Au nord de l’économie - Se rendre ingouvernable à la société « collaborative »

« Nous vous écrivons du nord de la France. Symbole de la désindustrialisation, celui-ci ressemble à d’autres nords, des États-Unis ou d’Angleterre, qui résument et révèlent le point de rupture où se trouve l’économie mondiale. »

paru dans lundimatin#100, le 17 avril 2017

Ce texte a initialement paru sur le site Hors-sol.

[Les travailleurs] apparaissaient comme des observateurs curieux et savants qui n’avaient aucune prise réelle sur ce qui se passait autour d’eux... Pour un étranger, les fils reliant les cerveaux délicats des hommes aux organes indestructibles des machines étaient subtils et invisibles. »
Red Star, Alexandre Bogdanov, 1909.

Si un esprit universel existait... qui pourrait enregistrer simultanément tout le processus de la nature et de la société, qui pourrait mesurer la dynamique de leur mouvement, qui pourrait prévoir les résultats de leurs inter-réactions – un tel esprit, bien sûr, pourrait a priori élaborer un plan économique irréprochable et exhaustif, en commençant par le nombre d’acres de blé jusqu’au dernier bouton d’un gilet. »
L’économie soviétique en danger, Léon Trotsky, 1932.

Nous vous écrivons du nord de la France. Symbole de la désindustrialisation, celui-ci ressemble à d’autres nords, des États-Unis ou d’Angleterre, qui résument et révèlent le point de rupture où se trouve l’économie mondiale. Cette terre de désespoir, de chômage, d’alcoolisme et de votes Front national provoque deux réflexes de survie : la ré-industrialisation et/ou la « Troisième révolution industrielle ». Qu’importe le chemin, tant qu’on entrevoit un espoir. Passant des corons au coworking, nous nous sommes donnés pour objet d’attaquer dans un même élan le vieux monde industriel et le nouveau monde technologique.

Filant la métaphore nécrophage contre les « vautours » et les « rapaces » (au besoin : l’Europe, la Finance, les Lobbys), les nostalgiques du vieux monde industriel s’acharnent à lui redonner vie. En 2012, avec Métro, Boulot, chimio [1], nous rappelions que pour nos poumons cet âge d’or avait d’abord été celui du charbon. Cinq ans plus tard, la réindustrialisation laisse la place à un nouveau mythe économique issu des départements de R&D de la Silicon Valley : celui d’un « post-capitalisme » high-tech prétendument collaboratif, horizontal, démonétarisé [2].

Or, c’est un autre horizon qui se profile, dans lequel les déclassés survivront à la merci d’un revenu universel payé par les robots, cependant qu’une nouvelle espèce post-humaine se connectera aux machines.

Le milliardaire Trump fut élu sur la promesse de réindustrialiser la Rust Belt, notamment en renégociant la libre-circulation des capitaux et des marchandises. En janvier 2017, il somme les constructeurs automobiles d’investir et créer des emplois aux USA. Sans faire de parallèles offensants, c’est un protectionnisme qu’on trouve à des degrés divers du Front national à Mélenchon, destiné aux perdants de la mondialisation qui peuplent la France périphérique. L’heure présidentielle n’est plus (ouvertement) au libre- échange. L’histoire de trente années de néo-libéralisme se clôt-elle ? Peut- être, mais pas celle du chômage de masse. La France est passée de 167 000 chômeurs en 1967 à 3,5 millions en 2017. La faute au prix du pétrole, aux délocalisations, à la financiarisation. Certes. Mais la faute principale se trouve du côté des « gains de productivité » obtenus par le progrès technique – informatique, intelligence artificielle, robotique. Une douloureuse épine dans le pied des protectionnistes.

Moins recette de grand-mère, une autre tambouille économique a fait irruption dans les programmes présidentiels, celle des utopies « post-capitalistes » permises par l’économie « collaborative », l’ubérisation du travail ou la Troisième révolution industrielle. Elles se mettent à l’heure du décrochage entre travail et revenu puisqu’après tout, « Il n’y aura pas de retour au plein emploi », comme l’avouait Michel Rocard en 1988 au lancement du RMI.

Le fait marquant de l’élection présidentielle 2017 conclue à la fin de la séparation entre producteurs et consommateurs, la corrélation entre travail et revenu, la frontière entre loisir et salariat : revenu universel, compte personnel d’activité, auto-entrepreneuriat. Fillon veut multiplier par deux le nombre d’auto-entrepreneurs (les prolétaires de l’économie numérique), marchant dans les pas de Macron au Salon high tech de Las Vegas. Macron développera l’e-administration, lancera un grand plan de financement de l’économie numérique, rédigera un code du travail digital, portera le budget de la Recherche à 3 % du PIB, et cyber- sécurisera le tout. Sans avoir l’air de s’approcher d’un revenu universel, Macron ouvrira néanmoins des droits au chômage aux auto-entrepreneurs. Contrairement à Hamon et Bill Gates, il ne veut pas d’une « Taxe Robots » qui nuirait à leur prolifération. Au temps pour Fillon, qui fait « le choix de la modernité ». Alors Hamon, rétrograde ? L’ancien ministre du codage à l’école veut lui aussi porter le budget de la Recherche à 3% du PIB. Surtout, il porte l’idée « révolutionnaire » d’un revenu universel, garant d’une économie numérique précaire mais collaborative. En matière de développement numérique, si les candidats n’empruntent pas le même chemin, ils poursuivent le même but : celui d’une monde interconnecté et peuplé de professionnels du numérique installés en free lance. Même le Front national veut son secrétariat d’État aux mutations économiques « afin d’anticiper les évolutions des formes de travail liées aux nouvelles technologies (ubérisation, robotisation, économie du partage...). »

Les marxistes l’ont théorisée, la Silicon Valley la fait. La « transition », ou « dépassement », du capitalisme industriel vers un post-capitalisme « cognitif » a été ré-introduite avec enthousiasme en Grande Bretagne par un certain Paul Mason, journaliste et ex-trotskyste ; en France par la revue Multitudes et Raphaël Liogier ; aux États-Unis et dans les Hauts de France par Jeremy Rifkin. De nouvelles opportunités économiques émergent malgré le chômage de masse et la pénurie des matières premières qui ont fait l’économie des XIX° et XX° siècles (charbon, uranium, pétrole, mais aussi espace disponible). Cette fuite en avant dans l’innovation est déjà synonyme d’une extension de la rationalité économique aux confins de notre vie privée ; et donc, ce faisant, de marchandisation de pans toujours plus intimes de notre existence : reproduction, subjectivités, solidarités, loisirs, génétique, etc. L’histoire nous donne raison : la technologie est devenue le moteur de l’histoire. C’est elle qui transforme les rapports sociaux, la production, le code du travail, et nos « utopies ».

Chômage technologique

Des ouvriers qui votent à droite ou à l’extrême droite, le coup n’est pas nouveau, il n’a pas fallu attendre Trump aux États-Unis ou Marine Le Pen à Hénin-Beaumont. Déjà en 1980, Reagan avait su attirer la classe ouvrière blanche. À rebrousse-poil des représentations sur la « Dame de fer », Margaret Thatcher a été élue en 1979 et 1983 grâce au « retournement » du vote ouvrier en sa faveur. La cause n’est pas seulement à chercher du côté de la peur de l’immigration. Dès l’après-guerre, le nord ouvrier de l’Angleterre connaît un déclin des emplois manuels dans l’industrie sidérurgique, mécanique et métallurgique. [3] Cette lente décomposition de la classe ouvrière anglaise débuta donc bien avant le choc pétrolier de 1973, on verra pourquoi. En plus de la baisse du nombre d’ouvriers manuels au profit des « cols blancs », c’est un délitement qualitatif de la conscience et de la sociabilité de classe qui émerge, dû notamment au « déracinement » de populations ouvrières qui accèdent à la propriété, migrent vers les pavillons de banlieue et les villes nouvelles, et se replient, à la mode de la classe moyenne, sur leur télé et la consommation, délaissant les activités syndicales et les loisirs traditionnellement ouvriers. [4]

