Bêtes ou méchants

Eric Hazan - paru dans lundimatin#20, le 26 avril 2015

Dans la masse des commentaires sur les récentes élections israéliennes, il n’est pas facile de distinguer ce qui relève de l’ignorance, de la mauvaise foi, ou d’une simple paresse de la pensée, d’autant que les trois sont souvent associées. Ce qui suit est une sorte de glossaire alignant certaines notions que journalistes et diplomates utilisent sans cesse, pour dévoiler leur véritable sens ou montrer qu’elles n’en ont aucun.

Conflit israélo-palestinien
Il n’existe rien de tel. Pour qu’il y ait conflit entre deux parties, il faut qu’entre elles il existe sinon une égalité, du moins une commune mesure de forces. Il peut y avoir conflit entre la France et l’Espagne sur la pêche dans le golfe de Gascogne ou entre l’Europe et les Etats-Unis sur le traité de libre échange. Mais entre l’État d’Israël, pays dont l’armée est l’une des mieux pourvues du monde, et le peuple palestinien dont les « missiles » sont bricolés avec des boîtes de conserve, il n’y a aucune commune mesure. Entre eux, le terme de conflit est aussi inadapté qu’il pouvait l’être entre la Pologne et la Russie des tsars, ou entre la France de 1942 et l’Allemagne. De façon générale, toutes les expressions, toutes les façons de dire qui tendent à établir une symétrie entre Israël et les Palestiniens relèvent de la propagande ou de l’ignorance de la situation.

Négociations (retour à la table des)
De même qu’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de négociations entre Israël et les Palestiniens. Pour que deux parties entrent en négociation, chacune d’elles doit avoir des cartes dans son jeu. Si l’une les a toutes en mains et l’autre n’en a aucune, et si de plus l’arbitre – les États-Unis, toujours – est ouvertement du côté du plus fort, il ne peut y avoir négociation. Ce qu’on a ainsi désigné n’a été qu’une série de diktats. Certains ont été acceptés, comme les accords d’Oslo de 1993 qui mirent en place, on s’en souvient, une Autorité palestinienne à la tête d’un territoire comprenant Jéricho et la bande de Gaza. Trente ans après, certains commencent à se demander si ces accords, universellement acclamés y compris par de sincères amis du peuple palestinien, étaient vraiment une bonne idée. D’autres diktats ont été rejetés, comme les « offres généreuses » d’Ehud Barak à Camp David en 2000. Arafat, même s’il y avait en lui plus de Pétain que de Mandela, ne pouvait pas signer ce qui était pure capitulation.

Statu quo
C’est une expression rassurante : d’accord, la situation n’est pas idéale, mais au moins elle ne s’aggrave pas. Mais sous ses dehors lénifiants, le terme recouvre une réalité quotidienne faite de destructions, barrages, expulsions, arrestations, tortures. Il sert de masque à la judaïsation rampante de la Palestine. Le status en question est terrifiant et inacceptable.

Gauche israélienne, camp de la paix
L’une des idées les plus enracinées est que sous des dehors compliqués, la politique israélienne est une confrontation entre bons et méchants. Du côté des bons, on trouve « la gauche », travailliste, laïque, plutôt ashkénaze (ça ne se dit pas, c’est implicite), d’une culture proche de « la nôtre » avec des figures comme Amos Oz, David Grossman, Amos Gitai, tous chéris des Français. Du côté des méchants, des fascistes comme Liberman, des religieux fanatiques, des juifs basanés issus des pays arabes ce qui explique leur peu d’empathie pour les Palestiniens. Or, rien n’est plus faux que cette distinction. Ceux qui ont jeté les bases du désastre actuel, les Ben Gourion, Golda Meir, Shimon Peres et autres, étaient travaillistes, ashkénazes et tout à fait laïques. Le héros de la gauche israélienne, le général Rabin, faisait casser les os des mains des lanceurs de pierre et il a été le premier à enclore de barbelés les territoires occupés. Le « camp de la paix » n’est qu’une caution présentable à l’extérieur. Jamais sa voix ne s’est fait entendre lors des pires opérations de guerre menées par Israël, en particulier contre Gaza. Alain Finkielkraut fait partie du camp de la paix dans sa version française.

