Aux héros de la poésie

« Pour que revivent les assassinés »
Oncléo

paru dans lundimatin#327, le 21 février 2022

Cinquième volet de la série « Enjoy the ride » (#ProseAStreamer), on poursuit ici la contribution à la paraphrase infinie comme une célébration des héros de la poésie. Cette fois, on propose plus précisément de descendre auprès des phrases imprononçables, assassinées, tues, biffées, qu’à peu près nous sommes. De là le recours comique à la nécromancie pour que revivent les assassinés. De là aussi l’annonce d’une bonne nouvelle ou d’une morale à venir : « une morale vivante des assassinés qui reviendront, quand ils sauront ».

Toutes ces phrases imprononçables auxquelles même on a dû renoncer – sans pourtant le savoir. Toutes ces phrases qui virevoltent là, derrière le Golgotha, dessus le Calvaire peut-être, au mont duquel seulement il est encore possible de fuir. Fuir : comme le souffle bruissant des collines à habiter. Ces phrases sans origine, sans fin, peuple de phrases sans forme, aériennes – à peine –, pas encore formées. Tout un lumpenproletariat du langage, inouï, logé dans ses crevasses, dont le bruit incessant remonte comme en échos, lointains, répétant, bourdonnant. Ces phrases bandites, bannies, en cavale, qui ne vont pas à la ligne mais en tracent, ne savent pas remplir de formulaires et ne veulent rien du centre sauf le trouer : elles harcèlent le maître esprit, elles font le siège et lui panique. Peuple de phrases poudroyantes, sans voix, sans figure, sans visage, mais qui murmure, danse et repeuple le désert : ton Crâne. On dirait une rumeur qui siffle, une sirène qui tente. On dirait qu’elle percute l’intérieur de tes parois, comme le son aigu d’un sonar aléatoire, déboussolé, à toute vitesse, qui va et vient traversant les murs, se soulève de très loin depuis déjà avant le commencement. Avant le sens, les mots, la parole. Et même avant le signe. Et même peut-être avant le bruit. Des phrases-reliques, d’après le dépeçage en règle du langage obèse, dégoulinant, surchargé de sens autoroutier avec ses péages et ses checkpoints gardés par tous les flics, académiciens, professeurs, préfets, bénisseurs de bonnes manières qui font la circulation bien droite (l’orthophrasie) ! qui bouche toutes les artères. Toute expérience poétique de lalangue est art, c’est-à-dire technique, de la resquille face aux agents du maintien de l’ordre communicationnel – quand j’écris, moi aussi : « Je suis caché et je ne le suis pas ». Toute expérience poétique de lalangue est art, c’est-à-dire technique, du dépeçage rétroactif de la langue. En vérité je vous le dis, on ne fait que crypter lalangue quand quelque part de ce brouhaha de derrière, la pensée surprend et fait effort pour naître. Il faut qu’elle tourne, qu’elle tourne, qu’elle tourne, jusqu’à nous tomber dessus et nous enrubanner. Crypter lalangue, toujours écrire contre les pouvoirs de l’écriture, faire exister l’idée hors de la représentation, mettre le feu au théâtre, ça n’a jamais été que ça : penser. La pensée est comme un tunnel qu’il faut trouer partout pour faire respirer lalangue, voir, et parvenir aux choses vivantes (ou mortes) qui se cachent derrière ses parois. On a dit : « la vie est muette ». C’est vrai pour les administrés qui pourtant sont les meilleurs employés de la Parlotte. Mais c’est aussi vrai pour les poètes qui cherchent héroïquement à traduire le mutisme et à faire dire au silence. Ils sont harcelés de commencements, naissances et morts prénatales, c’est-à-dire de phrases imprononçables et de mots assassinés avant d’avoir passé la gorge – fausses couches et deuil périnatal. Ils sont hantés par tous ces morts entassés des outre-mondes, dont leur parviennent les éternelles supplications. Vies possibles empêchées, mutilées, biffées, qui ont dû trouver lieu ailleurs. Et c’est pourquoi la poésie universelle a toujours été catabase, descente et saison en Enfer, traversée du péril puis remontée – quitte à revenir déséquilibré, les yeux marbrés d’un sang terrible. « Justice, pour les phrases mortes avant que d’être ! Justice, pour les pensées qui ne se sont pas formées ! Car c’eût pu être la Vérité… » ai-je entendu de la plainte comique de l’insensé. S’il doit y avoir une lutte morale de la poésie, ce sera donc celle-là et elle sera joyeuse : opposer à la logique morbide des assassins une « morale [vivante] des assassinés qui reviendront, quand ils sauront ». Et toujours le poète intercèdera en faveur des assassinés pour les faire vivre tels qu’ils sont : bariolés, minoritaires, monstrueux. C’est l’honneur du poète d’être ainsi contre tous les honneurs. Voleur de feu, buveur de cendre, dévorateur de souffrances archaïques, il va renonçant à l’impossible et l’interdit avec pour seul commandement : « J’écris, m’a dit Hawad Le Furieux, pour faire accoucher ce qui n’existe pas et estomper ce qui existe, noyer le sens obèse dans le sens avorton qui veut éclore ». On ne peut rien dire de plus. Qu’il vienne, qu’il revienne, le temps des assassinés !

Oncléo

Peinture : LAWAND, Oiseau, huile sur bois, 5,5X8cm, 2021.
Musique : Adrian Gordon Cook / Beachcomber, Coloma, in Relics, 2022.

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