Brésil : Les roses de résistance naissent dans l’asphalte

Marielle Franco (†)

paru dans lundimatin#163, le 30 octobre 2018

Ce texte est la traduction de la dernière intervention de Marielle Franco à la chambre des députés de Rio de Janeiro, à l’occasion de la Journée Internationale des Femmes, le 8 mars 2018.
Originaire de la favela1 du Maré à Rio de Janeiro (Brésil), Marielle Franco (1979-2018) était une militante noire, lesbienne, socialiste, engagée dans les luttes LGBT, féministes, anti-racistes, anti-militaristes et anti-répressives. Sociologue de formation, elle était l’auteure en 2014 d’une thèse analysant la mise en place des Unités de Police Pacificatrice (UPP) dans les favelas de Rio comme renforcement de l’État pénal, de la militarisation et de l’incarcération de la pauvreté.
Affiliée au Parti Socialisme et Liberté (PSOL), Marielle Franco a coordonné en tant qu’assistante parlementaire à l’assemblée municipale de Rio (2006-2016), l’aide juridique et psychologique aux proches de victimes d’homicides, y compris policiers. Élue députée en 2016, elle présidait la Commission de Défense de la Femme.
Marielle Franco a été abattue avec son chauffeur Anderson Pedro, le 14 mars 2018 à Rio, six jours après avoir prononcé ce discours. L’enquête n’a jusqu’à aujourd’hui désigné aucun suspect.

Bonjour à toutes, fondamentalement en ce jour. Et bonjour à tous. Je salue la présidence de la députée Tânia Bastos, et les autres députés de cette maison. Je salue les conseillères et les assistantes embauchées en sous-traitance, en ce jour de lutte et de résistance. Nous avons un mot d’ordre pour notre vie, au cœur de cette crise : c’est que nous puissions vivre avec le respect pour toutes, chacune avec son corps et chacune à sa manière. Et chacune, dans sa forme de résistance quotidienne.

Nous toutes, en ce 8 mars, qui occupons à peine sept fauteuils ici au Parlement Municipal, nous devons toujours nous demander : qu’est-ce qu’être femme ? Qu’est-ce que chacune d’entre nous a déjà renoncé à faire, ou a fait difficilement, en raison de son identité de genre, du fait d’être une femme ? La question n’est pas rhétorique. Elle est objective. Elle porte le cachet de la réflexion au jour le jour, au pas à pas de toutes les femmes, dans l’ensemble de la « majorité de la population », comme on dit, mais qui est malheureusement sous-représentée.

Ce 8 mars est un mars historique, un mars où l’on parle de fleurs, de luttes et de résistances. Mais c’est un mars qui ne commence pas maintenant. Et c’est, encore moins, le seul mois pour mettre à l’agenda la centralité de la lutte des femmes. La lutte pour une vie digne, la lutte pour les droits humains, la lutte pour le droit à la vie des femmes, doit être rappelée, et elle ne date pas d’aujourd’hui, mais de plusieurs siècles. Elle trouve notamment son origine au siècle passé, dans les grèves et manifestations. Les femmes russes principalement, au cours de la période pré-révolutionnaire, luttèrent fermement pour les droits des travailleurs…

(Un député salue Marielle) Bonjour, monsieur le député, merci. On lutte, on occupe une fois de plus la tribune. Je suis très contente, très à l’aise parce que cette tribune, ce lieu légitime, que nous n’occupons pas seulement le 8 mars, est le lieu où nous pouvons parler contre les réformes de la sécurité sociale [1], où nous pouvons parler depuis notre position d’opposition au gouvernement Marcelo Crivella [2], où nous pouvons parler du processus d’intervention fédérale [3]. Donc, occuper la tribune en ce jour de lutte pour les droits, vient renforcer symboliquement et objectivement la lutte des femmes.

Mais la lutte des femmes commence comme je l’ai dit bien avant nous. Elle commence dans la révolution dont nous commémorons, luttons et saluons, en 2017, le siècle. Elle commence dans la lutte des femmes indigènes pour la démarcation [4]. Elle commence dans la lutte de mes sœurs, femmes noires, qui étaient là avant nous, qui résistèrent à l’absurdité que fut la période d’esclavage. Elle commence dans la lutte pour la fin de toute forme d’oppression, qu’elle se reflète dans le racisme, ou la misogynie. Elle commence dans la lutte contre le patriarcat.

