Bologne en temps de coronavirus

Le journal des Wu Ming

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

Les Wu Ming (« Anonymes » en chinois) sont un collectif de quatre écrivains de Bologne dont les ouvrage aussi bien que la manière dont ils sont rédigés (collectivement ou individuellement mais toujours anonymement) et celle dont ils sont promus (ils refusent d’apparaître en image) interrogent l’époque, même quand ils parlent de la guerre d’Indépendance américaine ou de celle de 14. Ils tiennent sur leur blog un Journal viral, journal de la vie dans leur ville soumise, depuis plusieurs semaines maintenant, aux restrictions étatiques inédites, jamais vues en Europe occidentale, liées à l’épidémie de Coronavirus. Voici, pour commencer les derniers addenda de l’un d’entre eux, Wu Ming 1, à ce journal, qui montre ce qui nous attend sans doute en France, dans les semaines qui viennent. La traduction de la totalité du journal est en cours. A suivre…

L’interdiction des rassemblements s’est, de fait, transformée en interdiction de se promener, ici, à Bologne, nous avons des dizaines de personnes poursuivies parce qu’elles marchaient « sans motif ». Elles ne se réunissaient avec personne, elles n’étaient pas à moins d’un mètre de distance de quiconque : elles étaient sorties prendre un bol d’air.

Ils nous disent qu’il faut rester reclus et paranos, si ça continue comme ça, d’ici peu nous allons avoir un pic d’étripages, des crises psychiques, de féminicides, de massacres domestiques, d’internements obligatoires. Dès maintenant beaucoup de gens en souffrance psychique sont restés sans contacts sociaux, sans service d’assistance. J’en connais.

L’ordre “Restez chez vous” est né d’une idée bien précise du “chez soi”. Il est parent du désir que les étrangers restent “chez eux” et du besoin de se sentir “maître chez soi”. Il est le frère de cette expression “ce type ne sait pas où il habite”, pour indiquer quelqu’un qui n’est pas normal. Il naît de l’opposition entre le chez soi comme territoire privé et les lieux publics, ouverts, traversés par n’importe qui. Il expriment, au fond, la volonté que ces lieux aussi deviennent des « chez soi » : toujours plus privés, plus fermés, plus propres. Il témoigne de la croissante agoraphobie contemporaine. Pour contrecarrer la propagation, il faut éviter les contacts rapprochés avec les autres personnes, mais ce précepte pouvait être véhiculé de bien d’autres manières : il est significatif qu’on ait choisi justement le diktat « restez chez vous ». Un mantra qui présuppose non seulement un certain type de chez soi – du point de vue des espaces intérieurs, du confort, de la superficie – mais aussi un chez soi comme « lieu sûr », alors que, comme le fait noter une commentatrice, pour beaucoup de femmes, la maison n’est pas du tout un endroit où elles se sentent en sécurité. Et ça ne l’est pas non plus, à y regarder de plus près, pour beaucoup de personnes âgées qui au dehors, à l’air libre, se déplacent tranquillement, alors que chez eux, ils subissent des accidents domestiques souvent graves et expérimentent une solitude encore pire. « Restez à la maison » est depuis toujours un refrain patriarcal adressé aux femmes qui ne restent pas à leur place. Ici aussi on mesure, malheureusement, une arriération de la pensée critique : combien d’ente nous, femmes et hommes, ont fait remarquer cette coïncidence ? Combien ont enquêté sur ce lapsus du pouvoir ?

“Restez chez vous” nous dit que nos maisons ne sont plus des lieux de socialité, de croisements, de rencontres. L’injonction nous dit que nos maisons ne sont plus des “lieux” parce qu’un lieu n’est tel que s’il fait sert de noeud entre de multiples parcours, et non par la grâce d’une porte, d’un portail. Ambrose Bierce, dans son Dictionnaire du Diable donne cete définition de la maison : “Construction creuse érigée pour être habitée par des hommes, des rats, des cafards, des mouches, des moustiques, des puces, des bacilles et des microbes ». Au contraire, nous, nous berçons de l’illusion d’avoir des logements aseptiques, propres, sans hôtes indésirables. Ou plutôt : sans hôtes tout court. Mais il existe des maisons où sont encore hébergées des personnes différentes : des maisons de famille, des colocations. En ces jours, beaucoup d’éducateurs qui travaillent avec des handicapés et des personnes fragiles, sont en grande difficulté à cause de la fermeture des centres de jour, où ces personnes passaient leurs journées et avaient des activités, se divertissaient et se laissaient aller. Maintenant, elles doivent « rester chez elles » et elles n’y sont pas bien, en rien, parce qu’en fait « elles ne savent pas où elles habitent ». « Nous restons chez nous », apeurés par le piège de l’économie – qui au contraire devrait être le « nomos », la loi, de l’ « oikos », de la maison. « Nous restons chez nous » parce que nous avons renoncé à l’écologie, la capacité à penser à notre oikos commune.

(…) La fermeture des parcs publics est une mesure odieuse et infâme. Je me demande quelle idée misérable de la vie peut avoir le gouverneur du Piémont qui, pour la justifier déclare : « c’est une urgence, pas des vacances ! » Je me demande quelle monstrueuse idée de la ville peuvent avoir ceux qui disent que la fermeture était inévitable parce le peuple stupide et abruti y emmenait les enfants faire du toboggan et se réunissait sur les bancs. Or, depuis toujours, dans les espaces publics – et dans les rues par exemple, il y a des gens qui commettent des infractions. Certains ne respectent pas la limitation de vitesse et d’autres se garent en stationnement interdit, mais ce n’est pas pour ça qu’on ferme les rues. Parce qu’elles sont indispensables à la circulation et à la vie de la ville. Les parcs, à l’évidence, ne sont pas pour eux aussi importants, malgré toute la gluante rhétorique verte que certains personnages sont capables de débagouler à l’occasion. (…)

Le fait que les pouvoirs publics agissent de manière grossière et improvisée en se réglant sur les like qu’ils récoltent sur les réseaux et la viralité des gros titres relatifs à leurs annonces, n’empêche nullement de relever la fonctionnalité systémique de cette urgence. Tout au contraire : il permet de mieux la saisir.

Cette tournure des événements révèle en fait à quel point désormais la sphère de la décisionnalité politique dépend de la manière dont le capital s’est reconfiguré autour de l’extraction du big data. Extraction qui s’opère à travers les réseaux, la platform economy, la gamification de l’entière sphère de la communication, etc. Et comme par hasard, ainsi que beaucoup l’ont fait remarquer, toutes les mesures prises finissent par servir justement les intérêts des grandes plateformes : l’enseignement on line a été approprié par Google, le commerce a été laissé presque entièrement aux mains d’Amazon, nous sommes constamment exhortés à nous reclure à la maison, où finalement on passe encore plus de temps à produire du big data, en restant sur les réseaux, en échangeant des millions de messages sur Whatsapp et en regardant des séries sur Amazon Prime ou Netflix.

S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que Conte ou tout autre s’est réveillé un matin en se disant : « Exploitons l’épidémie de Covid-19 pour augmenter les profits d’Amazon, de Facebook , Google, Netflix, Deliveroo et autres puissances du Big Tech… » Seul un crétin penserait une chose pareille et nous ne pensons pas êtres des crétins. Il en est ainsi parce que le système capitaliste fonctionne d’une certaine manière, il a sa logique d fond, faite d’actionnariat, de rapports de forces et de force d’inertie.

Idem pour ce qui concerne les politiques publiques dans l’espace urbain, déjà agressé depuis des années par les politiques sécuritaires consécutives à diverses urgences : « la dégradation des quartiers », « l’invasion », etc. Cette urgence, alimentant la culture du soupçon et poussant à la culpabilisation et à la délation, produit un renforcement supplémentaire de toute espèce de sécuritarisme, et de cela aussi, les sociétés de la Big Tech tireront profit, que ce soit en vendant du hardware pour le contrôle et la surveillance, ou que ce soit par le gisement de données supplémentaire que garantira le développement de ce réseau.

Ce n’est pas que ça, « ça pourrait arriver » : c’est en train d’arriver.

Wu Ming 1

www.wumingfoundation.com

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