky n’hésite pas à nous dire quelles sont les luttes authentiques, à distinguer les fausses menaces des vraies et à déterminer qui est autorisé à leur donner un sens. En annexant toutes les luttes à la leur, Chomsky et ses semblables adoptent une attitude qui ne diffère pas fondamentalement de celle d’un centre impérialiste annexant de nouveaux territoires. Pour être combattu, le premier type d’annexion requiert l’istiklaliyya (l’indépendance comme état d’esprit) tandis que le second requiert l’istiklal (l’autonomie). L’anti-impérialiste impérialiste a toujours raison alors même qu’il ne se donne pas la peine d’apprendre. Les faits bruts ne comptent pas pour lui.

En termes de puissance symbolique, l’influence de Chomsky à l’étranger surpasse celle des présidents américains ; pourtant, contrairement à eux, il n’est pas contraint par un système de contre-pouvoirs (checks and balances), même théoriques. Il est intimidant de critiquer une telle autorité. Il peut être dangereusement intimidant de critiquer les autorités politiques, comme c’est encore le cas dans mon pays, en Russie, en Iran et dans de nombreuses régions du monde. Mais il est de notre devoir, en tant qu’agents éthiques engagés dans les luttes contemporaines pour la liberté et la justice, de remettre en question ces autorités et d’exposer leurs limites. J’ai essayé de montrer qu’en ce qui concerne la cause syrienne, cette autorité particulière manque d’informations élémentaires, d’analyses nuancées, de curiosité intellectuelle et d’empathie humaine. Il convient de dire qu’il s’agit d’une autorité anticonstitutionnelle, peut-être même absolue et arbitraire.

Vingt-cinq ans après avoir traduit Powers and Prospects, il me semble que son auteur est définitivement fermé à toute perspective permettant d’imaginer un avenir différent. A bien des égards, la perspective de Chomsky entre en contradiction avec la démocratie : analyse politique « par le haut », américano-centrisme, jabriyyah, omniscience, indifférence au contingent et au surprenant (autrement dit à l’histoire), anti-impérialisme impérialiste et déni total de l’agentivité des personnes qui luttent pour la liberté et la justice. Le système de pensée de cette autorité est autoritaire. C’est une institution à laquelle il est nécessaire de s’opposer, tout comme il était nécessaire de s’opposer au communisme soviétique et à ses engeances.

[1Dans un épisode de lundisoir cet hiver, Catherine Coquio revenait sur l’importance et la justesse des travaux d’Al-Haj Saleh, à voir ici.

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