Ainsi nous les suivons dans la lutte. Le 5 mars, lundi, c’était l’anniversaire d’une femme qui est pour moi une référence. Une femme qui a affronté le grand Parti : Rosa Luxemburg. Et qui était boiteuse. L’histoire raconte qu’elle se tenait là, du haut de ses 1,5 mètre, en première ligne, en ligne de front de la lutte politique de son moment de l’Histoire. S’il est temps pour un autre moment historique, il est bien temps de célébrer le 8 mars ; il est bien temps de revendiquer que ce 8 mars commence avant. Comme dirait Rosa – qui fêtait son anniversaire le 5 – nous les femmes, luttons pour un monde où nous serions « socialement égales, humainement différentes, et totalement libres », dans notre diversité mais dans notre résistance.

Y compris en ce moment, où la démocratie se fait fragile, alors que l’on se demande s’il y aura ou non un processus électoral, que l’on voit tous les scandales en rapport avec le parlement, parler des femmes qui luttent pour une autre manière de faire de la politique dans le processus démocratique est fondamental. Même en des temps de justification de la crise, de la précarisation, la difficulté de la vie des femmes se présente, avec beaucoup de difficulté réelle !

Il est temps de parler de l’école. Où sont les places de crèche promises par le maire Marcelo Crivella, qui allaient être augmentées ? Où sont les éducatrices et les éducateurs reçus au concours, et qui n’ont toujours pas été nommés ? Comment se trouvent les enfants qui, en cette période d’intervention militaire… (Le député Italo Ciba remet une fleur en main propre à Marielle Franco) Vous n’allez pas m’interrompre maintenant, non ! ? Un homme qui fait son « hommise », mon Dieu du ciel. Merci Italo, merci beaucoup ! Amen. Merci. Merci aux députés. Comme je l’ai déjà dit, et comme je le disais aujourd’hui à la fondation Oswaldo Cruz, les roses de résistance naissent dans l’asphalte. Nous recevons des roses, mais nous aurons bientôt aussi les poings fermés, et nous parlerons depuis notre lieu de vie et de résistance contre les ordres et les désordres qui affectent nos vies. (Acclamation dans l’assemblée)

Il n’est pas seulement question du moment actuel. Le député la semaine dernière, alors que je parlais des violences dont souffrent les femmes au Carnaval, me demandait d’où je tirais les données présentées. Les femmes, quand elles sortent dans les rues, pour la manifestation du 8 mars, tout-à-l’heure sur l’avenue Candelária, le font parce que, sur 83 pays, le Brésil est le septième le plus violent. Je le répète une fois encore, données de l’OMS à l’appui. Ce cadre va en s’empirant, les violences ont augmenté de 6,5 % l’année dernière. Chaque jour, douze femmes sont assassinées au Brésil. La dernière donnée que nous ayons dans l’État de Rio de Janeiro est de 13 viols par jour. (Un homme hurle) Voilà la relation avec la violence contre les femmes !

Il y a là un monsieur qui défend la dictature et va me dire le contraire, c’est ça ? Je demande que la présidente de l’Assemblée, si d’autres manifestations venaient à perturber ma prise de parole, procède comme nous le faisons quand la Galerie interrompt n’importe quel député. Je ne serais pas interrompue ! Je ne tolère pas l’interruption par les députés, je ne la tolérerai pas venant d’un citoyen qui vient ici, et qui ne sait pas écouter le positionnement d’une femme élue, et présidente de la Commission de la Femme dans cette maison ! (Acclamation)

(Présidente Tânia Bastos : Députée Marielle, je voudrais demander pardon à votre Excellence, pour avoir été un peu distraite. Je n’ai pas entendu la manifestation du citoyen. S’il vous plaît, je voudrais que les vigiles ouvrent l’œil et soient attentifs, s’il vous plaît).

