Bip

« Mais avant de commencer à biper frénétiquement, nous devions écouter le chef de la team des bips. »

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

L’admettre éveillerait la panique or ce qu’il fallait, c’était l’éviter. La panique provoque des tremblements, la chute. Le drame.
Rage avançait. C’était un invariant. Marcher, aller de l’avant, se dépasser, aller plus loin, encore plus loin. Des mots qu’ils entendaient tous les jours et qui faisaient dès lors écho dans les cerveaux. C’était les J.O. tous les jours ici, tableau des records en prime, avec des têtes délavées collées sur le mur.
Rage était peut-être trop loin dans les allées. Il fallait faire demi-tour. Une aberration.

[Photo : Natacha Jouffreau]

Rage le pensait, et probablement tous ceux qui filaient non loin de là, un chariot à la main. On les entendait les chariots. Ils avaient un petit bruit bien à eux.
Les allées se ressemblaient toutes. Elles étaient liées entre elles par des chemins quadrillés, numérotés, classés. Tout était classé, ou presque.
Mémoire du Day one.

Les mois passés à piétiner ce sol faisaient que le plan de cet univers, précisément celui-ci, était imprimé dans sa conscience et inexorablement au-delà. Il prenait une place inouïe dans la boite, en douce ; les allées, les rayonnages, les casiers, les objets divers jusqu’à l’absurde. Chaque allée avait un code fait de chiffres, de lettres, de même que les casiers chacun avec des chiffres, des lettres tout comme les objets ; des milliers d’objets, des milliers de codes, des chiffres, des lettres, chacun son bip. L’infini quoi.
Son scan aussi avait des chiffres, des lettres, et un chronomètre qui lui rappelait régulièrement que le temps s’écoule toujours à la même vitesse. La décision de Rage était d’avancer, de marcher vite, éventuellement de tourner à droite, pourquoi pas à gauche. Éviter le demi-tour.

Rage craignait deux choses, vraiment.

La première était là. Un monstre. Rage l’entendait, et son cœur battait au rythme de l’alarme du scan qui sonnait de plus en plus fort et qui ne s’arrêtera que quand ses yeux, sa main auront trouvé l’unité tant attendue, le plus rapidement possible. « Mais qu’est-ce que tu fous bordel !? ». Ses yeux courraient dans tous les sens, ses mains tremblaient, ses jambes avançaient toujours, sans courir.

La seconde était directement liée à la première et aux bruits sourds des autres charriots. Un léger grincement parsemé de quelques cliquetis. Ils étaient tous liés à une main et aux pieds d’un humain trop occupé à satisfaire le mangeur de codes (scannette est le mot véritable). Personne n’est seul dans le labyrinthe de l’infini et Rage redoutait que d’autres voient son désarroi. Il ne fallait pas courir, jamais. C’était une des règles du Safety first. Marcher vite en respectant les règles de sécurité du corps des humains du labyrinthe. Le plus important était de ne pas s’arrêter, mais safety always car, ici, les flics, c’étaient les autres. Ceux qui ne voulaient pas partir prématurément voire ceux qui potentiellement troqueraient leur scan contre une cravate.
Y’en a des comme ça.

Rage avançait, tournait. Les cases étaient pleines de tout : plastique, carton, papier, métal, et l’air entrait de moins en moins dans ses poumons. Ses pieds avançaient seuls. C’est là que le scan a glissé de sa main tremblante. Il s’est cassé en tombant et l’alarme s’est arrêtée, enfin.
Quand Marco a trouvé Rage, ses genoux étaient sur le sol, ses mains aussi. Sa bouche était ouverte et ses yeux pleuraient.
C’est comme ça que s’est terminé le contrat de Rage.
Car l’histoire des bips, elle, continue toujours.

— Je ne veux pas qu’on oublie car voyez-vous, c’est ça le problème, c’est l’oubli.
Rage n’avait qu’un café dans ses mains. L’homme assis en face ne regardait pas son visage. Il griffait une feuille d’un carnet. C’était facile de savoir qu’il n’écrivait qu’un mot car il prenait soin de repasser les lettres, l’une après l’autre. Son crayon dessinait avec minutie le mot « oubli ». Ce n’est qu’après qu’il a redressé sa tête. Mais ses yeux cherchaient autre chose que le visage de Rage.
— Pourquoi l’oubli ?
Une aubaine.
Fallait y aller ! Lancer son réquisitoire, tout dire, tout expliquer. Pourquoi l’oubli ? Mais l’oubli est une plaie ! L’oubli, c’est leur force à eux. Quand on parle, ils nient, accusent, dénoncent des rossignols.