Autorité palestinienne.
C’est une pièce maîtresse dans le dispositif du statu quo. Tout le monde a intérêt à croire (ou fait semblant de croire) qu’il s’agit du gouvernement du peuple palestinien. De fait, l’Autorité a bien des ministres et des datchas, mais le dernier gamin qui pousse ses cageots de tomates sur le marché de Naplouse sait que c’est une blague. Même du point de vue constitutionnel l’Autorité n’a plus aucune légitimité puisque de nouvelles élections auraient dû se tenir depuis des années – ce qui était exclu car le choix était entre bourrage des urnes ou victoire du Hamas en Cisjordanie même.
Le rôle réel de l’Autorité est double. D’une part elle répartit l’argent des pays donateurs (Union européenne, Etats-Unis, pays du Golfe) entre ses fonctionnaires. Elle se sert au passage mais ce clientélisme fait vivre des dizaines de milliers de familles. D’autre part, elle contribue au maintien de l’ordre en Cisjordanie, où le Hamas est caché ou en prison. Les policiers de l’Autorité sont les harkis des Israéliens et de façon générale, l’Autorité sert les intérêts israéliens malgré toutes les simagrées destinées à l’ « opinion internationale ».

Colonies (démantèlement des)
Dans les « plans de paix » qui défilent depuis tant d’années, il est plus ou moins admis que les colonies israéliennes en Cisjordanie seront démantelées. On s’imagine souvent que les « colonies » sont des avant-postes sur des collines, entourés de barbelés et malheureusement peuplés de religieux fanatiques. De telles colonies existent en effet, mais elles ne rassemblent qu’une petite minorité du demi million de juifs qui vivent dans les territoires occupés. Les autres habitent de grands blocs urbains qui sont en continuité avec les principales villes israéliennes. Le bloc qui plonge vers l’est jusqu’à Ariel, à quelques kilomètres du Jourdain, représente la banlieue et grande banlieue de Tel Aviv. Ma’aleh Adoumim est l’expansion de Jérusalem vers la mer Morte. L’économie israélienne – usines, entrepôts, laboratoires – est étroitement intriquée avec les « colonies ». Le mot a l’intérêt de suggérer un état provisoire : puisqu’il n’y a plus nulle part de colonies, celles-ci finiront par disparaître comme les autres. Provisoire et statu quo sont les deux faces de la même médaille.
Allons plus loin : la colonisation israélienne ne date pas de 1967. Quand ma mère parlait de son lieu de naissance, Petah Tiqvah, qui était en 1907 un foyer sioniste dans le sable du désert, elle disait « la colonie ». Petah Tiqvah est aujourd’hui un village-dortoir de la banlieue de Tel Aviv (et le siège de l’une des principales prisons politiques du pays). Le mot de colonie recouvre un projet qui n’a jamais cessé depuis les débuts du sionisme, l’expansion de l’État juif sur la totalité de la Palestine.

« Ils ne voudront jamais »
Il est communément admis que les Israéliens n’accepteront jamais la seule solution possible, celle d’un État commun entre le Jourdain et la mer, où vivront libres et égaux les 12 millions d’êtres humains aujourd’hui présents dans ce pays. Or, de plus en plus de voix se font entendre, en Israël même, pour dire que la solution à deux États est morte. Le choix est donc simple : soit la poursuite d’un statu quo sans fin – et l’on a vu ce qu’il fallait en penser –, soit la marche vers un État commun.
Il a fallu plus de vingt ans pour que l’OLP passe du stade d’organisation terroriste à celui de partenaire digne d’apparaître sur la pelouse de la Maison Blanche. Aujourd’hui, tout va plus vite en dépit des apparences. Lors des dernières élections législatives, la Liste arabe unie, pour laquelle ont voté de nombreux juifs israéliens, est devenue la troisième force politique du pays. À l’intérieur même des frontières de 1967, on se trouve déjà devant un État binational. Certes ce n’est qu’un début, mais combien porteur d’espoir.

Eric Hazan est écrivain et éditeur français. Il a fondé les éditions La Fabrique
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