C’est un dialogue pris en cours

Mathilde Girard

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022

C’est un dialogue entre deux personnes qui pensent à voix haute

A : Où sont les autres ?
Où es-tu ?

B : Je n’ai pas bougé, je suis toujours là.
Les autres aussi, mais je ne les entends pas, moi non plus.

A : Où sont les autres.
Ce n’est pas une question, c’est une affirmation.

B : Oui. Où sont les autres qu’on n’entend pas.

A : J’entends, pourtant, les sirènes de police, les chiens qui aboient.

B : Moi j’entends des groupes. Des groupes d’adolescents à la sortie de l’école.
Il est 16h, 17h. C’est assez lointain comme bruit. Ils vont dans un mouvement brouillon, avant-arrière, avec leur gros sac sur le dos.

A : Je les entends moi aussi. Ils roulent ensemble on dirait, par groupes, par grappes d’amis. Ils ont failli nous faire tomber à l’instant.

B : Oui c’est ça. Mais c’est une image nostalgique, non ?

A : Si tu veux. Une image sonore, nostalgique, de sortie d’école.

B : Pendant ce temps, la nuit tombe.

A : Et ils ne sont pas encore rentrés.
Le problème des images c’est qu’elles sont nostalgiques, facilement. Je pense au problème de la nostalgie.

B : N’y pense pas trop.

A : Quand je dis Où sont les autres, même de façon affirmative, j’appelle des souvenirs.

B : Tu appelles un souvenir… Non, tu appelles des gens.
C’est pas un souvenir, les gens.
Tu appelles un souvenir, peut-être, pour appeler des gens.

A : Un souvenir, un souvenir d’enfance, tu penses que ça n’est pas politique ?

B : Ça peut être un bon début, mais on ne peut pas s’en tenir là.

A : Par exemple : une manifestation. Si j’ai en moi un souvenir fort de manifestation, est-ce que ça me rend capable de mobiliser de nouvelles forces, d’appeler les gens pour faire encore la manifestation ?

B : Oui, ça peut, forcément.
Mais ça peut faire aussi que tu écris des phrases, et puis c’est tout.
Des phrases de souvenir de manifestation. Ça ne va pas très loin.

A : Si je reviens en arrière : la question que je me pose, c’est : est-ce que je suis capable d’abandonner un mouvement ? et si oui : lequel ?

B : La question se pose en effet. Dans certains cas où les conditions de l’entente ne sont pas réunies, il faut abandonner un mouvement.

A : C’est comme un souvenir alors, que tu abandonnes.

B : Le souvenir, tu n’es pas obligé de l’abandonner, mais il ne doit pas aveugler ton jugement, et le constat que tu fais, de ces gens avec qui tu ne peux pas t’entendre.
Tu t’entends pas avec tout le monde ?

A : Non

B : Bon, bah voilà. Il y a des gens avec qui ta révolte prendrait une mauvaise direction.
Tu peux pas faire la route avec eux, c’est tout.

A : Ça me fait penser à une lettre de Rosa Luxembourg, que j’ai lue l’autre jour.
Je peux te la lire ? Attends….
Voilà….
Je lis - elle est en prison, à ce moment-là, en 1917 : « J’ai appris récemment, dans un ouvrage scientifique sur la migration des oiseaux – phénomène qui reste assez mystérieux – que différentes espèces qui, d’ordinaire, se livrent une guerre sans merci et se dévorent les unes les autres, traversent la mer côte à côte, en toute harmonie, au cours de leur voyage vers le Sud. Dans les immenses troupes d’oiseaux qui se rendent en Egypte pour y passer l’hiver et qui forment des nuages si épais qu’ils obscurcissent le ciel, des milliers de petits oiseaux chanteurs comme les alouettes, les roitelets, les rossignols, volent sans crainte au milieu des oiseaux de proie, éperviers, aigles, faucons, hiboux, qui, d’habitude, leur font la chasse. On dirait que, pendant le voyage, il règne tacitement une trêve de Dieu. Tous tendent au même but et, quand ils ont atteint les bords du Nil, ils se laissent tomber à terre, à demi morts d’épuisement, puis ils se séparent, suivant les espèces et les régions. Il y a mieux encore : on a constaté que, durant le voyage au-dessus de l’immensité de la mer, de grands oiseaux transportent de plus petits sur leur dos. »

B : Oui, c’est beau…
Mais du côté des gens, des êtres humains j’entends, je crois qu’on a atteint la limite du procédé, de la tentative de transport en commun.

A : Je pense à ce qu’on disait au début : où sont les autres.
Ou bien : comment se relier aux autres, aux gens, et par quel moyen ?

B : La manifestation est une sorte d’apothéose de liaison, parfois d’illusion ; on sait qu’il faut vraiment – que l’illusion est vraiment nécessaire à la liaison entre les gens, au rapport entre nous. Et là… je crois qu’il faut partir de l’incertitude dans laquelle on est concernant l’état des liaisons ; avec d’un côté, disons, la communication, et de l’autre, la conspiration. La communication et la conspiration sont les deux preuves du doute profond concernant l’état des liaisons entre les gens ; et plus encore : les formes que prennent les rapports entre des corps séparés par la maladie et le traitement de la maladie… La maladie n’a pas suffi à séparer les corps : le traitement redouble la division. Parce que c’est la seule marge d’action pour certaines personnes. Du négatif contre du négatif. Comme une grève dans une ville confinée… quelque chose comme ça. C’est d’ailleurs ce qui est intéressant dans ce geste de refus, si on considère qu’il n’a rien à voir avec la qualité du vaccin, ou des idéologies : c’est la recherche d’un acte, d’une drôle de dialectique, dans la situation. Elle va jusqu’au renversement, jusqu’à l’aggravation maximale. C’est le point périlleux, le point d’exclusion. Les gens sont maintenant dans cet état de chercher à se rapprocher dans ce corps qu’ils s’opposent les uns aux autres. Ça provoque beaucoup de crises, de folie, des bagarres. Tu te rends compte… dans quel état on est.

A : Tu veux dire que les choses vont aller encore plus mal ?

B : Tu vois, ce que tu viens de faire : tu t’accroches à une analyse, à mon point de vue, comme à une prédiction, un diagnostic, une chose qui aurait été voulue.
Comme si les choses s’enchaînaient directement les unes aux autres, sciemment, logiquement.

A : C’est vrai. C’est comme ça depuis le début, on cherche à savoir « à quoi les choses vont ressembler » (avec une légère attirance pour le pire). Et tout fait signe, et se ressemble.

B : C’est quand la pensée glisse un peu trop dans la croyance…

Silence

Sans faire de diagnostic, je me dis, j’ai l’impression que l’état immanent de morbidité des corps, ou de refus de la morbidité (la façon qu’on a de se rapporter à la maladie ou à la mort) fait régresser en chacun le niveau de subjectivité. On est ramenés massivement à nos corps. On est descendus dedans très loin, et on délire le capitalisme à l’intérieur. On observe les conséquences chimiques du capitalisme dans nos corps – et on jouit.
Ce niveau d’assignation… je ne sais pas comment dire… à un certain point… atteint le racisme. La dépression (on le sait, tout le monde le sait, on est gouvernés à la dépression) – mais aussi le racisme congénital. Ou la phobie congénitale, si tu veux, qui est liée. Cette phobie congénitale (peur de l’autre à la fois toujours déjà fabriquée par les sociétés, mais aussi en chacun, potentielle) est, je crois, à considérer dans les mouvements sociaux et collectifs aujourd’hui. Je ne peux pas envisager de mouvement, de rapport à quelque mouvement que ce soit sans considérer cet état raciste et phobique de nos subjectivités. C’est là où nous sommes malgré nous, avec du pain sur la planche pour se sortir du brouillard.

A : Personnellement, si j’ai donné mon corps au capitalisme pharmaceutique, tant pis, mais je lui donne pas le reste, pas ma tête, je garde ma tête.

B : Oui. Le danger politique, de la biopolitique, est de nous assigner à ce que nous avons déjà en propre, de nous y coller. Le danger de la biopolitique est un fascisme parce que c’est un archaïsme ontologique. Tu vois… ?

A : Un archaïsme ontologique ou métaphysique ?

B : Je sais pas… ontologique, je dirais. Mais peut-être aussi métaphysique. Certains diraient que c’est justement une destruction métaphysique, mais je sais pas… Je suis jamais sûr de la différence. Ce qui arrive quand tu présentes un papier avec ton nom 10 fois par jour, ce n’est pas seulement de la technologie c’est de l’écrasement tautologique de toi sur toi-même sur rien…
Mais au-delà de ça, je crois quand même que les gens sont en rapport les uns avec les autres ; je crois que c’est très abimé, très cassé, très hésitant, mais que c’est inévitable et que ça existe. Le défaut de pensée pousse à la substitution virtuelle ou à la mystification conspirationniste (nous savons mieux que les autres). Mais les gens sont là, se parlent, et personne n’est dupe. Et il y a même des amoureux.

A : Pas beaucoup, quand même.
Je n’en vois pas beaucoup des amoureux.

B : Il y en a. (…)

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