— Mais de quoi vous plaignez-vous ? Ils portent le bassin d’emploi, sortent des contrats, font baisser le chômage… Puis vous, vous avez du travail, un salaire.
Ils sortent le grand jeu et ça ne dure au mieux que quelques jours, parfois plus, histoire de faire passer le temps puis après c’est terminé. La vague est passée et les plus fragiles ont été emportés. Ils ont tenu bon eux, toiletté leur image.
Ils nous épuisent, nous écrasent et nous changent quand on est usé.

C’était un feu d’artifice dans la tête de Rage. L’oubli oui… Pourquoi l’oubli ?
Commencer par le début.

L’histoire est faite de kilomètres, de kilomètres et de kilomètres pour arriver à genou, les mains à terre.

Une vie où le lycée s’est conclu par une phrase du genre « vous devez trouver votre voie. ». Qui ne l’a pas entendue celle-là ? À oui c’est vrai, tout le monde ne l’a pas entendue. Rage l’a entendue, plusieurs fois même.
Rage ne savait pas et laissait faire les autres qui faisaient ce qui se faisait, c’est-à-dire leur possible avec ce qu’ils avaient. C’est ce qui se dit. Mais cela n’était pas suffisant, et Rage a cherché sans trop savoir où chercher, tout comme ses parents inquiets. La conclusion du processus fut une série de petits boulots sans avenir qui se sont terminés par un entretien avec un conseiller Pôle emploi souriant devant des promesses d’embauches du nouvel entrepôt sans histoire que le territoire accueillait. Pas d’histoire. Tout neuf !
Une opportunité pour les statistiques de l’agence.
Rage était régulièrement sans emploi. On appelle ça des vagues creuses. Pour la boite d’intérim, il faut investir la vague creuse car c’est très mauvais ça, les vagues creuses. Comme ça, on perd le rythme. Rage avait appris qu’il faut faire attention au rythme. « Ne pas perdre le rythme. Après, c’est pire encore ! ». Ne pas perdre le rythme était donc important.
Les arguments du conseiller Pôle emploi étaient sans failles, du moins il ne fallait pas investir les failles. Ça aussi Rage le savait.

C’est comme ça que je les ai rencontrés. Ils étaient tous autour d’une grande table ovale. Impossible de regarder ses pieds. Des femmes, des hommes, des plus jeunes trop bien habillés pour l’occasion. J’étais comme eux, et on était ridicules. Des paumés, des perdus, à craindre demain, mais ce jour là nous étions heureux. Tous heureux de signer pour.., pour quoi au juste ? Ah oui… la vague creuse, la perte de rythme… On signait pour l’enfer, et je l’ai fait aussi car, finalement, quand on signe, qui prend vraiment le temps de lire le contrat ? Qui ose le faire ? Qui se permet de poser des questions sur le paragraphe 5 ou 6, ligne 3 ? Qui dira « Oui, je reviens demain pour le signer, vous comprenez, j’ai besoin de la soirée pour bien tout comprendre. »
Personne ne réalisait ce qu’on nous demandait. Une clause de confidentialité qui consistait à nous taire auprès de notre famille sur tout ce qu’on allait voir, vivre ou faire. Me taire à vie… Incroyable non ? Je n’avais aucun doute sur ce que je faisais. Pôle emploi était heureux et tout le monde a signé, moi aussi et j’ai souri en le faisant. Nous voulions signer et boire à la santé du contrat.

Le soir venu Rage avait bu comme la plupart des autres autour de la table.
Le lendemain, c’était The day one !

The day one.
Rage avait opté pour ses chaussures noires. Presque neuves, elles brillaient encore si on les frottait bien. Faut dire que les élèves des lycées professionnels connaissent les tenues dites professionnelles. Un jour par semaine c’était le même cirque de devoir venir au lycée en tenue professionnelle. C’est-à-dire … Hé bien, les garçons en pantalon et les filles en tailleur (jupe ou pantalon pour la plupart achetés dans les boutiques bon marché). Le tout avec des chaussures imitation cuir constituées de polymères agglomérés, collés comme celles que Rage détestait car elles meurtrissaient violemment ses pieds. Mais dans sa famille, on écoute les consignes, et l’élève obéissait pour souffrir tous les jeudis. Rage les portait ces satanées chaussures, et ce fut aussi le cas lors de son premier jour de travail à l’entrepôt, histoire d’être dans le moule.
Une réminiscence douloureuse.
C’est dans l’après midi au milieu des allées de l’entrepôt que Rage réalisa l’absurdité de sa situation. Depuis quand les travailleurs viennent travailler avec des chaussures noires en plastique imitation cuir sur leur lieu de travail ?
N’importe quoi.
La fin de journée fut difficile après les vingt kilomètres parcourues. Les autres lui avaient dit que c’était vingt kilomètres, des jours plus, d’autres moins.
Depuis j’ai fait comme tous les autres : baskets. C’était la fin de mes chaussures noires. Bienvenue dans la réalité ! Je devais suivre deux semaines de nursing avec un système de points de validation de mon apprentissage. C’était comme un challenge. Ça m’amusait en fait, et j’étais plutôt pas mal dans ce que je faisais. J’allais vite, j’étais rapide et efficace.
Mon manager m’aimait.

Rage parlait souvent les yeux fermés. Sa cuillère tournait calmement dans son café.

Ce qu’ils aiment, c‘est quand tu montres que tu t’amuses en faisant ton boulot. C’est quand même le seul endroit où tu peux recevoir un bon point si tu viens bosser avec des oreilles de Mickey et que tu exploses, bien évidemment, les stats de la journée. Fallait « have fun » et je m’amusais vraiment, du moins au début.

Rage ne buvait pas son café. Ses douleurs revenaient de temps en temps l’obligeant à se tordre un peu sur le côté. L’homme en face n’avait pas encore remarqué les torsions de son corps. Faut dire qu’elles étaient bien cachées.

Pas de vague creuse.

Les matins étaient noirs et la grille grinçait déjà. Elle était presque neuve pourtant. Aussi neuve que l’entrepôt, quelques mois tout juste. Les salariés passaient un portique pour ensuite traverser la zone de travail dans le sens de la longueur. Poser ses affaires et pointer à proximité du bureau du boss. C’était le premier bip de la journée, la pointeuse. Le premier d’une longue série de bips. Ça bipait dans tous les sens, dans tous les coins.
Les bips n’étaient pas seuls à donner la cadence, non, le boss mettait de la musique aussi dans l’entrepôt. Le genre télé-crochet qui lui plaisait. Paraît que ça fait du bien au travail. Une musique efficace qui travaille la mémoire en profondeur pour s’installer là. Juste là où il faut pour ne jamais partir, comme les bips. Je vivais avec de la musique à yaourt et des bips dans la tête. Ça crée des trucs comme des angoisses, la peur du vide. Si quelqu’un ne bipe pas, par exemple, ce n’est pas normal. C’est qu’il est malade ou blessé. Il se passe forcément quelque chose car le scan s’affole et on s’affole avec lui.

Silence.
Silence mort.
L’entrepôt est la négation du vide. Fondamentalement.
Ton scan ne fonctionne pas. C’est dramatique, tes stats seront en baisse même si tu n’y peux rien ; personne ne te dira jamais rien. Tes mauvais résultats, tu les recevras par la poste ou par SMS le matin au réveil ou avant d’aller bosser pour reprendre le rythme et éviter une vague creuse. On te parlera de tes performances, de ta cadence, des résultats à atteindre…
Le bip est le Bien.
Chaque bip est un point en plus, de l’argent en plus, une place en plus dans le classement des bips et des bons résultats pour l’entreprise. C’était une réalité, ma réalité, celle de la volonté des bips.

Mais avant de commencer à biper frénétiquement, nous devions écouter le chef de la team des bips. Le manager, The one, son humour, ses grands discours « à fond les gars, vous allez être à 100 % et tout déchirer ! ». Il nous expliquait comment être gentils les uns envers les autres, être propres. Il nous faisait jouer parfois et ça marchait plutôt bien. Le groupe riait et partait heureux pour biper avec bonheur durant des heures. Nous le regardions comme ma mère regardait les curés et je me sentais bien après, du moins au début. Cette journée, comme celle d’avant, comme toutes les autres, va falloir se surpasser car le monde a besoin de nous. Les commandes explosent et les objectifs sont inédits. Nous avons un tsunami de travail et nous serons à la hauteur car les femmes et les hommes comptent sur nous.
C’était ça notre job, faire qu’ils soient livrés à l’heure.
Tout ça pour ça.
Tout ça pour l’impossibilité des gens à attendre.
C’était fou, impensable, pour ceux qui jusqu’ici peinaient à identifier ce que la société, Pôle emploi, attendaient d’eux. Là, brillait une profonde clarté. Ils voulaient que nous bipions pour le bonheur des autres. Nous pallions l’impatience des envies. On comblait les désirs des gens qui, devant leur écran, cliquaient compulsivement pour un DVD, des chaussettes, des dosettes de café.
Des bips et des clics.
The best is que nous devions être heureux de le faire et ce dans une safety way. Le bonheur quoi. Le chef de brigade était attentif à ce sujet, nous devions avant tout passer une bonne matinée, une vraie bonne matinée, une matinée au galop sans courir, fleurie de bips. Rapidement je ne vivais plus que pour ça. Chaque bip imprégnait mon corps. Je sortais de l’entrepôt les bips dans la tête. Je prenais la douche, les bips n’étaient pas loin. Je cuisinais des bips. Ils ne disparaissaient que dans le sommeil profond. C’est ce que je pensais mais au réveil, j’ai retrouvé quelques bips, là, posés sur mon oreiller.

Rage faisait semblant de boire son café pour ne pas encombrer les mots qui glissaient de plus en plus facilement. Le journaliste l’écoutait, écrivait, tournait les pages de son carnet. Cette histoire avait le panache d’une belle double page.
La main de Rage tremblait un peu. La cuillère était posée, c’était mieux comme ça.

Rage était picker. Une carte autour de son cou, celle avec son code barre perso. Le sien avec son nom, son numéro qui ouvrait son dossier. Sa vie cachée derrière un bip. Un vrai bip à soi. Ready, son chariot et son scan pour entrer dans le dédale d’allées, d’étagères, le cœur à l’ouvrage, l’œil sur le tableau des performances, son nom pas loin du sommet de la pyramide. Une fois dedans on n’en voyait pas la fin, ni devant, ni derrière. On ne voyait que des cases à perte de vue, remplies de tout. Tout ce que l’on peut produire comme trucs et machins, la plupart inutiles mais nécessaires à ceux qui peinent à la frustration. Rage ne devait pas traîner, son scan lui indiquait un objet à trouver.
Le chronomètre comptait.
Marcher vite sans courir.
Deux heures sans pause.

Un jour j’ai réalisé que mon collègue de travail, celui avec qui j’avais le plus de proximité, était une machine. Le scan me parlait, ordonnait mon travail et mes objectifs, enregistrait mes performances, chronométrait mes gestes, m’évaluait et surtout était en mesure de pouvoir mettre fin à mes tentatives de rêveries.
Je ne rêvais plus depuis.

On ne se plaint pas comme ça de son travail. Déjà heureux d’en avoir un !
Ils disaient tous ça dans les repas de la famille de Rage. C’est normal d’avoir mal au travail. Ça fait partie de la vie. On peut se plaindre un peu entre le fromage et le dessert mais pas n’importe comment. Il y a une éthique à la plainte. Une frontière à ne pas dépasser car le travail, c’est sacré.

Le dos cassé, les dents pourries de haine, les insomnies, les fêlures, les mains brisées ça aussi c’est sacré.
Rage avait mal.
Amen.

La situation aurait-elle pu durer longtemps ? Toute une carrière de bips à condition de tenir le coup bien évidemment car physiquement faut se les coltiner les vingt kilomètres par jour, en moyenne. Or présentement, la main de Rage tournait une cuillère dans un café devenu froid.

Marco fut la clé.
Marco était comme Rage au départ : recherche de voie, vague creuse, perte de rythme, signature de contrat, lever de coude au comptoir. Il y a des processus comme ça qui ont tendance à se répéter. Mais Marco n’aime pas qu’on lui dise comment être gentil, s’habiller pour paraître propre et il déteste les team building. Les un, deux, trois, youpala en sautant les deux mains en l’air ça le fait pas avec Marco.
Marco soufflait. Il soufflait beaucoup et si possible fort. Marco recevait des SMS de l’entrepôt, le matin au café. Il appelait ça « ses mots d’amour ».
Rage ne riait pas.
Rage n’aimait pas Marco, au début.

Fallait marcher vite, sans courir. La consigne était claire, marcher vite sans courir. L’entrepôt était immense. Immense en longueur, immense en largeur, immense en hauteur. Il y avait des paquets qui entraient tous les jours et d’autres qui en sortaient tous les jours dans des camions qui partaient au crépuscule. Rage devait prendre un chariot et chercher des paquets dans des cases, puis les poser sur le chariot pour les emballeurs. Fallait marcher vite sans s’arrêter car les arrêts se voyaient, du moins les autres les voyaient. Mais Rage était une flèche, un vif argent dans l’identification des allées, des cases, des objets. Rage bipait à toute allure pour être au sommet du tableau des meilleurs bips de tous les temps et ça fonctionnait, car on voyait de plus en plus souvent sa tête au palmarès, à côté de celle de Karine.

