Avis à la population du royaume de l’absurde

Dystopie

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

Nous sommes toujours en guerre. Mais Notre politique royale la mènera bientôt à son terme.
D’ici là, Nous vous enseignons plus que la sécurité : la prudence et la sagesse.

L’écart, la distance ont toujours été des vertus cardinales salutaires, trop vite oubliées dans le rush incessant de notre vie moderne. Nous allons ré-apprendre, ensemble, à les apprivoiser, à les cultiver.

Un esprit sain dans un corps sain, voilà toute Notre ambition, ancestrale, tout Notre combat, ancré au plus profond de notre civilisation qui, par la force des choses, (re)devient une Civilisation de la distance.

La force des choses, ne l’oubliez jamais. C’est dans la contrainte qu’éclot la plus belle liberté. Cultiver la vitesse dans la distance : voilà Notre grand défi en ces temps extrêmes !

Nos corps performants d’hier, tous fidèles vigoureux de la Grande Eglise de la Vitalité Economique, soudain mutilés dans leurs augmentations respectives, retrouveront sous peu l’élan, la joie qui les habitait. Ils pourront de nouveau marcher, courir, sauter, pédaler, grimper, ramer, crapahuter, Koh-Lantariser, s’assouplir mais plus que jamais individuellement, à l’écart les uns des autres.

La distance devenant désormais notre règle d’or, nous devons en tirer toutes les conséquences heureuses pour contribuer au bien-être des populations. Une forme d’amour et d’amitié courtois, qui nous obligera à réfléchir sur notre hédonisme fusionnel et cavalier habituel. Que chacun soit, non plus un danger pour tout autre, mais pour le moins un Ami.

C’est aux citadins que Nous nous adressons surtout. Dans les campagnes, l’espace vital joue naturellement en faveur de la prudence et de la sagesse dans l’écart. Toutefois les ruraux feront bien d’appliquer les principes ici édictés partout où le surcroît de densité humaine sera avéré.

Dans les villes où la vie est naturellement trépidente et propice aux effusions de masse, c’est là que l’application smartphone vous signalera avec le plus de résultat, non seulement la proximité d’un contaminé de la Guerre, mais tout écart insuffisant de moins d’1 mètre dans votre position auprès de quiconque.

Nos principes concernent 5 grands domaines.

1 . Sous peu, à une date que le Roi et ses Conseillers en Sciences Notoires ont jugée bonne, écoliers, collégiens, lycéens, vous retrouverez vos pupitres. Il vous faudra faire de la distantiation sociale un jeu, l’appréhender sous forme ludique.

Il faudra mettre par exemple votre frénésie de danser au service de votre protection individuelle. En tournant sur vous-mêmes sur le mode et selon le rythme que vous voudrez, vous vous assurerez à intervalles de temps réguliers que personne ne s’approche de vous dans un rayon de moins d’1 mètre, et que vous-même également respectez cette distance.

Ce geste n’est qu’un exemple parmi d’autres du comportement nouveau, ludique et joyeux qu’il vous faudra adopter à chaque instant dans les moments de détente – récréations et périodes de temps juste avant la reprise de la journée scolaire et juste après sa fin.

En classe, il vous suffira de respecter les consignes ordonnées par vos instituteurs ou professeurs : au moins 1 mètre entre chaque élève assis à sa table et sans déroger, sans se rapprocher du voisin pour un quelconque motif. S’il le faut, et il le faudra, nous dédoublerons les classes en requérant pour ce faire tous les espaces disponibles au sein des établissements : gymnases (le sport se pratiquera désormais systématiquement dehors), garages à vélos (on réduira leur usage de moitié, dispensé à tour de rôle), halls de réfectoires,…

Partout où les établissements d’enseignement ne disposeront pas des moyens nécessaires au redéploiement des effectifs dans l’espace, Nous préviendront les parents que leurs enfants encoureront malheureusement un risque de contamination imparable. Une prime à la scolarisation leur sera alors accordée pour compenser la prise de risque assumée.

Car aucun enfant ne devra rester confiné chez lui, seul ou avec ses parents, le but de la reprise de la scolarité étant de libérer les parents pour la reprise du labeur consenti.

2 . Le respect d’1 mètre minimum de distance étant bien sûr une mesure arbitraire, quelque peu théorique, Nous ne garantissons pas qu’elle permettra à coup sûr d’empêcher la contagion. Mais il Nous faut bien prendre la Mesure des mesures, c’est là Notre décision, la Santé du Royaume est à ce prix. Nous prenons d’abord et avant tout, dans la circonstance et bien malgré Nous, la mesure des sacrifices nécessaires en temps de guerre.

Nous n’imposerons rien sans le consentement de la personne concernée (de toutes les personnes en vérité), de ce qui serait imposé de force et d’autorité s’il elle n’y consentait pas. C’est, selon une vieille tradition qui a fait ses preuves, par sa libre volonté que le peuple souverain acceptera la règle que le Roi aura édictée en son nom, pour son bien. Nous voulons passer de la peur, un mode de gouvernement regrettable, à la prudence inquiète mâtinée de méfiance pondérée et responsable. Restons à l’écoute des poètes de l’intranquillité !

La reprise du labeur se fera également sous le sceau de la bienheureuse distance. Dans les ateliers, sur des chantiers de plein air, dans les bureaux, tout travailleur sera tenu de réorganiser ses tâches de sorte que la distance soit à tout moment respectée.

Un outil, un document, une marchandise ne seront plus transmis de main à la main mais déposés au sol ou sur un support quelconque, pour que son destinataire puisse s’en saisir une fois éloigné le dépositaire.

Partout où le télé-travail sera possible, il sera de rigueur. Mais c’est déjà le cas dans de nombreux secteurs d’activité de Notre économie, la tendance n’en sera donc qu’accentuée, Nous ne jugeons pas utile de nous y attarder.

Si ces consignes, simples et de bon sens, sont impérativement respectées, Nous sommes convaincus que la reprise du travail n’inquiètera plus personne outre mesure.

3 . Les transports en commun dans notre Royaume feront l’objet de Notre plus grande et de notre plus vigilente attention.

Il y a peu, dans nos grandes métropoles hélas surpeuplées, Nous avions créé parfois la fonction de « Régulateur de flux ». Celui-ci avait pour tâche d’orienter à la sortie comme à l’entrée des compartiments du métro, du RER ou du Rail tous les voyageurs sur-entassés, écrasés en période de grande affluence. Il indiquait par porte-voix les directions que les passagers ne distinguaient même plus dans la cohue extrême.

Le Régulateur de flux réapparaîtra donc, mais cette fois chargé de contribuer au respect de la distance, dans les wagons comme sur les quais, dans les couloirs et les grands halls. Il sera muni d’une canne rouge légère dont ils pourra donner quelques coups furtifs sur les flancs de tout passager trop collé à son compatriote dans ses déplacements.

Il ne faudra voir dans le Régulateur de flux ni malveillance ni violence. C’est plutôt l’image du bon pâtre qui s’impose, soucieux de la santé de ses brebis qui doivent bien recevoir de temps à autre quelques coups de bâton affectueux.

Ces principes, dictés par le Roi et ses Conseillers en Sciences Notoires, ajoutés à des régulations d’horaires spécifiques, étudiées et ajustées aux catégories de populations, de travailleurs et d’âges, permettront un désengorgement des heures dites « de pointe » (à quoi il fallait procéder depuis longtemps), et rendront les déplacements en transport en commun à l’évidence plus heureux qu’ils ne furent jamais.

4. Pour tous les évènements culturels qui rassemblent des foules entières livrées à l’ivresse ou des publics en nombre, le respect de la distance représentera un effort réel jusque dans sa dimension éthique. De sorte que la transe lorsqu’elle se produit, ou la vibration commune née d’une même émotion puissent être préservées mais à l’image de chaque abeille évoluant dans sa propre alvéole, une fois interdit pour des raisons exceptionnelles l’amas autour du Corps de la Reine.

Sur les plateaux de spectacle vivant, acteurs, danseurs et musiciens respecteront entre eux la distance de rigueur, à charge pour les metteurs en scène, chorégraphes et chefs d’orchestre ou de groupe de composer et diriger dans ce sens. Nul doute qu’un art nouveau naîtra dans ces conditions ; là encore on fera de contrainte et de nécessité vertu.

5 . Pour les sports collectifs, la passe comme au football sera le maître mot. Le rugby sera réinventé après soustraction de la mêlée et des plaquages au sol. Le cyclisme marquera la distance entre chaque coureur du peloton (ce qui évitera d’ailleurs bien des chutes). La lutte sera simulée, à distance, comme la boxe et tout sport de combat, tels certains arts martiaux.

Le Roi, Mesure des mesures, dans un souci premier d’honnêteté tient à faire comprendre que toutes ces mesures n’auront bientôt plus rien d’exceptionnel, et sont prises à partir d’une vision réaliste de la situation : ni les masques, ni les gants en plastique ne suffiront à nous protéger de l’agent contaminant. Il en faudrait au mieux des milliards, remplacés toutes les 4 heures (durée d’efficacité estimée), ce qui nous rendrait encore plus dépendants des énergies fossiles, le pétrole en particulier dont ils sont les produits dérivés.

Le Roi tient à convaincre que la nouveauté de ces principes et contraintes n’est nullement le fruit du délire, d’une tempête sous un crâne. C’est bien plutôt un nouvel imaginaire qui s’impose à nous tous, sans lequel toute Raison, même la plus commune et la plus solide, sera bien faible sous son apparente puissance. Nous devons absolument, comme nouvel impératif catégorique, tous partager cet imaginaire, pour qu’il s’incruste durablement dans notre cerveau, dans nos rêves, dans nos gestes comme dans chaque molécule de notre corps.

L’imaginaire sanitaire national, bien plus – mondial, de l’écart et de la distance est le grand Atout des temps futurs, la carte Maîtresse à jouer et rejouer en permanence pour que notre politique qui en découle ne cède plus au fait accompli de la guerre cruelle, mais soit la continuation de la guerre par d’autres moyens, plus pacifiques.

Le Roi et ses Conseillers en Sciences Notoires jugent inutile d’insister ou de préciser quoi que ce soit concernant le déploiement total de notre grand arsenal technologique. Celui-ci est en effet opérant depuis une bonne vingtaine d’années déjà, et ne fait jamais que se perfectionner, s’actualiser à la faveur de crises comme celle que nous traversons. Les pousseurs de cris d’orfraie sont toujours en retard d’une guerre, risibles pour cette raison.

S’il faut toutefois rassurer ces derniers, le Roi leur enseigne que les outils technologiques de contrôle et de surveillance, même les plus pointus, ne se suffisent pas à eux-mêmes mais requièrent l’omniprésence de l’Etat, au dehors comme au dedans des appareillages, pour les rendre à leur efficacité optimale. Le Policier, comme le Régulateur de flux, sont des modèles d’humanité éduqués pour l’avenir.

Enfin, le Roi et ses Conseillers en Sciences Notoires tiennent à rendre hommage et honneur à nos soignants pour toute leur abnégation patriotique présente et future. Car ils sont et resteront les plus sollicités, les plus exposés au front, à l’heure où le sentiment et la valeur du sacrifice refont florilège, avec bonheur face au malheur durable qui s’abat sur l’humanité globale.

Le Roi juge impensable que, comme durant la guerre 1914-1918, les plus démunis aillent se faire saigner et tuer au front en masse, tandis qu’à l’arrière les nantis feraient bombance en terrasses dans les centre-villes. Si l’image devait resurgir comme un trauma, le Roi annonce qu’il déciderait de fermer définitivement cafés et restaurants.

Le Roi, tenant compte du décompte incessant, journalier, de nos morts, mesure toute la peine infligée à ses sujets assujettis chaque jour au même décompte. Il entend bien, le plut tôt possible, communiquer chaque jour prochain plus heureux, dans l’ivresse inverse, enfin renversée, le Grand décompte de tous les Vivants, sans en excepter aucun, et ce en tout lieu du territoire souverain du Royaume. Des listes à la dimension requise seront placardées sur tous les panneaux municipaux, à l’intention des citoyen(ne)s qui ne disposent pas d’un ordinateur, pour que chacun chacune puisse vérifier en répérant son nom dans la liste qu’il ou elle est bien compté(e) parmi les vivant(e)s, que par là-même il ou elle est bien Vivant(e).

Le Roi vous salue, toutes et tous, chèr(e)s compatriotes, à distance, revêtu de son masque intégral qu’il porte à tout instant et n’est autre que la reproduction de son propre visage en latex, doublé intérieurement d’un filtre de soie (scientifiquement mis au pojnt) au niveau de la bouche, du nez et des yeux. Parfois, en visite, il ajoute un masque courant, pour rester au niveau de ses sujets administrés, rejoindre l’apparence commune.

Le Roi donne l’exemple. Il est, au risque assumé de faire figure mortuaire de momie, l’Exemple sacré de notre souveraine Royauté épidémique dans son développement durable, peut-être éternel.

Patrick Condé

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