Je vous remercie, présidente Tânia. D’autant que nous savons malheureusement que ce n’est ni la première, ni ne sera la dernière fois. Ces provocations sont une routine pour qui vient de la favela. Dans mon intervention je parlais de la violence contre les femmes, pendant vingt minutes. Il y a longtemps que nous sommes violées et violentées, à tous moments.

En ce moment par exemple, alors que l’intervention fédérale se concrétise en intervention militaire, je voudrais savoir comment font les mères et les parentes des enfants arrêtés ? Comment font les femmes médecins qui ne peuvent pas travailler dans les centres de soins ? Comment font les femmes qui n’ont pas accès à la ville ? Ces femmes sont légion. Elles sont des femmes noires, des femmes lesbiennes, des femmes trans, des femmes paysanes. Ce sont des femmes qui construisent cette ville où divers rapports, que ces messieurs le veuillent ou non, démontrent leur centralité et leur force, comptent aussi leurs nombres.

Par exemple, The Intercept a publié un dossier sur le lesbocide. En 2017, il y a eu une lesbienne assassinée par semaine. Le lesbocide est un concept que les femmes lesbiennes sont en train de forger, tout comme nous avançons dans le débat sur l’homicide perpetré contre les femmes, désormais constitué en féminicide. Ces données montrent la réalité inouïe qui victimise effectivement, oui, notre diversité. Les femmes noires, par exemple, quand elles passent dans la rue, entendent encore des hommes qui osent de parler de leur large bassin, de leurs grandes fesses, de leur corps, comme si nous vivions encore l’époque de l’esclavage. C’est fini mon cher ! Nous vivons en démocratie ! Vous allez devoir vous faire aux femmes noires, trans, lesbiennes, qui occupent la diversité des espaces ! (Acclamation)

Pour ceux qui aiment le port d’armes par exemple, qui font allusion au militarisme et qui ont l’audace de vouloir venir crier, en plein exercice républicain et démocratique, aujourd’hui, nous rejetons dans cette maison ce qui pourrait être un processus d’armement. D’autres municipalités l’ont refusé. Ils n’ont pas d’écho, ces lieux où même la Police Militaire n’est pas préparée pour utiliser des armes à feu. Pour contextualiser, avez-vous vu ce qui s’est passé place São Salvador hier ? [5] Eh bien, heureusement que les gardes municipaux qui étaient là-bas n’étaient pas armés, et ont couru pour se protéger comme tous les autres citoyens ! Parce que s’ils avaient sorti des armes à feu, ils auraient certainement été assassinés et nous aurions perdu deux vies de plus parmi les agents de service public de la ville de Rio de Janeiro. C’est pourquoi les hommes et les femmes qui pensent dans le cadre du processus démocratique sont contre ce qui peut affaiblir encore plus la population de la ville de Rio de Janeiro. Contre cet armement.

En temps de violence et de négation des droits, avoir plus d’armes signifiera un recul des droits. La condition pour une issue tient dans les conditions de travail dignes pour les travailleurs et travailleuses. C’est pour cette raison et pour de nombreuses autres que nous défendons, oui, la présence de plus de femmes. Je veux saluer ici la présence de la députée Rosa Fernandes, une référence. Bien que nous ayons des divergences, des différences de parti, elle est une femme qui m’a accueillie. Elle me reçoit et me traite avec le respect dû et attendu.

La député Tânia Bastos a parlé plus tôt. Je suis heureuse qu’elle m’aie citée quand elle évoquait les femmes en politique. Le mouvement que nous avons engagé pour prendre plus de place dans les espaces de décision vise à ce que les politiques publiques entendent le pourquoi d’un wagon, nécessaire en temps de harcèlement [6]. À ce que nous puissions parler de mobilité à partir de la perspective de genre. À ce que l’on puisse parler d’économie solidaire. Je salue la présence ici de Edjane, Cristina, Juliana, Simone, des femmes qui sont ici, de Renata Stuart. Enfin de mon corps consultatif, des femmes qui construisent ce mandat et qui élaborent cette politique avec affect ! Le mandat est composée de 80 % de femmes, parce qu’on comprend que la devise « Une femme qui monte en tire une autre » doit être concrétisée. Une écrivaine que j’aime beaucoup, Chimananda [7], dit que les choses ne changeront que si les femmes qui sont dans l’espace de pouvoir s’entraînent, s’évadent, s’embrassent, s’accueillent, et construisent ensemble, avec les autres femmes.

