« Boarding Élite »

Tous fatigués d’être debout avec nos sacs à dos de merde face au premières lueurs couchantes d’un soleil post-caniculaire, nous attendons.

paru dans lundimatin#199, le 8 juillet 2019

Elle est très farineuse cette pomme. Oui mais au moins ici y’en a. Dans les aéroports français y’a pas de fruits c’est soit un twix soit du coca. Y’a un café une salle d’attente et seulement trois avions dehors. On les voit tous. Oui bon ça va c’est pas l’tiers monde. Des bus attendent. Il doit sûrement y avoir du retard car il est 19:50. Le décollage est sensé être à 20:10.

Jamais d’la vie j’en ai bien peur. Le soleil brille dehors des vitres, tout le monde semble super fatigué. C’est la première soirée de juillet, les jours sont longs et le soleil est quasiment haut. On est nombreux, on est debout, une file commence à se dessiner a côté de nous qu’on n’avait pas vraiment remarquée. Attends mais merde on a coupé ? Mais couper quoi ? La file d’attente ? Non je crois pas. De toute façon on reste là. Hors de question d’aller derrière, même si sans vraiment s’en rendre compte, on a grugé, on reste là. Pourquoi personne n’annonce rien ? Trois femmes allemandes sexagénaires sont réunies autour d’un screen qui servira dans peu de temps à vérifier l’identité de chacun chacune d’entre nous. Elles ne disent rien, ne nous regardent pas, semblent perplexes. Tous fatigués d’être debout avec nos sacs à dos de merde face au premières lueurs couchantes d’un soleil post-caniculaire, nous attendons. Pour la plupart nous sommes rivés sur nos portables. Je mâche compulsivement le chewing-gum délicieux que je viens d’acheter au kiosque Relay. Putain de merde mais qu’est c’qui s’passe ? Un bus se gare derrière les vitres. L’aéroport est vraiment petit. Une des trois dames émet un son dans un micro que je n’arrive pas à comprendre. T’as compris toi ? J’crois qu’elle a dit « Boarding Elite ».

C’est quoi cette blague ? Mais oui tu sais il y’a des gens qui peuvent juste embarquer avant. Ah oui d’accord. C’est quoi le principe ? J’sais pas vraiment ils ont sans doute payé + cher. Mais c’est trop bête de toute façon on va dans le bus, ça changera rien. Bah ouais, étrange. Ah c’est à nous. C’est drôle le salarié allemand semble vraiment croire dans son travail. « Ok Danke ». On sort dehors, l’air est très chaud. On monte dans le bus. Super ambiance le ruban de sécurité ! De quoi tu parles ? Regarde ici. Mais qu’est c’que c’est ? C’est trop bizarre ! Putain de merde c’est pour nous séparer de la zone « Boarding Élite ». Mais non ta gueule (l’aéroport s’appelle Tegel). Mais non c’est pas possible regarde ; ils ne que sont que cinq. C’est pas possible ils ne sont que 5, notre espace est beaucoup trop petit, on étouffera ! Et y’a des enfants, c’est absurde. Regarde les, eux même ils semblent mal à l’aise. C’est tout un poème Easyjet : de l’existence des privilèges alors qu’on doit tous prendre un bus pour embarquer dans un avion ? C’est pathétique. Regarde-les. Ils regardent par terre c’est terrifiant, ils ont trop de place, et nous on les regarde bizarrement, on se demande en plusieurs langues si c’est une blague ou une erreur.

Pour diviser le volume d’air contenu dans le bus, les solutions sont peu nombreuses.
Mais on peut diviser l’espace et ainsi séparer les corps.
Tendez une bandelette de tissu, striée jaune vif diagonales noires
alors les passagers penseront « sécurité ».

Il y a deux portes dans ce bus-transit. Il y en a une derrière laquelle sont clairsemées les trois personnes qu’ont réservé « Boarding Élite ». Elle est fermée. Derrière l’autre porte il y a nous. Ce bus est un espace sans siège, il n’est qu’un sol en caoutchouc monté-métal entouré de murs et de fenêtres, posé sur roues et dirigeable grâce au volant.

Les abonnés « Boarding Elite », vous les ferez entrer d’abord, par la porte gauche.
Une porte ouverte, une porte fermée.
Ils n’entreront que par un côté.
Et une fois qu’ils seront entrés, vous pourrez ouvrir l’autre porte, après avoir, à l’intérieur,
proprement divisé l’espace grâce à la banderole tissée
Ensuite par cette deuxième porte, une fois que l’autre sera bien fermée,
vous pourrez faire entrer tous les autres.

Putain de merde mais c’est pour rire, c’est pas possible mais c’est Auschwitz. Voyons madame rendez-vous compte de c’que vous dites ça n’est tout de même pas si grave. Mais attendez au secours à l’aide on va quand même pas étouffer parce qu’il existe deux trois morpions qui désirent se sentir meilleurs ! Vous êtes quand même un peu gonflée. Et pourquoi ça ? Toute à l’heure vous m’avez doublé. Les bras m’en tombent. Non c’est pas vrai. Si si vous êtes passé juste devant moi je faisais la queue depuis une heure. Putain de merde tu crois que c’est vrai ? Le bus démarre.

Étant donné que le premier groupe doit se sentir privilégié, l’espace dédié sera plus grand.
Il faudra qu’ils ressentent cette chance, pour qu’ils puissent bien s’y affilier.
Pour le second groupe il faut penser différemment. Car même si ce groupe représente la majorité écrasante, presque totale (soit 97%) on ne veillera en ce qui le concerne qu’à une possible respiration.
Ne pas tuer sera l’unique obligation.
Puisque la mort d’un passager n’est pas souhaitable il faudra faire 3 allers-retours
pour amener tous les clients jusqu’à l’avion. Mais important : celles et ceux qui auront payé pour pouvoir entrer les premiers, il faut qu’ils entrent les premiers.

Une goutte de sueur me coule du bras jusqu’au nombril. Je ne dis rien, je suis vexée. Je continue de fixer l’élite, si malheureuse et mal à l’aise. Le bus s’arrête devant l’avion. Il fait très chaud, on est serrés. La porte de droit s’ouvre tout de suite, la notre non. La petite poignée d’encravaté·e·s descend du bus, on sent glisser leurs petites valises sur le vieux caoutchouc usé. Les petites sandales touchent le bitume, un collant craque, une cravate lâche, ils sont dehors. L’espace qu’ils occupaient est vide. On est toujours à l’intérieur, bien compacté·e·s. Et la porte droite se referme. Je n’ose rien dire je suis gênée, moi aussi je suis égoïste. Un bébé hurle, la porte s’ouvre. On descend tous et de l’extérieur, depuis le hublot de l’avion, le conducteur nous voit descendre et dans sa tête notre descente ressemble à un sachet de graines qui se déverse sur le sol.

Liliane Ambert

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :