Bête de terrier

Sandrine Deloche

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Aux aguets pour toujours, il écoute le monde des parois autour. L’encerclement d’une vie grouillante et invisible le tourmente parfois. Mais le maitre du domaine c’est lui. L’inspecter jusqu’au moindre détail. Parcourir sans cesse ses tunnels labyrinthes et galeries. Consolider toujours et encore les murs de cet état. Par expérience, user de la manœuvre frontale sinon rien. Une technique irréfutable. D’arrière en avant, lancer le front contre la terre jusqu’au sang. Le signal d’une compaction aboutie.

L’endroit s’emplie alors d’une paix obscure. Silence d’argile et goût du sang annoncent la fin du labeur. Une saveur brune mêlée au morceau de chair qu’il avale à la hâte, presque honteux de mordre dans les provisions enterrées ça et là. Repu, il s’endort en boule, et ressasse dans ses rêves les ordres guerriers. Planifier et prévoir à l’excès, ne rien négliger des dangers, aménager une sortie de secours, garder l’oreille en éveil. Car l’ennemi rôde toujours. Il le sait en lieu et place de ce sifflement insidieux, dispensé de la même façon partout, le laissant sans répit ni solution. Une tentation le tenaille sans cesse. Creuser de toutes parts pour le débusquer, cet Autre. Le chercher à la folie jusqu’à détruire l’habitacle. Son antre chéri.

Texte inachevé de 1923, Le Terrier nous fait parcourir la pensée incessante d’une créature irreprésentable. Gravement malade, Franz Kafka lutte contre la tuberculose. La mort qui l’attend c’est la noyade pulmonaire. Suffoquer après avoir lutté longtemps. Une vie creusée par vagues de fièvre, de sifflement, de fatigue. Devoir s’isoler pour mener un combat avec ou contre le bacille de Koch. Une vigilance harassante qui diffuse sous terre dans le texte. Au moindre bruit, souffle coupé, se tenir en arrêt, élargir ses écailles d’intelligence et se tenir prêt à bondir. La bête et lui se fondent-ils en un seul je pensant ? L’intranquilité tient-elle lieu de boussole intime ? « J’ai été léger d’esprit comme un enfant, j’ai occupé mes années adulte avec des jeux d’enfant, même quand je pensais aux dangers je ne faisais que jouer, j’étais incapable de penser vraiment aux vrais dangers. Et pourtant les avertissements n’ont pas manqué. Quelque chose qui pourrait rivaliser avec ce qui se passe actuellement ne s’est toutefois jamais produit ». [1]En 1923, Franz Kafka pressent-il l’implacable mécanique entrainant l’Europe vers la sauvagerie de masse. Terrasser la liberté, transformer la vie en obéissance de ghetto et d’un cran faire triompher la terreur gouvernée jusqu’aux camps.

Écris-nous Franz, nous avons besoin de clairvoyance, de férocité pour sortir de cette étrange confusion. D’où je parle, la vie est suffocante. L’autre est devenu un ennemi mortel pour soi et inversement. La peur nous a conduit à nous calfeutrer au prix d’une obéissance colossale. Le terrier nous détourne d’une sagacité salvatrice. Chaque jour, s’ensevelir à tout prix telle l’autruche imbécile nous ridiculise. Ce qui nous savons, nous l’oublions. Le virus colonise les corps tuant certes les plus fragiles. Mais c’est principalement la réaction secondaire du corps qui entraine le déchainement d’autolyse. Une autodigestion par le menu. L’excès de réponse à l’ennemi se retourne toujours contre soi comme l’histoire nous l’enseigne. L’organisme humain est devenu la bête folle du terrier. Il croit détecter le danger en entendant son propre souffle, au risque de se détruire. Le corps politique n’échappe pas à la règle. Du bipède plumé à la tourmente immunitaire, il erre en zigzag dans ses constructions contradictoires piétinant nos libertés fondamentales au passage.

Parmi nous, combien sont devenus bêtes de terrier, totalement coincées dans cette conviction mensongère du danger. Sortir à l’air libre en nombre et demander des comptes pour tous ces morts en excès. Une addition tristement salée renvoyant aux politiques d’austérité froidement conduites depuis un quart de siècle. Voilà le courage que nous devons avoir dès le premier jour de mai et ne plus rien lâcher de ce combat face au mensonge d’État, ce virus jamais éradiqué. Après, nous pourrons jouer comme des enfants, l’esprit léger et soutenir la jeunesse à prendre soin de tout ce qui l’entoure avec considération, au delà du danger.

Sandrine Deloche pédopsychiatre. Collectif 39 Enfance, collectif Printemps de la psychiatrie.

[1Franz Kafka, Le Terrier, Trad Dominique Miermont, Mille Et Une Nuit, Paris, 2002.

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