Si ce parlement est formé d’à peine 13 % de femmes, nous sommes la majorité dans les rues. Et comme nous sommes la majorité dans les rues, nous sommes les forces qui exigent la dignité et le respect des identités. Malheureusement, ce qui se passe là nous victimise encore plus. La devise cette année – car dans peu de temps nous serons sur l’avenue Candelária – l’une des devises que l’on porte pour valoriser la vie des femmes, c’est celles des femmes internationalistes qui disent « Stop », dans les grèves internationales, celles qui disent : « nous sommes diverses, mais nous ne sommes pas dispersées ». Nous construisons une société qui, de fait, étant à la base de la pyramide, construit cette ville, tout comme la cheffe d’orchestre Chiquina Gonzaga [8] l’a construite. Car tout-à-l’heure, à la fin de la journée, nous, parlementaires, et nous, femmes, décernerons ici la Médaille Chiquinha Gonzaga à Dida [9] (Applaudissements). Une femme qui fait de la politique avec affect et avec gastronomie, qui organise un lieu de résistance sur la Praça da Bandeira, ce lieu de rencontre des femmes noires puissantes, le Dida Bar.

Pour finir, je voudrais renforcer et en dire plus sur les femmes noires qui sont nos références. Je voudrais citer Audré Lorde. Femme noire, lesbienne, écrivaine d’origine caribéenne mais aux États-Unis, féministe et activiste pour les droits civiques : « Je ne suis pas libre tant qu’une autre femme est prisonnière, même si ses chaînes sont différentes des miennes ». C’est pourquoi nous allons ensemble, luttant contre toute forme d’oppression. Il existe une diversité de luttes sur l’agenda pour la vie des femmes, sur l’agenda pour la légalisation de l’avortement, sur l’agenda du combat des maternités, sur la culture, sur l’entrepreneuriat, pour les femmes de la Zone Ouest. Et je trouve fondamental de remercier, finalement, et nominalement Elaine, Júlia, Vitória, Mônica, Fernanda, Fabíola, Mariana, Lana, Rossana, Priscila, Renata, Iara, Bruna, Rogéria, Natália e Luna. Les femmes qui construisent cette histoire, qui sont avec moi.

En avant ! (Vamos que vamos !)

[1NdT : La réforme de la sécurité sociale (Reforma da Providência), entamée juste après la destitution de la présidente élue Dilma Rousseff et la prise de pouvoir du gouvernement Michel Temer, en septembre 2016, prévoyait en particulier l’allongement de la durée de cotisation et la réduction des pensions de retraite.

[2NdT : Marcello Crivella, maire de Rio de Janeiro depuis janvier 2017, affilié au Parti Républicain Brésilien (PRB), droite conservatrice, et évêque de l’Église Universelle du Royaume de Dieu (EURD), dénomination évangélique doublée d’un empire économique, fondée par son oncle Edir Macedo.

[3NdT : Le processus d’intervention fédérale, décrété par le gouvernement Temer en février 2018 dans le cadre de la crise économique, suspend l’autonomie de l’État de Rio de Janeiro, en particulier en matière de politique sécuritaire, sous tutelle militaire du gouvernement fédéral.

[4NdT : Démarcation des « terres indigènes », reconnues comme traditionnellement habitées par les peuples indigènes et protégées contre l’appropriation.

[5NdT : Dans la soirée du 7 mars 2018, un échange de tirs avait fait deux morts sur la place São Slavador, dans l’arrondissement Flamengo, au centre de Rio.

[6NdT : Référence à la mise en place de wagons de métro réservé aux femmes, à Rio.

[7NdT : Chimananda Ngozi Adichie, auteure notamment du roman Americanah.

[8NdT : Chiquinha Gonzagua (1847-1935), musicienne née à Rio d’une famille métisse modeste, fût l’une des fondatrices du choro brésilien, et la première femme cheffe d’orchestre au Brésil.

[9NdT : Dilma Nascimento, économiste retraitée originaire de Rio, patronne d’un restaurant valorisant les cultures africaines et noires, dans le centre-ville.

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