Karine a connu la vague creuse et elle en a souffert. Elle a vécu plus d’une année au chômage avec sa petite et elle en avait assez entendu sur ce sujet. Une femme seule sans emploi avec un enfant, c’est pas bon. Elle avait peur Karine. Elle voulait monter en grade dans l’entrepôt et commençait déjà à composer dans sa tête, ses prêches matinaux de future manager. Rage gâchait tout avec sa tronche en haut des résultats.
Depuis elle l’observait souvent, dès qu’elle le pouvait, suspectant l’erreur, un galop impromptu, un oubli d’arrêt à un passage piéton, une pause non conventionnelle…
Karine était une adversaire redoutable.
Rage la méprisait un peu, Karine, avec son zèle et ses baskets dorées.
Ça a duré quelques mois comme ça entre Karine et Rage. Des mois où les journées se ressemblaient : grille, traversée de l’entrepôt, pointage, discours, scan, bips, chariot et marathon pointeuse traversée et fouille avant de partir.
Mais Karine n’a pas tenu le choc.
Un jour elle a tout balancé par terre, sauté sur des colis et a insulté copieusement un manager qui s’était moqué d’elle. Elle avait compris qu’elle n’aurait rien, qu’elle s’épuisait pour rien. Rage l’a regardée faire. C’était la première fois que quelque chose dans le genre se passait sous ses yeux. Quelques minutes sans bip. Personne n’a rien fait, rien dit.

Elle est partie comme ça.

Puis le chef des bips a tapé l’épaule de Rage en lui disant « Ça va être une apothéose aujourd’hui ! On compte sur toi ! ». Et Rage, son scan dans une main, son chariot dans l’autre, sa carte autour du cou, a disparu dans les allées, allant toujours plus vite dans ses gestes, toujours juste dans ses recherches, maîtrisant parfaitement les coins et recoins du dédale. Pendant ses pauses, il fallait boire, beaucoup. Son médecin lui avait expliqué que deux heures d’exercice physique sans boire, c’était pas bon. Rage buvait donc beaucoup, à devoir se retenir pour uriner car ça aussi fallait pas en dehors de la pause. Le seul qui osait c’était Marco mais bon, lui, tout le monde savait qu’un jour il ne serait plus là.

Un chronomètre ne pense pas.
Un chronomètre n’a jamais soif.
Un chronomètre n’a pas envie d’uriner.
C’est la vie d’un chronomètre.

Rage hésitait entre la chaise et la banquette du café puis décida de se lever pour changer de place tout en donnant quelques détails sur cette pathologie attribuée à son poste de travail, selon le médecin. Ça a commencé le jour où son chariot est tombé dans une allée, les unités avec.
Rage a eu peur.

— Mais un jour tout cela prendra fin. Les machines prendront le relais.
L’homme parlait légèrement. Peut-être un peu trop pour Rage qui se raidissait en l’entendant.
— Vous n’avez pas compris que nous sommes les machines. Nous coûtons moins cher même avec un salaire. Une machine faut la réparer lorsqu’elle bugge et ça bugge souvent. Faut l’entretenir et pendant ce temps, tout est à l’arrêt. Alors qu’un humain, il suffit de le changer. Il peut même se réparer tout seul. Dans le cas contraire, il part de lui-même s’ils estiment qu’il n’est pas à la hauteur. Donc, non, je ne pense pas que les machines prendront le relais. Le seul moyen de s’en sortir est de ne plus avoir besoin d’eux.

Il a travaillé toute la nuit.
Ça arrive aux journalistes quand ils trouvent un sujet. Il avait trouvé Rage, son corps meurtrie, ses mots pleurés.
Les souffrances des salariés de l’entrepôt de vente en ligne du bassin du coin.
Vous savez, celui que les hommes politiques locaux attendaient pour changer la vie des gens. Ces gens qui ne faisaient rien, qui étaient perdus, en pleine vague creuse, perte de rythme… Ceux-là qui coûtaient cher aux contribuables. Oui, voilà, eux.
Il en attendait quelque chose, le journaliste, de son article. Quelques échos, un relais dans la télé locale, ne serait-ce qu’une indignation.

Gesabel

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :