Aux Comores : les voix muselées de l’opposition

Un reportage de Cyril Castelliti et Louis Witter

paru dans lundimatin#200, le 18 juillet 2019

Depuis la réélection controversée du président des Comores Azali Assoumani en mars dernier, le pays s’enfonce dans une gestion à la dure et autoritaire. Manifestations, arrestations d’opposants et de journalistes locaux, la situation inquiète dans l’archipel et jusqu’au sein de la diaspora comorienne établie à l’étranger. Reportage, de Moroni où nous avons été arrêtés jusqu’à Marseille, aussi surnommée “la cinquième île des Comores”.

"Vous n’irez pas à Anjouan. Un taxi va vous conduire au ministère de l’Intérieur". Prononcés par un officier de police sur le tarmac de l’aéroport de Moroni le 20 avril, ces quelques mots mettent un coup d’arrêt à notre travail en Union des Comores. Arrivés plus de deux semaines auparavant, nous avions été prévenus à plusieurs reprises du risque par les habitants : « Attention avec vos clichés des manifestations. Vous devez évitez la "moto" » . La “moto”, c’est comme ça que l’on surnomme la taule, de ce côté de l’Océan indien. Une référence au seau, que les prisonniers chevauchent en cellule pour soulager leurs besoins.

Lorsque nous débarquons aux Comores début avril, le pays traverse une crise qui dure encore aujourd’hui. Quelques jours plus tôt, le président Azali Assoumani était réélu au terme d’une élection controversées, les observateurs internationaux ayant constaté un bon nombre d’irrégularités lors du scrutin. Dans la foulée, les candidats déchus forment le Conseil National de Transition (CNT), un mouvement censé fédérer toute l’opposition contre "le coup d’état électoral" d’Azali.

L’ambiance est tendue. D’autant qu’un autre vote attend les électeurs : celui des gouverneurs des trois îles du pays. A la veille de ce dernier scrutin, qui scellera la main-mise d’Azali sur le pays, la police nous arrête à même la piste d’atterrissage, sans motif. Les autorités seraient-elles gênées par notre couverture d’une manifestation, la semaine passée ? Celle-ci avait alors réuni plusieurs centaines de mécontents, dans l’un des fiefs historiques de la contestation : le village de Ntsoudjini.

« L’Algérie et le Soudan ? Ce sont de sources d’inspiration »

« Qui est l’ennemi du peuple ? Qui a mis le feu dans le pays ? Qui nous a volé les élections ? Azali ! »

Bandanas blancs en signe de non-violence, plusieurs centaines de manifestants défilent le 14 avril, à Ntsoudjini, un village à quelques kilomètres de la capitale Moroni. Au même moment, d’autres manifestations se déroulent sur l’île, ainsi qu’à Marseille et Paris en France, où la diaspora comorienne se mobilise. Pour autant aux Comores, impossible d’évoquer un mouvement social massif, semblable aux mobilisations algériennes et soudanaises. La raison : "Les gens ont peur de manifester, mais pas moi", explique un jeune manifestant en tête de cortège. Il poursuit : "J’ai déjà été emprisonné car j’ai saccagé un bureau de vote lorsque nous avons eu écho des irrégularités. Tous les candidats de l’opposition s’étaient mis d’accord pour agir ainsi. En cellule, la police nous frappait. Ils nous jetaient de l’eau pour nous empêcher de dormir pendant quatre jours.”

A l’origine de la manifestation, plusieurs membres de la société civile organisés via Facebook. « L’Algérie et le Soudan ? Ce sont des sources d’inspiration. Ici aussi le peuple lutte contre un président qui veut conserver son poste ad vitam eternam », nous explique l’un des organisateurs.

Peu avant sa réélection, Azali a en effet réussi à instaurer une nouvelle constitution pour renouveler son mandat. Un tour de force réalisé grâce à un référendum boycotté par l’opposition qui le jugeait « illégal ». Adoptée sans surprise, la nouvelle constitution met fin à un système de gouvernance qui tenait depuis dix ans : la tournante. Son principe, alterner le pouvoir via un.e président.e originaire d’une des trois îles du pays, tous les cinq ans. Un modèle mis en place par Azali lui-même dans la foulée son coup d’état en 1999. Entre temps, Mohéli et Anjouan ont eu leurs cinq ans de représentation à la présidence. Mais quand l’homme fort de Grande Comore est de retour à la tête du pays en 2016, impossible pour lui de céder à nouveau son poste. Avec la révision constitutionnelle, il assoit dorénavant son pouvoir dans la durée.

À Ntsoudjini, impossible d’assister à tout cela sans agir. Fier de la mobilisation du jour, l’organisateur s’adresse à la foule : « C’est une belle victoire d’avoir pu nous réunir aussi nombreux sans l’aide des politiques ». Un message aux allures de private joke. À quelques mètres de là se trouve la maison du numéro un de l’opposition : Mougni Baraka, président du CNT.

Une opposition fragile

« J’ai prévenu ma famille et particulièrement mes enfants : je peux me faire arrêter à tout instant. J’ai déjà échappé à plusieurs tentatives. »

Ancien gouverneur de Grande Comores, Mougni Baraka ne quitte quasiment plus son domicile de Ntousdjini depuis son élection à la tête du CNT (Conseil National de Transition) le 9 avril. Une précaution à ses yeux nécessaire, au vu du destin de Mohamed Ali Soilihi, son prédécesseur. Placé en détention après une fusillade survenue au lendemain des élections, et dans laquelle il nie son implication, l’ancien leader du CNT a finalement déclaré dans une lettre « sa désolidarisation » du mouvement. Un véritable choc dans le pays où il était considéré, au-delà de sa figure de principal opposant à Azali, comme une icône de la lutte contre le mercenariat français dans les années 90. Pour beaucoup, son renoncement ne peut être motivé que par des actions exceptionnelles de la part du pouvoir. De quoi accentuer la pression sur les épaules des nouvelles figures de l’opposition, Mougni Baraka en tête.

Mougni Baraka

Autre source d’inquiétude pour le nouveau chef du CNT, l’hostilité manifeste du ministre de l’Intérieur comorien Mohamed Daoudou. Quelques jours avant notre arrestation, il nous accordait une longue interview dans son bureau du ministère à Moroni. Nous sommes alors à quelques mètres de notre futur lieu de rétention, en compagnie d’un ministre à la ligne politique aussi dure qu’assumée. Pour lui « le CNT est une organisation illégale ». Il menace :

« Heureusement que Mohamed Soilihi est revenu à la raison ! Mais le travail de la justice n’est pas terminé : le CNT, c’est toute une liste. »

Mohamed Daoudou, ministre de l’Intérieur

Alors qu’il répond à nos questions, Mohamed Daoudou est interrompu par l’arrivée d’un personnage surprenant, Filipe Bastos. Surnommé à Moroni "le conseiller blanc du ministre", ce Français, capitaine de police régulièrement présent aux côtés de Daoudou se présente comme un "conseiller technique", dédié aux questions de sécurité. Un moyen pour la France de garder un oeil sur la politique intérieure des Comores, notamment sur la question migratoire. Un point essentiel pour l’hexagone qui a déjà expulsé plus de 11 000 individus depuis Mayotte en seulement cinq mois.

Pour Azali, cette détresse devient un moyen de pression. Selon son agenda politique, il peut refuser l’expulsion des Comoriens depuis Mayotte. Celle-ci ayant toujours été considérée par son pays comme "une île comorienne occupée par la France". Pour le gouvernement français, maintenir un homme fort à la tête de l’état comorien représente ainsi un jeu dangereux. D’un côté, sa présence à la tête du pays préserve une relative stabilité, mais elle favorise néanmoins l’arrivée à Mayotte de nouveaux exilés qui souhaitent "fuir la dictature" . Dans un cas comme dans l’autre, impossible pour la France d’ignorer la dureté du gouvernement comorien envers ses opposants. Encore moins lorsque l’un de ses agents travaille pour celui qui en assume, presque seul, la responsabilité.

Des résidences surveillées, et des questions

"Que faites-vous ici ? Quels sont vos sujets ? Quelles personnes avez-vous interrogées ?" Dans une petite pièce au rez-de-chaussée du ministère de l’Intérieur, le directeur de la sûreté territoriale nous interroge. Un homme en uniforme rentre, béret sur la tête, flingue à la ceinture, et assène d’un ton grave : “je n’aime pas trop les téléphones”. Ils nous sont confisqués, ainsi que nos passeports et appareils photo, par celui qui n’est autre que le patron du renseignement militaire comorien. Nos accréditations presse, obtenues dans les règles quelques jours auparavant, nous sont également retirées. "Vous n’êtes pas en état d’arrestation, mais vous allez rester ici jusqu’à nouvel ordre" , nous précise-t-on.

Après plus de six heures passées entre ces quatre murs, nous perdons patience. Grâce au coup de main du “good cop” de la bande, nous arrivons à nous fournir quelques gâteaux secs et de l’eau. D’autres personnes, retenues au même moment dans le ministère, n’ont pas le droit aux mêmes égards. Non loin, deux hommes sont sortis avec force d’une voiture, poussés en cellule puis malmenés par les colosses du GIPN (Groupe d’Intervention de la Police Nationale). Ceinture au poing, un des officiers s’empresse de quitter la pièce pour la cérémonie de salut au drapeau. "Ça, c’est de la politique" , nous résume à voix basse un policier. Nous n’en saurons pas plus.

"Vous allez être expulsés vers Paris dans la nuit, c’est sûr et certain", nous répète-t-on. Lorsque nous en demandons la raison de notre privation de liberté, un même refrain revient sans cesse : "Moi je ne sais pas, j’exécute les ordres". Alors que la nuit tombe sur Moroni, profitant d’un droit à la clope, nous quittons la pièce à la recherche d’un officiel qui pourrait nous éclairer sur notre sort.

Par hasard, au fond d’un couloir, nous tombons sur le patron du lieu : Mohamed Daoudou, le ministre de l’Intérieur.

« Et bien alors, vous êtes revenus ? », s’étonne-t-il. « Absolument m’sieur, mais de force ! » Face à sa surprise, nous rembobinons le fil de notre arrestation. « Donnez-moi quelques minutes, je vais tenter de tirer cette histoire au clair » . Il dégaine quelques billets de son portefeuille et poursuit :

« Il faut que vous sachiez ! Ici : on traite bien les gens. Vous allez être amenés dans un hôtel à côté où vous pourrez vous doucher et manger le temps de comprendre ce qu’il se passe. »

Impossible de récupérer nos passeports, appareils photo et téléphones. Nous passons la nuit en résidence surveillée, persuadés que la fin du voyage est proche.

La résidence surveillée, c’est un peu le luxe du prisonnier. Parmi les personnages les plus médiatiques qui la vivent encore : Ahmed Abdallah Mohamed Sambi, ancien président de l’Union des Comores et originaire d’Anjouan. également soumis à ce régime : certains membres du CNT. Peu de temps après notre arrivée au pays, nous avions rencontré l’un d’entre eux, à son domicile. "Je sens qu’ils ne vont pas tarder à m’arrêter" , nous disait-il alors après avoir longuement inspecté les alentours et fermé ses rideaux d’un air anxieux. "L’élection présidentielle, on y croyait vraiment. On s’est fait avoir. Azali avait un calendrier et tout s’est passé comme il l’avait prévu". Selon lui, le scrutin de mars 2019 cachait un objectif particulier : "Repérer les figures fortes de l’opposition afin de les briser par la suite". Deux semaines après, ses peurs se confirment. L’homme est arrêté par la gendarmerie et placé en résidence surveillée.

Autre exemple de ces "figures de l’opposition à briser" : Achmet Saïd Mohamed, leader du mouvement Hury. Partage des richesses, partage du pouvoir, élections de représentants locaux... le candidat à l’élection présidentielle de mars dernier ne cachait pas son projet socialiste. De quoi devenir l’un des mouvements les plus plébiscités par la jeunesse étudiante du pays. Autres atouts pour Achmet : son statut de doyen de la faculté des sciences, et celui de plus "jeune candidat à l’élection".

Aujourd’hui encore, les tags Hury sont visibles un peu partout à Moroni. Son leader, s’est quant à lui exilé à Mayotte en justifiant craindre pour "sa vie" . Le ministre de l’Intérieur lui est catégorique : Hury est une "organisation terroriste" qui projetait des attentats. Conséquence : l’arrestation quasi systématique de ses membres, voire même de ses sympathisants.

« Vous êtes libres »

Après une nuit de stress et de questionnements, le verdict tombe : "Vous êtes libres, mais vous ne pouvez pas vous rendre à Anjouan. Considérez que vous n’avez pas de visa pour cette île. Prévenez-nous de vos mouvements" . Nos affaires nous sont remises à l’exception de notre carte de presse comorienne. Nous sommes libres, mais dans l’incapacité d’exercer librement notre métier. "Signez ici" , nous ordonne-t-on en tendant un document manuscrit. écrit à la première personne, il stipule que nous reconnaissons "avoir été momentanément retenus le temps d’un contrôle concernant notre situation administrative".

Sur le tableau de bord du véhicule de police dans lequel nous sommes assis pour signer ces papiers, deux billets d’avion à destination de Mayotte sont posés là, à nos noms. Les forces de l’ordre le cachent, l’air gêné. "N’y touchez pas, ce n’est rien” . Nous comprenons à présent davantage la situation. N’ayant pas besoin de mauvaise publicité en période électorale, les autorités sont revenues sur leur décision de nous expulser. Mais le mal est fait. Quelques papiers sont sortis dans la presse internationale et Reporters Sans Frontières a communiqué, mettant de nouveau un coup de projecteur sur les régulières atteintes au droit de la presse dans le pays. Sommées de se justifier, les autorités nous expliquent alors : "Vous n’aviez pas de billets pour quitter le territoire depuis Anjouan. Nous avons donc procédé à de simples vérifications", bien que notre trajet était connu des autorités dès notre arrivée sur le territoire ainsi que du ministre de l’Intérieur, que nous avions prévenu lors de notre entrevue.

Deux mois après cet épisode, "L’arrestation des deux journalistes français aux Comores" demeure, malgré nous, l’un des exemples du durcissement du régime d’Azali. "Vous n’avez pas l’air de comprendre. C’est la première fois qu’un tel événement se produit dans le pays", nous rappelle à Marseille l’un des manifestants de la diaspora qui se mobilise chaque semaine dans la cité phocéenne "Pour la démocratie aux Comores" . Aujourd’hui encore, les Comoriens de France continuent de se réunir tous les weekends dans la deuxième ville de France. "Nous sommes le poumon économique du pays, nous allons donc nous attaquer à ce portefeuille. Entre l’opposition sur place et à l’étranger, un plan d’action est en cours pour former une organisation de combat", martèle Zilé Soilihi, Coordinateur du Conseil des Comoriens de l’Extérieur pour la Démocratie. Un combat ambitieux, qui n’en reste pas moins délicat en l’état.

Dans l’archipel de l’Océan Indien, isolé à la fois géographiquement et médiatiquement, difficile d’attirer les regards de la communauté internationale. Après plusieurs semaines de silence, Emmanuel Macron a finalement félicité la réélection d’Azali Assoumani. De quoi saper le moral de l’opposition, pour qui les instances internationales représentaient le dernier espoir pour limiter le pouvoir du président. Lequel a bien du mal a faire accepter son image de garant de la stabilité aux Comores. Le 6 juillet dernier, lors de la fête de l’indépendance des Comores à Anjouan, un haut gradé menaçait ainsi publiquement lors d’un discours "de fermer les prisons, et d’ouvrir les cimetières aux opposants politiques".

« Les bérets noirs et verts sont là pour ça ! C’est notre travail, nous ne sommes pas là pour vous emprisonner mais pour vous tuer et vous enterrer. Moi, je prie pour que vous foutiez le bordel afin que nous puissions agir et aussi pour que l’on ait du travail. »

Si l’homme a depuis été radié de l’armée, ses menaces, elles, sont toujours présentes dans l’esprit des habitants des îles de la lune.

Cyril CASTELLITI et Louis WITTER

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