Barbès, Marlboro Bled et tactiques de survie : le monde dans un paquet

Souhaib Mebarki

paru dans lundimatin#480, le 17 juin 2025

Dans les méandres de Barbès, un parfum de tabac entêtant se mêle aux effluves de la cuisine algérienne. Au-delà des apparences, chaque paquet de Marlboro algérien dissimule une histoire, un réseau et une tactique. Loin d’être un simple objet de consommation, cette cigarette devient un vecteur du quotidien, un outil de résistance et un symbole d’une économie parallèle. En s’inspirant des travaux de Michel de Certeau, nous proposons d’explorer les « arts de faire » des vendeurs à la sauvette, ces artisans de l’entre-deux qui, à travers un objet aussi banal qu’un paquet de cigarettes, inventent les règles du jeu.

Entre la place de la Charbonnière et le va-et-vient incessant de la station de métro Barbès-Rochechouart, une transaction furtive se joue à l’abri des regards. Un paquet de cigarettes Marlboro algerien, distinct de ceux commercialisés légalement en France, passe discrètement d’une main à l’autre. Ce paquet de Marlboro, originaire d’Algérie, dépasse sa simple fonction de produit de consommation. Il incarne le parcours sinueux d’un réseau migratoire, s’amorçant dans un bureau de tabac algérien, où il est acquis en toute légalité par des grossistes, pour aboutir à Barbès, où il devient, à l’instar de son vendeur, un "sans-papiers". Ce paquet de cigarettes se mue ainsi en un symbole poignant des liens unissant l’Algérie et la France.

Cet article se propose d’explorer l’univers méconnu du paquet de Marlboro algérien, en retraçant son parcours depuis les usines de production jusqu’aux fumeurs français. Nous examinerons les motivations des acteurs impliqués dans ce commerce, des importateurs aux vendeurs à la sauvette, en passant par les consommateurs. Nous analyserons également les différences entre le paquet de Marlboro algérien et ses équivalents de commerce légal en France, tant sur le plan gustatif que symbolique. Enfin, nous nous interrogerons sur la signification de ce commerce illicite dans le contexte de l’immigration algérienne en France, et sur la manière dont il reflète les relations entre les deux pays.

Le Marlboro algérien : Un objet entre les mondes

Lors de mes premiers pas en France, j’avais emporté deux cartouches de cigarettes, expédiant la troisième dans ma deuxième valise. Ces précieuses cartouches m’ont accompagné pendant deux mois et quelques jours, avant de s’épuiser inexorablement. Mon statut d’étudiant ne me permettait pas de m’offrir les Marlboro français, vendus à l’époque à 10 euros le paquet. En tant qu’Algérien, je savais que je pourrais probablement trouver des Marlboro algériennes à Barbès, à un prix certainement plus abordable. À cette époque, je n’avais pas encore entamé ma thèse, et je n’aurais jamais imaginé que mes recherches me conduiraient à explorer ce quartier.

L’effervescence Barbés, les odeurs de nourriture, les cris des vendeurs, les groupes de jeunes qui se formaient... Tout me rappelait un quartier populaire d’Algérie. J’observais ces jeunes vendeurs ambulants proposant des cigarettes "Marlboro, Malboro bled, Chema (tabac à chiquer)". Leur accent et leur allure (Pour moi surtout) ne laissaient aucun doute sur leur origine : c’étaient des immigrés algériens. Cette scène confirmait les récits que j’avais entendus sur Barbès en Algérie.

Curieux, je m’approchai d’un jeune homme et le saluai : "Saha Khoya (salut frère), ya til du malboro ?". Il me répondit avec le même code d’identification entre Algériens : "Saha lbled (salut fils de mon pays), il y a celui à 4 euros et celui à 6 euros". Nous étions en 2021. Intrigué par cette différence de prix, je lui demandai des explications. Il m’apprit que le paquet à 4 euros était du tabac de contrebande fabriqué en Île-de-France, une imitation du paquet de Marlboro dont tout était falsifié, y compris la boîte. Il me montra comment le cellophane du paquet se déchirait de manière étrange et souligna que l’inscription était uniquement en français. La boîte était si bien imitée qu’elle ressemblait beaucoup à celle du paquet de Marlboro algérien, à la différence près que cette dernière comportait des inscriptions en arabe et en français, tandis que la version contrefaite n’était qu’en français.

Pris par la curiosité, j’achetai deux paquets. En ouvrant celui de contrebande, une odeur étrange s’en dégagea. J’allumai une cigarette, qui me parut interminable, et le goût était vraiment désagréable, laissant une odeur persistante. Contrairement à la cigarette Marlboro algérienne, qui ressemble, dans la forme de la cigarette et le goût, à une cigarette Marlboro française, mais dont le paquet et les couleurs sont beaucoup plus proches d’un paquet de Marlboro de contrebande. Le prix, déjà mentionné, est également différent des deux autres.

Les entretiens menés auprès d’un coiffeur (interlocuteur principale) exerçant à Barbés ont permis de mettre en lumière les mécanismes du commerce illicite de cigarettes de Marlboro, en provenance d’Algérie. Ce phénomène illustre les dynamiques des espaces circulatoires décrites par Alain Tarrius, où les relations transnationales entre les pays d’origine et les pays d’installation réinterprètent les flux économiques mondiaux. [1] Ces mécanismes reposent sur deux principaux modes d’approvisionnement, chacun révélant des logiques distinctes.

Les petits réseaux : une mondialisation "par le bas"

Des personnes effectuent des allers-retours entre la France et l’Algérie, transportant des quantités limitées de cigarettes (généralement moins de 4 cartouches par voyage), achetées à bas prix en Algérie (environ 3500 dinars algériens, soit 14 euros, la cartouche). Ces acteurs s’inscrivent dans une dynamique que Portes nomme "la mondialisation par le bas" [2], où les échanges transfrontaliers contournent les institutions formelles pour répondre à des logiques de survie et d’opportunité. Ces cigarettes, vendues sur le marché français à environ 50 euros la cartouche, génèrent un bénéfice unitaire de 36 euros, soit une marge nette de 20 euros pour les vendeurs ambulants. Ce processus reflète ce qu’Abdelmalek Sayad qualifie de "double absence", une marginalité économique qui contraint ces acteurs à mobiliser des ressources communautaires transnationales pour subsister.

Les grands réseaux : la logistique des économies informelles

Par contraste, des cargaisons importantes de cigarettes – parfois plusieurs centaines de cartouches – sont introduites clandestinement en France, échappant aux contrôles douaniers. Ce modèle de trafic ( qui me cache encore beaucoup de secrets) mobilise des infrastructures logistiques plus sophistiquées, révélant des compétences territoriales circulatoires [3] nécessaires pour contourner les contrôles de l’État. Ces grands réseaux témoignent de la complexité des espaces de frontière, que Nancy Green décrit comme des lieux à la fois de séparation et d’échange [4], où se négocient des images sociales et culturelles. Les bénéfices réalisés à chaque étape de la chaîne du transporteur au grossiste traduisent une articulation entre pratiques locales et flux globaux, générant des profits substantiels pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros par cargaison.

Ces deux modes d’approvisionnement mettent en évidence des réseaux sociaux, construits autour de liens familiaux, amicaux ou associatifs. Ces réseaux s’inscrivent dans une dynamique transnationale, définie par Nina Glick Schiller comme des relations multiformes liant les sociétés d’origine et d’installation [5]. Les vendeurs ambulants, souvent situés à la périphérie de ces réseaux, jouent un rôle dans la distribution des cigarettes auprès d’une clientèle locale, illustrant les mobilités translocales [6] propres à des micro-espaces comme Barbés.

Chaque paquet de Marlboro transporté entre l’Algérie et la France dépasse la simple valeur marchande. Ces flux économiques informels incarnent les dynamiques de la mondialisation par le bas tout en mettant en lumière les limites des états dans le contrôle des circulations transfrontalières. Comme le souligne le sociologue Alain Tarrius, ces circuits illustrent une économie de négociation qui résonne avec les héritages historiques franco-algériens, issus à la fois de la colonisation et de l’immigration postcoloniale. Ces dynamiques transfrontalières transforment les frontières en zones ambivalentes, elles fonctionnent à la fois comme des seuils de séparation et comme des espaces de négociation économique, sociale et culturelle.

Ce phénomène s’inscrit dans un contexte historique profondément marqué par l’immigration algérienne en France, notamment à Barbès. Les premières vagues migratoires, apparues pendant et après la première guerre mondiale [7], ont vu l’installation de commerçants qui, avec le temps, ont établi les bases d’une économie informelle. Ces pratiques ont ensuite été perpétuées et adaptées, intégrant des marchandises comme les cigarettes Marlboro dans des circuits transnationaux.

La persistance de ces échanges met en évidence une continuité des relations postcoloniales, des flux de marchandises illicites- licites entre l’Algérie et la France entraînant les liens historiques, mais aussi les tensions politiques et économiques entre ces deux territoires. Ce commerce illégal, souvent perçu comme un défi aux autorités, s’appuie sur un réseau local profondément enraciné dans les réalités sociales du quartier. Les liens familiaux, amicaux et communautaires jouent un rôle dans la transmission des savoir-faire et la coordination des opérations.

Les interactions entre les stratégies de contrôle étatiques et les tactiques développées à Barbès s’apparentent à une boucle d’action-réaction. Lorsque l’État renforce les mesures répressives, les acteurs locaux adaptent leurs tactiques pour contourner les nouvelles restrictions, illustrant une dynamique d’agilité caractéristique des économies informelles. Les vendeurs utilisent des itinéraires alternatifs, des codes de communication spécifiques et des méthodes de dissimulation. Cette situation crée une "micro-frontière" franco-algérienne, où chaque échelle du fournisseur transfrontalier au vendeur local et au client final participe à un jeu de cache-cache permanent.

Ce commerce transfrontalier, inscrit dans des logiques transnationales et circulatoires, illustre les transformations des espaces urbains. Ces espaces, souvent marginalisés, deviennent des lieux d’innovation économique et de résistance sociale. Comme le rappellent Aterianus-Owanga et Musso, les pratiques des migrants ne se limitent pas à des formes d’exploitation, elles constituent également des tactiques d’adaptation et d’invention dans des contextes de vulnérabilité et de domination. [8] À travers cette activité informelle, ce cas d’étude souligne les tensions entre les logiques globales de la mondialisation et les réalités locales des économies populaires. Cette étude de cas souligne ainsi la diversité des activités économiques qui peuvent émerger au sein des espaces circulatoires. Si ces espaces sont bien souvent structurés par des réseaux migratoires historiques, ils sont également le lieu d’innovations et d’adaptations liées aux contextes locaux. La vente de cigarettes à la sauvette est un exemple de cette capacité des migrants à créer de nouvelles opportunités économiques, tout en s’inscrivant dans des dynamiques plus larges de la mondialisation et des échanges transfrontaliers.

Les arts de faire des vendeurs à la sauvette : Stratégies et tactiques

Pour les vendeurs de cigarettes, cet objet dépasse le simple statut de produit de consommation. Il devient un outil de survie, une manière de gagner de l’argent dans un contexte où les opportunités légales sont limitées. Les restrictions croissantes sur la régularisation des personnes sans-papiers, réduisent les possibilités de régularisation pour de nombreux personnes, les poussant ainsi vers des activités économiques précaires. Cette situation souligne la complexité de l’intégration pour les personnes en situation irrégulière, qui se retrouvent souvent prises au piège de l’économie informelle.

Comme les objets étudiés dans "Une histoire de l’immigration en 100 objets" [9], la cigarette est chargée de significations multiples, reflétant les aspirations, les difficultés et les tactiques de survie des individus. Elle incarne à la fois un lien avec les origines, un moyen de subsistance et un symbole de résistance face à des conditions d’existence précaires.

Il est important de noter que ce type de commerce s’inscrit dans un contexte plus large de politiques migratoires restrictives et d’économie mondialisée. Les réseaux de trafic de cigarettes, tout comme les réseaux migratoires plus traditionnels, s’appuient sur des liens de solidarité et de confiance entre les individus. Ces réseaux jouent un rôle essentiel dans l’insertion économique des migrants, même si les activités qu’ils favorisent sont illégales. Les objets, tels que les cartouches de Marlboro, circulent au sein de ces réseaux, renforçant les liens sociaux et contribuant à la construction des lieux comme la place de la Charbonnière (Barbés) à Paris.

Cependant, il est crucial de souligner que ce type d’activité n’est pas sans conséquences. Les risques liés au trafic, l’exploitation des travailleurs, la concurrence déloyale sont autant d’enjeux qui doivent être pris en compte.

Lorsqu’un vendeur de Barbès reçoit un paquet de cigarettes, il active involontairement ce que le sociologue Erving Goffman nomme un « Umwelt » [10] : une sorte de bulle de sécurité que chacun d’entre nous construit autour de soi. Si cette bulle est percée, une sorte d’alarme intérieure se déclenche.

Sur mon terrain, j’ai observé un phénomène similaire : l’arrivée d’un groupe de policiers sur le boulevard de Barbès a déclenché une cascade de sifflements, chacun portant une signification précise pour les vendeurs : nombre de policiers, direction d’arrivée, etc. Ces signaux, compréhensibles uniquement par les initiés, ont permis de diffuser l’information à la vitesse de l’éclair, incitant les vendeurs à dissimuler leurs marchandises sur toute la longueur du boulevard, bien avant l’arrivée des forces de l’ordre.

Cette situation illustre parfaitement la notion d’Umwelt associée à celle de « ruse » développée par Michel de Certeau. Tandis que les policiers adoptent une stratégie frontale, les vendeurs répondent par une tactique plus subtile que Michel de Certeau l’appelle une ruse [11], exploitant un langage codé (les sifflements) pour anticiper et contrecarrer les actions des autorités.

Cette utilisation de codes linguistiques, comme l’a étudié le sociolinguiste William Labov, est étroitement liée au contexte social et aux relations entre les individus. [12] Les sifflements utilisés par les vendeurs constituent un véritable langage secret, un code qui ne peut être compris que par ceux qui partagent une expérience commune et une appartenance à un même réseau social. Ainsi, la situation que j’ai observée met en évidence l’importance des variations linguistiques et de leur rôle dans la construction de l’image sociale et dans les interactions entre les individus.

Je considère les sifflements utilisés par les vendeurs à la sauvette comme des actes d’énonciation [13]. Ces signaux sonores, en tant que langage codé, établissent une relation particulière entre les émetteurs et les récepteurs. Ils constituent un véritable "langage ordinaire" qui permet aux vendeurs de se différencier et de créer une communauté de pratique. Chaque sifflement, dans un contexte spécifique, revêt une signification particulière, transformant ainsi un simple son en un outil de communication stratégique.

Le quartier de Barbès, est un terrain d’étude privilégié pour observer les dynamiques sociales et économiques liées à l’immigration. Au cœur de ce quartier, le paquet de cigarettes Marlboro algérien s’est imposé comme un objet à la fois banal et chargé de significations. Ce petit rectangle de carton, aux couleurs et à l’écriture caractéristiques, transcende son statut d’objet de consommation courante pour devenir un véritable vecteur d’image et de mémoire.

Au-delà de son simple usage, le paquet de Marlboro algérien incarne un ensemble de valeurs et de références culturelles. Pour ceux qui l’ont adopté, il évoque bien plus qu’une simple marque de cigarette. Il est le réceptacle d’une histoire personnelle, d’un vécu en Algérie, d’une famille, d’un café où l’on fumait cette même marque. Il est le lien tangible avec un passé et un ailleurs, un objet qui permet de se raccrocher à ses racines et de se sentir appartenir à la société d’origine.

L’écriture arabe, les couleurs spécifiques, le goût particulier de la cigarette, autant d’éléments qui contribuent à créer un sentiment d’appartenance et à renforcer le lien avec l’Algérie. Ce paquet devient alors selon Goffman un marqueur fort, un symbole qui rappelle l’Algérie en exil.

Cette évolution est palpable dans les rues de Barbès, notamment sur la place de la Charbonnière. Un jour, alors que je sirotais un café au "Royal", j’ai été abordé par une personne visiblement à la recherche de Marlboro algérien. Son français ne laissait aucun doute sur le fait d’être français, mais pas algérien. Il m’a interpellé, me prenant pour un vendeur : "Vous avez des Marlboro algériens ?". Surprise, j’ai décliné, mais j’ai proposé de le mettre en relation avec des vendeurs que je connaissais. Les vendeurs, une fois avertis, sont arrivés rapidement, proposant des produits avec l’assurance de leurs qui ont désormais l’habitude de traiter avec des clients en dehors de la sphère de la communauté algérienne. Le client, après avoir examiné attentivement les différents produits, a finalement opté pour un paquet aux inscriptions arabes, signe distinctif du Marlboro algérien.

Cette scène ordinaire révèle une réalité. Le Marlboro algérien est devenu un produit recherché par une clientèle diversifiée, au-delà des seuls immigrés algériens. Les raisons de cet engouement sont multiples : le prix attractif, l’aura de produit et, pour certains, un lien affectif avec l’Algérie. Mais au-delà de ces motivations individuelles, cette demande croissante témoigne d’une évolution des pratiques de consommation et des rapports sociaux.

Je peux interpréter la vente de paquets de Marlboro comme une manifestation des "arts de faire" et des "tactiques" [14]mises en œuvre par des acteurs marginalisés. En effet, en proposant ce produit, ces vendeurs, souvent considérés comme faibles, exploitent une faille du système pour inverser les rapports de force. Ils transforment ainsi un objet banal en un outil de négociation, démontrant une capacité à s’approprier un espace qui leur est en principe fermé.

Cette pratique, loin d’être passive, révèle une résistance active face à un système qui les marginalise. En détournant un produit de consommation courante, ils affirment leur autonomie et leur capacité à redéfinir les règles du jeu. Ce faisant, ils participent à une politisation du quotidien, où chaque geste, même le plus anodin, devient un moyen de signifier et de contester.

Le choix d’un Marlboro algérien n’est plus seulement une question de préférence gustative, mais aussi un marqueur social. Il peut exprimer une appartenance à une communauté, une rébellion contre les normes dominantes, ou simplement le désir de se différencier. Cette cigarette, initialement associée à un réseau de contrebande et à une image quotidienne spécifique, est devenue un objet polymorphe, capable de revêtir des significations multiples selon les personnes et les contextes.

Cette analyse, en s’appuyant sur les concepts de Certeau, nous a permis de dépasser une vision réductrice de la consommation et de mettre en lumière les dimensions sociales et politiques des pratiques quotidiennes. Elle souligne également l’importance de considérer les personnes non pas comme de simples consommateurs passifs, mais comme des acteurs tactiques qui façonnent leur propre quotidien.

Les élites, en interdisant la vente de cigarettes à la sauvette, cherchent à imposer un ordre social strict. Or, les vendeurs sans-papiers, loin de se soumettre passivement, manifestent une capacité d’adaptation. En détournant cette interdiction, ils opèrent une véritable subversion de l’ordre établi, démontrant ainsi une forme de "tactique" au sens de Michel de Certeau. Ils passent du statut de consommateurs passifs à celui de producteurs actifs, réinventant les usages sociaux et les normes établies. Cette appropriation de l’espace public témoigne de leur volonté de résister et de s’affirmer dans un contexte de marginalisation.

Un exemple de cette dynamique peut être lié à une observation sur la vente de produits comme les paquets de cigarettes Marlboro, qui illustre les « arts de faire » et les « tactiques » décrites par Michel de Certeau. Ces ventes à la sauvette mettent en lumière la capacité des personnes marginalisés à exploiter des failles du système pour inverser les rapports de force. Par cette pratique, les vendeurs transforment un acte à première vue banal en un acte de résistance et de négociation. Cette dynamique rejoint le thème plus large de la capacité des acteurs sociaux à créer du sens et à définir leur quotidien, comme cela sera exploré ci-dessous.

Ayant eux aussi franchi cette étape pour venir en France, à partager une expérience singulière. Ces amis, arrivés en France pour leurs études, avaient suivi une trajectoire similaire à la mienne : jongler entre leurs cours et des emplois à temps partiel pour subvenir à leurs besoins. Ils avaient ensuite réussi à changer leur statut d’étudiant à salarié.

Un jour, je leur ai proposé de m’accompagner chez le coiffeur situé Barbés. Lors de notre arrivée, l’ambiance du salon était marquée par des échanges animés. Beaucoup des clients partageaient des histoires de migration, souvent ponctuées de tactiques pour surmonter les difficultés liées à leur statut. À côté de ces discussions, des personnes vendaient divers objets, bijoux, trottinettes, téléphones, dans une économie informelle qui semblait presque institutionnalisée. Pour mes amis, cette scène était à la fois perturbante et déconcertante.

Je les ai observés, et leur gêne était palpable. Cette situation s’apparente à ce qu’Erving Goffman décrit comme une situation d’embarras social [15], où le désir de fuir l’inconfort est impératif. Plus tard, ils ont exprimé leur trouble : « Pour nous, ce ne sont pas des Algériens », ont-ils dit, sous-entendant que ces personnes ne reflétaient pas leur conception de l’image algérienne. Ils expliquèrent que ces scènes pouvaient même renforcer des préjugés ou pousser certains à adopter des positions idéologiques plus conservatrices.

Pour eux, il était inconcevable que ces personnes demeurent dans une telle précarité. Ils suggéraient qu’à défaut de trouver une vie meilleure, ces derniers auraient pu retourner en Algérie, où ils auraient accès à un toit et à une nourriture digne. Une telle perception traduit une fracture entre deux réalités migratoires : d’un côté, mes amis, armés des codes et des compétences acquises dans leur parcours, et de l’autre, des personnes pris dans une situation de marginalité, à la fois sociale et économique.

Les concepts de Robert Park et Roger Bastide, notamment celui de l’« homme marginal », résonnent ici particulièrement [16]. Ces personnes, rejetées par leur société d’origine et mal acceptées par la société d’accueil, se trouvent dans une zone liminaire, marquée par l’exclusion. En revanche, mes amis incarnent un exemple d’adaptabilité grâce à un accès aux codes culturels et institutionnels.

Les interactions observées au salon soulignent l’importance de comprendre les dynamiques des lieux urbains où se cristallisent les réalités des migrants. Comme le note Anne Raulin [17], ces espaces jouent un rôle dans la réactivation des images et des rituels collectifs, souvent dans une logique de survie mais aussi de résilience. Ces récits montrent que l’expérience migratoire est plurielle et que les réponses individuelles varient selon les trajectoires et les ressources disponibles.

Les vendeurs à la sauvette, que nous avons vus comme des acteurs dans la vie quotidiennes capables de détourner les règles du marché, développent des tactiques encore plus élaborées. C’est le cas de la "Fusée", nom de code donné au Lyrica [18], un médicament psychotrope dont les effets euphorisants en font un produit prisé, bien qu’interdit en Algérie et de plus en plus surveillé en France. Les vendeurs, notamment dans les quartiers comme Barbés, exploitent cette demande clandestine en commercialisant le Lyrica en parallèle des cigarettes, créant ainsi un marché parallèle et illégal.

La vente de Lyrica, dissimulée sous le couvert de la vente de cigarettes, constitue une parfaite illustration de ce que Michel de Certeau appelle la "perruque".

Sous couvert de la vente de tabac, les vendeurs détournent le langage et les interactions commerciales pour proposer un produit illicite. En utilisant les codes et les réseaux propres au commerce de détail, ils transforment un espace marchand ordinaire en un lieu de transactions clandestines.

Cette double activité, qui consiste à vendre à la fois des cigarettes et du Lyrica, illustre une adaptation extrême aux contraintes et aux défis d’une précarité systémique. Pour de nombreux sans-papiers, cette réalité découle d’un choc migratoire, ils arrivent en France avec l’espoir d’un avenir meilleur, mais se retrouvent confrontés à une marginalisation qui détruit leur dignité et leur capacité à subvenir à leurs besoins de manière licite.

Ce choc, est décrit par Sayad comme un désenchantement migratoire [19], pousse certains à recourir à des solutions désespérées, notamment la consommation de substances psychotropes comme le Lyrica. Ce médicament, initialement conçu pour traiter l’épilepsie et les douleurs neuropathiques, devient un palliatif à une réalité insoutenable, offrant une évasion temporaire au prix d’effets secondaires graves, troubles cognitifs, dépendance, et surdosages parfois mortels.

La situation de ces personnes Incapables de retourner en Algérie par crainte du stigmate ou d’un échec reconnu, et exclus des opportunités d’emploi en France, ils restent piégés dans des lieux comme Barbès. Ce quartier devient alors un espace liminal où la survie prime sur la dignité, et où des pratiques telles que la vente de produits illicites émergent comme tactiques de résistance.

Michel de Certeau décrit souvent la tension entre les tactiques des personnes et les stratégies imposées par les pouvoirs en place. Dans le contexte des espaces urbains marginalisés, ces tactiques sont des réponses créatives aux contraintes systématiques, et elles sont souvent dissimulées sous des pratiques qui semblent légitimes mais qui cachent des réalités alternatives. Par exemple, la vente clandestine de Lyrica, en tant que commerce camouflé sous le prétexte d’une activité comme la vente de tabac, est un moyen de réappropriation des failles du système, permettant à ceux qui y ont recours d’affirmer une forme d’autonomie dans un environnement hostile.

Cela fait écho aux travaux des chercheurs comme Raulin, qui voient ces espaces urbains comme des zones d’interstices [20], où les règles sociales, économiques et politiques traditionnelles sont redéfinies par ceux qui y vivent. Ces espaces ne sont pas simplement des lieux de pauvreté ou de marginalisation, mais des lieux où se déploient des logiques de survie et de résilience. Dans ces interstices, les individus naviguent constamment entre les contraintes imposées par le système dominant et les formes de résistance qui leur permettent de construire un quotidien viable, malgré les obstacles.

En ce sens, les pratiques telles que la vente de Lyrica ne sont pas simplement des gestes d’évasion économique, mais des actes tactiques qui contribuent à la construction d’une forme de subjectivité paradoxale. Elles témoignent de la manière dont ces individus, tout en étant pris dans des dynamiques de marginalisation, sont également capables de définir leur existence à travers des choix tactiques. Cela leur permet de créer une forme d’autonomie dans des espaces souvent invisibles (la réalité de l’espace), où les logiques de survie et de résistance deviennent essentielles pour maintenir un certain équilibre.

Enfin, il est intéressant de s’attarder sur une autre valeur symbolique du célèbre paquet de Marlboro algérien, dont le sens dépasse les limites du commerce informel. Non loin de Barbès, mais plus proche de Montmartre, une boutique de vêtements, Isakin Paris, illustre cette récupération par des sphères culturelles dominantes, en l’occurrence le milieu de la mode et de la création. Dans la rubrique "Collab" de leur site, on découvre des T-shirts où ces paquets, objets banals du commerce invisible, sont réinterprétés et mis en avant. Ce détournement témoigne d’un passage de l’invisible au visible, où un symbole du quotidien, souvent marginal, acquiert une nouvelle légitimité en étant intégré à l’univers de la mode. Cette transformation souligne comment les dynamiques de résistance et de survie peuvent être appropriées par d’autres logiques culturelles, un processus que Jean Baudrillard a abordé comme une forme de récupération [21]. En intégrant des éléments issus de cultures marginales ou subversives dans le système dominant, cette récupération vise à les neutraliser et à les transformer en produits de consommation, illustrant ainsi le caractère paradoxal de la valorisation des objets et pratiques marginales. Il est intéressant de constater comment un symbole de résistance, comme le paquet de Marlboro algérien, peut être détourné et intégré dans un système qu’il était censé contester, illustrant ainsi le caractère paradoxal de la récupération.

Photos des t-shirts de Marlboro algérien.
Source : https://isakinparis.com/products/marlboro-blanc?_pos=1&_sid=24c8d480a&_ss=r

Conclusion

Le commerce informel des cigarettes Marlboro algériennes à Barbès dépasse le simple cadre économique. Il incarne une multitude de réalités, la persistance des liens postcoloniaux entre l’Algérie et la France, la créativité des populations marginalisées pour s’adapter à des contextes hostiles, et les tensions inhérentes à une mondialisation qui n’est pas toujours inclusive. À travers cet objet du quotidien, chargé de symbolisme, se dessinent des histoires de migration, de survie et d’intégration, où chaque transaction reflète des relations humaines complexes et des enjeux sous-jacents.

Ce commerce révèle également la dualité des espaces urbains contemporains, des lieux à la fois d’exclusion et d’innovation, où les acteurs marginaux réinterprètent les règles d’un système qui les ignore ou les opprime. Ces pratiques illustrent les « arts de faire » décrits par Michel de Certeau, mettant en lumière des formes de résistance silencieuses mais puissantes, qui transforment un produit ordinaire en symbole de lutte, de mémoire et de mise en scène de la vie quotidienne selon Goffman.

Enfin, cet article invite à repenser les politiques migratoires et sociales en France. Elle démontre que loin d’être des victimes passives ou des menaces, les acteurs de l’économie informelle participent à la construction des villes et des sociétés, en y insufflant leur résilience et leur ingéniosité. Le Marlboro algérien, objet polymorphe, devient ainsi un miroir des tensions mais aussi des potentialités d’un monde globalisé. Il nous rappelle que derrière chaque produit, chaque geste, se cache une histoire, et que ces histoires méritent d’être racontées pour mieux comprendre les défis et les richesses de notre époque.

Souhaib Mebarki

[1Tarrius, Alain. 2000. Les Nouveaux Cosmopolitismes. Mobilités, identités, territoires.

[2Portes, Alejandro. 1999. « La mondialisation par le bas », Actes de la recherche en sciences sociales.

[3Tarrius, Alain. 1992. Les Fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales.

[4Green, Nancy. 1999. « Trans-frontières : pour une analyse des lieux de passage », Socio-anthropologie.

[5Glick Schiller, Nina et al. 1995. « From Immigrant to Transmigrant : Theorizing Transnational Migration », Anthropological Quarterly.

[6Conradson, David et McKay, Deirdre. 2007. « Translocal Subjectivities : Mobility, Connection, Emotion », Mobilities.

[7Ben Boubaker, Hajer. Barbès Blues : Une histoire populaire de l’immigration maghrébine. Paris : Éditions du Seuil, Collection Documents, 2024. 304 p.

[8Aterianus-Owanga, Alice et Musso, Sandrine. 2017. Introduction. Anthropologie et migrations : mises en perspective.

[9Une histoire de l’immigration en 100 objets, Collectif sous la direction de Sébastien Gökalp, Éditions de la Martinière, Palais de la Porte Dorée, juin 2023, 320 pages

[10Erving Goffman. La Mise en scène de la vie quotidienne, 1959, trad. fr. 1973, rééd. Minuit, coll. « Le Sens commun », 1996.

[11De CERTEAU Michel. L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, UGE, Paris, coll. « 10/18 ». Réédité en 1990 par les soins de Luce Giard (Gallimard,Paris).

[12LABOV (William). — Sociolinguistique (Sociolinguistic patterns).Minuit, 1976. — 463 p.

[13Benveniste, É. (1966). Problèmes de linguistique générale. Gallimard.

[14Certeau, M. de (1980). L’invention du quotidien I : Arts de faire. Paris : Gallimard.

[15Goffman, Erving (1956). La mise en scène de la vie quotidienne. Garden City : Doubleday.

[16Bastide, Roger (1970). Les religions africaines au Brésil : Pour une sociologie de l’interpénétration des civilisations. Baltimore : Johns Hopkins University Press.

[17Raulin, Anne (2009). « Minorités urbaines : des mutations conceptuelles en anthropologie ». Dans Cuche, Denys, Raulin, Anne et Kuczynski, Liliane (dir.), Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 25, n° 3.

[18Lyrica, contenant de la prégabaline, est un médicament utilisé pour traiter les douleurs neuropathiques, l’épilepsie et les troubles anxieux généralisés. Il agit en modérant l’activité des signaux nerveux responsables des douleurs et des crises

[19Sayad, A, op. cit.

[20Raulin, A, op. cit.

[21Baudrillard, J. (1975). Le système des objets. Gallimard.

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