Bouna et Zyed

Lundi 18 mai à l’appel des familles et de plusieurs collectif se tiendra un rassemblement à 14H30 devant la cité judiciaire de Rennes.

paru dans lundimatin#23, le 18 mai 2015

En automne 2005, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, la banlieue française se soulève. Quelque mois plus tard, passé le brouhaha médiatique et les discours républicains qui tentaient (en vain) de trouver les raisons de la colère, Alèssi Dell’Umbria publiait un livre : C’est de la racaille ? Eh bien j’en suis ! Il y prend le parti des émeutiers et livre sur ce mouvement un discours divergeant. Il s’agit d’empêcher que soit enterrée par le discours dominant une révolte qui fait autant écho à notre passé qu’elle annonce le futur.

Lundi 18 mai 2015, la cour d’appel de Rennes rendra son verdict sur la responsabilité de deux policiers accusés de « non-assistance à personne en danger ». Après avoir pris en chasse le groupe de « jeunes » dont faisaient partie Zyed et Bouna, ils avaient abandonné leur poursuite sur ces mots : « Deux individus sont localisés. Ils sont en train de s’introduire sur le site EDF. Il faudrait cerner le coin... Ils vont bien ressortir... En même temps, s’ils entrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau. »
Une journaliste décrivait l’ambiance du procès en déclarant : « c’est deux mondes qui se regardent mais qui ne peuvent pas se comprendre ». Daniel Merchat, ex-commissaire avocat des policiers, lâchait pendant le procès : « Oui, ces garçons sont morts pour rien. Leur mort est absurde. Il est aussi absurde de faire le procès de l’absurdité. »

Un autre « procès » eut lieu en novembre 2005, celui la police, de son existence. Celui-ci ne pouvait se tenir que dans la rue. Il dura trois semaines, partout en France. Nous avons tenté, en tirant exclusivement des extraits du livre de Dell’Umbria, de faire ressortir certains aspects de ces événements qui ont marqué toute une génération.

Dans un pays où toute une partie de la population résout ses frustrations en s’enfermant dans la camisole pharmaceutique, les jeunes incendiaires se sont trouvés une autre voie thérapeutique, celle du vandalisme.

Les observateur s’accordent à penser qu’environ 10 000, 15 000 jeunes au maximum ont participé d’une manière ou d’une autre à ces incidents [...] Il est troublant , pour ces professionnels du commentaire, de voir des gens descendre dans la rue sans rien demander de particulier. A chaque révolte, les revoilà qui unissent leur voies pour déplorer la gratuité des actes commis, comme si cela était de nature à frapper d’un discrédit sans appel les raisons et les objectif de celle-ci. Et pourquoi donc devrait-on se priver de la seul chose qui restera toujours gratuite, dans un monde où tout est devenu marchandise ? Mais il y a plus : dans un pays où toute une partie de la population résout ses frustrations en s’enfermant dans la camisole pharmaceutique, les jeunes incendiaires se sont trouvés une autre voie thérapeutique, celle du vandalisme. Évidemment, on ne peut s’empêcher de penser que ces jeunes n’allumaient pas toujours le feu au bon endroit. [...]. De façon générale, les jeunes des banlieues pauvres n’ont jamais réussi à frapper au cœur des villes qu’en marge de manifestations lycéennes [...]. Mais le fin mot de l’histoire c’est qu’en saccageant ce qui se trouvait à leur portée, les jeunes s’en prenaient à tout cet environnement quotidien dans lequel il se sentent si étrangers-un peu comme ces détenus qui, un jour ou l’autre, pètent un câble et saccagent l’intérieur de la cellule dans laquelle ils se savent pourtant condamnés à passer quelques mois, quelques années.

Des singularités régionales apparaissent significatives. Dans le Nord-Pas-De-Calais, région où tout le tissu social a été désintégré par suite du démantèlement des industries minière et textiles, on note une participation massive des jeunes blancs aux incendies. A Lille, les deux tiers des personnes passant en comparution immédiate après les incendies nocturnes étaient des visages pâles.

Sarkozy déclarait deux jours avant que tout pète : Vous en avez marre de cette racaille, on va vous en débarrasser ! . Se débarrasser de qui ? La majorité des mineurs arrêtés... étaient inconnus des services de police.

Les bandes de blousons noir des années soixante constituaient le repoussoir de service de la France entière [...] Ces rejetons turbulents du monde ouvrier n’avaient pas encore été expulsés des villes vers la suburbia, condamnés à vivre à la périphérie. En 1968, on les retrouva au côtés des étudiants et des ouvriers dès les premiers grands affrontements avec la police. [...] Trente ans après, la question n’est même plus de savoir ce que la société français a à proposer aux jeunes des quartiers en difficultés -on connaît la réponse-, mais de savoir quelle forme de contestation collective et organisée ils pourraient rallier. [...] Ils pouvaient, en 1968 et dans les années d’après, se rattacher à un mouvement de contestation général qui traversait différents secteurs de la société, ils pouvaient rencontrer d’autres gens, d’autres expériences qui leur ouvraient des voies. Ils se retrouvaient côte à côte avec d’autres dans les affrontements de rue contre la police. Alors que les bandes de jeunes de 2005 sont totalement isolées, et qu’elles ont fini par développer une culture de l’isolement.

En déracinant les gens des villes comme des campagnes pour les parquer dans la suburbia, on créait une population sans tradition, sans mémoire, sans liens d’entraide, bref... sans cohésion interne... Le résultat est que la République a parfaitement réussi à casser les solidarités : d’une génération à l’autre, d’un quartier à l’autre, et pour finir, des Français aux immigrés.

La définition de la délinquance juvénile à récemment évolué jusqu’à inclure des comportement ne relevants pas du code pénal-du moins jusque là- regroupés sous la rubrique incivilités. [...]. Et c’est justement un flic (la commissaire Lucienne Bui Trong chargé de mission par la direction centrale des RG en 1991 sur la délinquance juvénile) qui explicite la conception dominante de la civilité et donc de l’incivilité, évoquant une escalade à long terme, comme si on commençait par occuper l’espace public naïvement, sans se rendre compte qu’on gêne, et comme si, peu à peu, devant les attitudes de repli d’un voisinage intimidé ou les reproches de quelques victimes irascibles, on s’estimait en droit de lutter pour imposer sa présence, empiéter sur les territoires communs apparemment abandonnés, puis sur des territoire privés, avant d’entrer réellement en délinquance et de déclarer une guerre ouverte aux diverses institutions, à mesure que l’on expérimente certaines formes d’invulnérabilité, du fait de sa minorité pénale et de l’inertie de l’entourage. Face à ces jeunes qui ont la naïveté d’occuper l’espace public, croyant qu’il s’agit d’un espace ouvert, le commissaire rétablit l’ordre des choses : l’espace public, du fait qu’il est supposé appartenir à tous, n’appartient en réalité à personne. Donc, nul ne peut prétendre à l’occuper... Que les jeunes des milieux les plus démunis, qui n’ont pas les moyens de goûter les joies de l’enfermement domestique, occupent ces territoires communs apparemment abandonnés, tombe sous le sens... Qu’ils doivent s’imposer, par la force de la bande, pour pouvoir simplement occuper ces lieux, montre simplement le degrés d’intolérance où l’on en est arrivé. Dans n’importe quel pays où existent encore quelques traces de civilisation, on considère normal que des adolescents se regroupent entre eux, au bas de leur immeubles.

On peut dire que la politique du logement naît avec la loi Siegfried, en 1895, destinée à faciliter l’accès des ouvriers à la maison individuelle et à supprimer toute forme de promiscuité, le but étant clairement fixé : Un ouvrier propriétaire devenu économe, prévoyant, définitivement guéri des utopies socialistes et révolutionnaires, arraché au cabaret.En attendant que surgisse cette nouvelle catégorie de petits propriétaires, il fallait se rabattre sur des immeubles locatifs... Voulons-nous augmenter les garanties d’ordre, de moralité, de modération politique ?créons des cités ouvrières !. Georges Picot, qui fonda avec Jules Siegfried la société des Habitats Bon Marchés (ancêtre des HLM) était très clair, il fallait interdire dans ces cités ouvrières les relations de voisinages : corridors et couloirs seront proscrit, dans la pensée d’éviter toute rencontre entre les locataires. Les paliers et les escaliers, en pleine lumière, devront être considérés comme le prolongement de la voie publique. [Le logement des pauvres est pensée dès le départ dans une logique coercitive]. Ce qui trouve son illustration avec la cité la Muette de Drancy. Cette HBM réalisée en 1934, est vidée de ses locataires en 1939 et transformée en prison pour militants communistes, puis en camp de concentration de 1941 à 1944, pour en 1950 redevenir des HLM avec ses 467 logements...Ces cités n’étaient conçu que pour le repos du salarié. Toute autre forme de vie y été rigoureusement impossible...

La ségrégation urbaine continuera, parce que la circulation automobile, qui est le principe organisant l’espace suburbain, permet de le faire et de repousser à l’infini, dans un mouvement quasi exponentiel, le lieu du ban. L’automobile s’est imposée comme le produit-pilote de la société industrielle, et c’est logiquement que, dans les pays riches, les révoltés brûlent des voitures. Par là, les jeunes s’en prennent à des objets qui n’ont rien d’innocent. L’automobile dans sa conception, incarne l’enfermement ; cet habitacle prolonge le domicile privé -dont elle à d’ailleurs le statut légal, la police ne pouvant censément y pénétrer sans mandat de perquisition- et l’automobiliste enfermé en plein embouteillage dans sa caisse avec la radio ou les CD, le portable, le chauffage et la clim résume parfaitement la condition inhumaine du banlieusard : séparé radicalement des autres, mais avec un minimum de confort personnel. Pas étonnant que l’agressivité soit la norme du comportement des automobilistes : le trafic automobile est ainsi une métaphore de la société dans laquelle nous vivons, où l’autre n’est admis qu’à distance. Surtout, la voiture incarne, avec la mobilité qu’elle encourage, l’enfermement croissant des néo-urbains dans des trajectoires solitaires : elle offre une liberté de mouvement en échange d’un isolement croissant, qui rend cette liberté illusoire. En attendant les voitures crament : vingt milles dans toute la France en 2004, et vingt-huit milles dans les neuf premiers mois de 2015, compte non tenu, donc, de l’automne chaud.

La question sociale, c’est fondamentalement, celle du rapport au monde

L’individu n’a jamais existé qu’en communauté, et toute l’histoire des États modernes, souverains, à été celle de la désintégration de ces communautés, pour arriver à constituer, effectivement, cet individu isolé [...]. La guerre de tous contre tous constituait le postulat devant légitimer l’existence d’un souverain omnipotent, ce Léviathan qui préfigure les États modernes... La société civile bourgeoise n’est pas civilisée : fondée sur la concurrence et l’exclusion, elle ne tient sa cohérence que de l’ État policier [...] Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui est la formule qui résume le mieux cette idéologie de petits propriétaires. [...] Partout où existent encore des sentiments d’appartenance (à un lieu, à un corps de métier, à une ethnie). L’ État rencontre des résistances. [...] Le projet Sarkozien serait donc qu’a défaut d’intégrer les jeunes d’origines nord-africaine à la société française, on en fasse une communauté. Et c’est de communauté religieuse dont il s’agit là, puisque c’est la seul forme de communauté que la société admette, en France comme aux États-Unis [...] Ne nous y trompons pas : les questions d’appartenances, d’identité culturelle,etc., sont des questions sociales. La question sociale, c’est fondamentalement, celle du rapport au monde. L’isolement, la séparation de l’individu et de la communauté sont la condition même du fonctionnement de la machine capitaliste.

Au cours des années 80 [...], la société française accoucha de deux figures originales : le racailleux et le sans-abri. Le premier doit susciter le ressentiment, le second la compassion ; l’un fait l’objet de déclarations guerrières, l’autre de regrets pleurnichards. Dans ce qui tient lieu d’opinion publique, le racailleux est promis à la BAC et à la prison, le sans-abris est invité au Resto du cœur et au samu social. Pourtant, ils sont tous deux produits par la même société et les réactions qu’ils inspirent procèdent d’un même registre émotionnel.

Au delà des mots, il faut passer aux actes déclarait Joey Starr, en brandissant sa toute nouvelle carte d’électeur lors du rassemblement citoyenniste du 2à décembre à Clichy-Sous-Bois. Quelle inversion de la réalité : les actes ont été réalisés, dans la rue. Ce sont les mots qui manquent, ou qui travaillent contre la révolte. Et de plus, voter n’est pas un acte, c’est une délégation de pouvoir.

La désintégration de toute communauté concrète entre ces individus fonde la communauté abstraite de la politique.

La République fonctionne sur le mode de l’illusion religieuse : de même que tous les chrétiens sont égaux devant Dieu, tous les citoyens sont égaux devant la Loi. Cette égalité s’incarne les jours d’élections, dans l’isoloir : c’est l’isolement de l’individu qui, dans la République, fait de celui-ci un citoyen. La simple somme de tous ces individus isolés, accomplie dans l’élection, constitue la République : autrement dit, la désintégration de toute communauté concrète entre ces individus fonde la communauté abstraite de la politique.

Si les jeunes qui n’ont plus rien à perdre ont du mal à se reconnaître dans les manifs de ceux qui ont encore quelque chose à défendre, ils sont tout aussi isolés de leurs aînés. Dans les manifs de chômeurs de décembre 98 à Marseille, on ne voyait que la génération des parents-la fameuse première génération. Comparons avec la Grande-Bretagne. Si les émeutes des chômeurs-à-vie anglais des années 80 mobilisaient jeunes et moins jeunes, si la majorité des habitants de Toxteth et de Brixton soutenaient ceux qui affrontaient la police, les jeunes incendiaires de l’automne 2005 en France agissaient seuls. [...]. La seule possibilité pour les révoltés des banlieues de sortir de leur relégation, c’est qu’avec l’extension et la généralisation du salariat flexible et précaire, des formes de luttes inédites voient le jour, qui échappent à la logique contractuelle des appareils syndicaux.

Lundi 18 mai à l’appel des familles et de plusieurs collectif se tiendra un rassemblement à 14H30 devant la cité judiciaire de Rennes.

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