À Roubaix en 2014, La Redoute a remplacé 1 178 ouvriers par des machines pour n’en garder que 500. Son nouveau site automatisé abattrait désormais le double de travail pour un coût 30 % moindre. [5] Ce qui était une quasi hérésie économique est devenu doxa : l’automatisation détruit les emplois. Prenons l’économiste Keynes en 1933 : « Nous sommes atteints d’un nouveau mal, dont certains lecteurs ne connaissent peut-être pas encore le nom – le chômage technologique. Il désigne le chômage causé par la découverte de procédés nouveaux qui économisent la main-d’œuvre alors que la découverte de nouveaux débouchés pour celle -ci s’avère un peu plus lente. Mais il n’y a là qu’un état temporaire de réadaptation. » [6] Dont les ouvriers de La Redoute attendent toujours qu’il se termine.

Les récentes études oscillent entre 10 et 50 % d’emplois menacés par l’automatisation et l’intelligence artificielle. Elles vont des patrons de Davos, pour qui sept millions d’emplois sont menacés dans les pays les plus industrialisés, au Massachussets Institute of Technology, qui prévoit 47 % d’emplois américains supprimés ou profondément transformés par le numérique (54 % en Europe). « La notion même d’emploi se transforme » affirme de son côté le Rapport Lemoine sur La Transformation numérique de l’économie française déposé sur le bureau du ministre Macron en 2014. Mais, « Au total, la transformation numérique présente pour la France plus d’opportunités que de risques », conclue -t-il, espérant « un bond » de 5 % de notre PIB. Pour les Français, c’est un bond dans le vide, même avec le revenu d’existence.

Jusqu’à aujourd’hui, il existait un horizon mental indépassable assurant que l’automatisation ne détruisait pas d’emplois de manière absolue, qu’elle en créait d’autres, plus qualifiés, dans la conception, la maintenance et les services. Cette foi économique a été possible grâce à l’expérience des « Trente désastreuses » qui virent corrélés progrès technique, plein emploi et augmentation des salaires. Situation qui aurait dû perdurer indéfiniment. Mais au mitan des années 1970, on vit le découplage entre productivité, emploi et salaires. En 2013, un salarié moyen américain gagnait 13 % de moins qu’en 1973 (après ajustement à l’inflation) alors que la productivité avait été multipliée par deux. La faute, d’après Martin Ford, revient à la puissance de calcul des ordinateurs. Martin Ford est un entrepreneur de la Silicon Valley pas franchement luddite. Mais il s’y connaît en automatisation. Il publia aux États-Unis en 2015 un best-seller salué unanimement par la critique, The rise of the robots, qui démonte les mythologies réindustrieuses.

En 1998, les salariés américains travaillèrent 194 milliards d’heures. En 2013, quinze ans plus tard, la production de biens et services avait augmenté de 3 500 milliards de dollars (+ 42 %), accomplie en... 194 milliards d’heures exactement. La productivité a presque doublé en quinze ans. Martin Ford émaille ainsi sa démonstration de tels coups de massue statistiques. Autre exemple : Youtube a été fondé en 2005. Deux ans plus tard, la boîte est rachetée par Google 1,65 milliard de dollars. Au moment de l’acquisition, Youtube employait 65 personnes. Chaque employé pesait donc 25 millions de dollars. En avril 2012, Facebook rachète les 13 employés d’Instagram pour 1 milliard de dollars. Soit 77 millions par personne. En 2014, Facebook, une fois de plus, rachète WhatsApp et ses 55 employés pour 19 milliards : 345 millions par salarié. Peu d’efforts humains, beaucoup de valeur. On comprend que le moindre diplômé d’école de Management de province veuille créer son appli dans l’espoir d’une « levée de fonds » à l’américaine. En comparaison, le travail industriel classique ne pèse plus lourd, au moins par personne.

Selon la Fédération internationale de robotique, l’équipement robotique mondial a explosé de 60 % entre 2000 et 2012. Sur la même période en Chine, on parle de 25 % par an. Le saut technologique majeur, d’après Ford, viendrait de la généralisation de la caméra 3D. Celle-ci augmente la précision des machines au point de les faire travailler dans des habitacles d’automobiles, et non plus seulement sur des surfaces planes. Martin Ford date ce saut technologique de l’arrivée de la console de jeux Wii de Nintendo en 2006, rapidement suivie par Sony (PlayStation) et Microsoft (Xbox 360). La technologie Kinect développée par une start up israélienne pour le compte de Microsoft voit alors son prix s’effondrer et sa généralisation à l’industrie. Mais le chômage technologique a des causes plus lointaines.

Martin Ford tord le cou à l’idée répandue selon laquelle le chômage de masse, aux États-Unis, serait dû à la délocalisation d’usines en Asie ou au Mexique – laissant supposer que les consommateurs n’achèteraient désormais que des produits importés. Premièrement, les consommateurs n’achètent pas que des biens, mais majoritairement de services non-délocalisés. Deux économistes de la Réserve fédérale de San Francisco démontrèrent que 82 % des biens et services achetés par les américains proviennent des États-Unis, alors que les achats de produits chinois ne représentent que 3 % de leur consommation. Deuxièmement, le mouvement de désindustrialisation remonte à l’immédiat après guerre : un graphique montre que la part d’ouvriers manufacturiers chute de façon continue et inexorable depuis les années 1950, soit 25 ans avant le premier choc pétrolier, et quarante ans avant les premiers accords de libre-échange. Phénomène évoqué plus haut en Angleterre.

L’impasse de la relocalisation (Trump-Montebourg-Mélenchon-Le Pen-CGT-etc)

En 2014, la presse économique lançait des hourras. L’usine de luminaires LED Lucibel rapatriait une partie de son activité de Chine vers la banlieue rouennaise, symbolisant un mouvement, marginal mais certain, de relocalisation. Bien sûr, cette relocalisation ne se faisait pas à la faveur d’une bonté d’âme de la part des patrons, mais d’un calcul économique en sa faveur : « Grâce à un important travail d’optimisation de la conception et des processus de fabrication, le temps moyen d’assemblage d’un luminaire Tubular Lucibel est passé de 30 minutes lorsqu’il était fabriqué en Chine à 10 minutes pour une fabrication à Barentin. Combinée à une sélection rigoureuse et optimisée de sous-traitants européens pour la fourniture des composants, cette division par trois du temps d’assemblage couplée à une réduction des coûts de transport permet à Lucibel d’avoir un coût de revient de ses Tubular fabriqués à Barentin identique à leur coût de revient ’’made in China rendu France’’. » [7]

Martin Ford rappelle combien l’industrie textile a subi, dans les années 1980/1990, la concurrence des pays à bas coûts salariaux comme la Chine, l’Inde ou le Mexique. [8] Depuis 2009, un mouvement de relocalisation s’amorce. « Ce redressement est conduit par une technologie d’automatisation si efficace qu’elle concurrence jusqu’aux travailleurs offshore les moins bien rémunérés », souligne l’entrepreneur en logiciels. Il donne l’exemple de ces usines textile qui atteignent les mêmes niveaux de production que ceux des années 1980, mais avec 15 fois moins de salariés. Un calcul à la portée de n’importe quel protectionniste.

Le mouvement de retour des usines américaines semble significatif, d’autant qu’entre temps, les travailleurs chinois ont vu leurs salaires bondir de 20 % entre 2005 et 2010. La Chine elle -même a d’ailleurs a perdu 15 % d’emplois manufacturiers (16 millions !) entre 1995 et 2002, au profit de l’automatisation et de la délocalisation. D’où les « cités fantômes », ces dortoirs-champignons bâtis à la hâte pour des travailleurs qui finalement ne viendront pas, remplacés par des robots. Exemple chez Foxconn : après l’épidémie de suicides de 2010, l’assembleur chinois d’iPhones opta dans un premier temps pour des filets anti -suicide, puis pour la robotisation. Foxconn a déjà remplacé, dans l’une de ses usines, 60 000 de ses emplois les plus dangereux par ses propres robots « Foxbots ». À terme, Foxconn vise l’automatisation complète de ses usines chinoises, « seul un nombre limité de travailleurs seraient assignés à la supervision de la production, de la logistique, ainsi qu’aux tests et au processus d’inspection » nous dit la presse spécialisée. [9]Le groupe taïwannais avoue que dans ces conditions, il pourrait transférer ses usines aux USA.

Certes, des boîtes ont quitté la Chine pour l’Indonésie ou le Vietnam. Mais le phénomène automate est partout le même, vu les prix dérisoires des robots. La marque Nike, en 2013, réagît à l’augmentation des salaires indonésiens par l’automatisation. Automatisation qui a l’avantage de détourner les critiques sociales et environnementales à l’encontre des conditions de travail dans les usines du tiers-monde en supprimant la question humaine. Ou comment le sud-est asiatique rejoint le nord de l’économie.

L’avantage comparatif de « l’usine 4.0 » est certes la quasi suppression des coûts salariaux, des grèves, des arrêts maladie, des congés parentaux et des suicides. Mais l’usine du futur apporte aussi de la flexibilité à la production de sorte que le consommateur peut personnaliser son achat. Chez Audi en Bavière, la voiture n’est plus installée sur la traditionnelle chaîne de montage mais sur un chariot autonome se déplaçant aux besoins de la production. Les pièces de moins de 5Kg sont quant à elles déplacées par des drones, apportant « une troisième dimension à la mobilité industrielle ». L’avantage est celui de la flexibilité : « Les acheteurs pourront suivre la fabrication de leur futur véhicule et même commander un changement de couleur à la dernière minute », promettent les précurseurs de l’usine du futur. [10] Nous serions entrés dans une nouvelle ère industrielle, celle de la « personnalisation de masse », un siècle après qu’Henry Ford ait commercialisé sa Ford T en une seule couleur. [11]

Alors oui, c’est bien, vous nous parlez de l’industrie, mais les services alors ? On parle depuis les années 1980 de tertiarisation de l’économie, de montée en compétences des salariés qui trouveront du boulot ailleurs, non ?

Le dit « secteur des services » est lui aussi attaqué par l’automatisation. Le co-fondateur de Momentum Machine, une start-up de San Francisco, s’exclame : « Notre dispositif n’a pas vocation à rendre les employés plus efficaces, il est chargé de les éliminer complètement. » Son dispositif ? Une machine à faire des burgers sans humains, mettant ainsi les burgers « Gourmet » au prix des fast-foods. Nous, c’est le goût. Le procédé existe pour les pizzas et les sushis.

L’autre mouvement d’automatisation des services, l’étape d’après les caisses automatiques chez Auchan, concerne la vente au détail entièrement automatisée - ou, en d’autres termes, les distributeurs automatiques et les kiosques intelligents. On connaît ceux pour les sodas, les snacks, les cafés, apparaissent les distributeurs de produits électroniques ouverts 24h/24. Le fin du fin, c’est la disparition complète des caisses automatiques jusque là supervisées par un agent humain. Chez Amazon Go, vous entrez dans le supermarché, vous vous identifiez avec votre smartphone, mettez vos courses dans votre panier, sortez, et recevez la facture par téléphone. Les caméras intelligentes et les capteurs vous ont suivi à la trace.

On pourrait continuer longtemps avec les logiciels d’intelligence artificielle pour les avocats, les générateurs de langage naturel rédacteurs d’articles de presse, les analyses automatisées de radiographies médicales, les robots de soin et de compagnie, ceux qui répondent aux mails des clients de banques, etc. Où l’on voit que des cols bleus aux cols blancs, personne ne sera épargné. Ford montre d’ailleurs que 20 % des Américains sont sur-diplômés par rapport à leur boulot. Le chiffre arrive à 30 % en Europe et culmine à 43 % en Chine : « Même si nous pouvions agiter une baguette magique et donner à chaque enfant américain une éducation de premier ordre, cela signifierait seulement plus de diplômés de l’école secondaire entrant en collège, en concurrence pour le nombre limité d’emplois au sommet de la pyramide. » L’éducation ne sera d’aucun secours face au désœuvrement généralisé. N’en déplaise à France Stratégie, notre Commissariat général au Plan du XXI° siècle, qui pense réconcilier intelligence artificielle et emploi grâce à la formation « tout au long de la vie ». [12]

L’inéluctable avènement du post-capitalisme ?

Théories des « crises », des « cycles économiques » et des « transitions »

Si une encyclopédie gratuite, bénévole et en licence libre telle que Wikipedia était commerciale, elle ferait entre 2 et 3 milliards de dollars de revenus par an. L’économie « collaborative », « du partage » ou encore des « communs » ; celle des réseaux d’échange « pair-à-pair », du logiciel libre et des espaces de co-working ; des fab labs et autres makerspaces avec imprimantes 3D : tout cela, résume Paul Mason, notre journaliste anglais et néanmoins trotskyste, représenterait une sous-culture émergente ébranlant les fondements d’une économie industrielle basée sur la production centralisée et hiérarchisée, la propriété privée et l’échange monétaire :

« En interconnectant des millions de personnes, financièrement exploitées mais avec toute l’intelligence humaine mise en réseau, l’info-capitalisme a créé un nouvel agent de l’histoire : l’être éduqué et connecté. » Paul Mason les voit chez les Indignados espagnols, les révolutionnaires des printemps arabes, les manifestants de la Place Gezi d’Istanbul, ceux de Hong- Kong, du Brésil et même d’Ukraine, tous attendant leur heure. Le devant de la scène historique serait désormais tenu par une nouvelle classe diplômée et connectée, en lieu et place de la classe ouvrière. [13]

Une riche littérature des cycles économiques existe depuis le XIX°, convoquée pour nous emmener inéluctablement vers le post- capitalisme actuel : info-capitalisme pour les uns, capitalisme cognitif pour les autres, en tout cas un capitalisme non plus basé sur la force physique mais sur l’intelligence. Norbert Wiener par exemple, l’inventeur de la cybernétique distinguait deux révolutions. La première substitua la force physique (des chevaux et des humains) par des machines. La seconde, celle qu’il faisait lui-même émerger au sortir de la deuxième guerre mondiale, remplacerait leur cerveau par des ordinateurs – laissant à l’humanité un Q.I. de poney.

Pour l’économiste et « prospectiviste » américain Jeremy Rifkin, nous serions entrés dans une « Troisième révolution industrielle ». La première était celle de la machine à vapeur et du train, la deuxième du moteur à explosion, de l’électricité et de l’automobile. La Troisième révolution industrielle sera faite d’énergies renouvelables produites à petite échelle et de façon décentralisée, puis distribuées grâce aux « réseaux intelligents » sur le modèle d’Internet. De même que nous serions devenus producteurs et consommateurs d’informations (« prosommateurs »), nous serons producteurs et consommateurs d’énergie. La logique est la même avec les imprimantes 3D qui chambouleraient la vieille production industrielle et centralisée. Ou encore avec le modèle « salarial » Uber. Élargie à l’ensemble de nos biens de consommation grâce à l’Internet des objets, la logique de l’interconnexion ferait tendre le coût marginal de chaque bien vers zéro, de sorte qu’une nouvelle économie de la gratuité, du partage et des « communaux collaboratifs » saperait les bases du capitalisme. En 1995, Rifkin prédit déjà La Fin du travail dans un livre préfacé par Michel Rocard.

L’interconnexion prédite par Rifkin en 2014 n’était encore qu’artisanale. L’accélération technologique ayant fait son office dans sa ringardisation prématurée, Rifkin est déjà dépassé par la fusion homme-machine. SpaceX et Tesla (mais on aurait pu prendre PayPal) financent une interface cerveau- ordinateur, Neuralink, grâce à des dispositifs implantés dans le cerveau. Le but affiché est d’aider les humains à fusionner avec le logiciel, et de permettre aux humains de ne pas être dépassés par les progrès de l’intelligence artificielle. Ces améliorations pourraient améliorer la mémoire ou permettre une interface plus directe avec les périphériques informatiques. [14] De là à rejoindre l’auteur soviétique de science-fiction Alexandre Bogdanov, avec son communisme des cerveaux imaginé en 1909, il n’y a qu’un pas que s’apprête à franchir Paul Mason.

Reprenant les dernières études économiques des cycles, Mason réconcilie le soviétique Kondratiev et le naturalisé américain Schumpeter. Le premier découvrit les cycles de croissance et de crise – ce qui lui valut d’être fusillé par Staline, mécontent d’apprendre que le capitalisme peut rebondir et non sombrer comme le voulait la théorie marxiste. L’autre expliqua ces rebonds de croissance par l’apparition de « grappes d’innovation » dans un mouvement de « destruction créatrice ». Paradoxalement, à l’inverse de l’économiste soviétique, Schumpeter est assuré de la disparition du capitalisme, non pour des raisons endogènes, comme prédit par Marx avec sa baisse tendancielle des taux de profit, mais pour des raisons exogènes liées à l’insatisfaction des personnes éduquées qui ne trouveraient pas leur place sur un marché du travail étouffé par la concentration capitalistique.

Bref. Voici l’histoire des cycles économiques telle qu’énoncée par le duo Kondratiev-Schumpeter :

1— 1780-1848 : en Angleterre, aux USA et en France, ce premier cycle est celui de la fabrique, embryon d’industrie, des machines à vapeur et des canaux de fret.

2— 1848-1890 : ce second cycle est celui du rail, du télégraphe, des progrès de la marine, et de la globalisation marchande (ou colonisation).

3— 1890-1945 : industrie lourde, électricité, téléphone, organisation scientifique du travail, fordisme et production de masse.

4— 1945-2008 : ce cycle serait celui de l’informatique, de la consommation de masse, des matériaux synthétiques, de l’automation et de l’énergie nucléaire.

5— 2008-... : ce cycle est présenté par Mason comme celui de la mise en réseau des hommes et des machines, des outils de communication mobiles, et de la globalisation des informations.

Il en résulterait l’édification d’une nouvelle société « post-capitalise », plus « collaborative » que la précédente, et moins dépendante du travail. Mais ce cinquième cycle aurait, selon lui, « calé ». Pour en comprendre les raisons, il faut s’attacher aux théories des crises et des transitions élaborées par Marx et ses descendants, malgré leurs erreurs. Pour les marxistes, le développement industriel porte en lui les conditions objectives de son « dépassement ». Ce que l’histoire dément jusqu’ ici. Il crée une classe ouvrière de plus en plus nombreuse, et donc de plus en plus forte face à la bourgeoisie industrielle. Son fonctionnement inhérent le pousse à la surproduction, faute de pouvoir écouler ses stocks passé un certain niveau d’équipement des ménages. Les Allemands Karl Kautsky ou Rosa Luxembourg, à la fin du XIX°, prédisent que l’extension des marchés atteindra une limite à partir de laquelle le capitalisme ne pourra que s’écrouler. Dès que le capitalisme aura colonisé la planète selon Luxembourg. Entre temps, le phénomène instinctif du capitalisme est à la concentration monopolistique et la financiarisation. Deux phénomènes qui augurent eux aussi d’un socialisme inéluctable. Arrivé à ce stade suprême de développement, la classe ouvrière n’aurait plus qu’à prendre le contrôle de ce « capitalisme moribond », comme dit Lénine, pour le diriger sous un régime de socialisme d’État. L’histoire se résume ainsi : libre marché – monopole – socialisme. C’est simple.

Mais Rosa Luxembourg a eu faux, malgré les perspectives coloniales que le capitalisme s’offrait à son époque. « De nouveaux marchés peuvent également être créés à la maison, non seulement en augmentant le pouvoir d’achat des travailleurs, mais en transformant des activités non marchandes en nouveaux marchés » rappelle Mason. Le journaliste s’étonne d’ailleurs que Luxembourg n’ait pas repéré le phénomène, alors qu’au moment où elle rédigeait ses thèses, les premières Ford sortaient des chaînes de montage et que la compagnie Victor Gramophone vendait 250 000 tourne-disques.

C’est ainsi qu’apparaîtrait aujourd’hui, inéluctablement, un cinquième cycle économique pour lequel nos candidats à la présidentielle se mettent en quatre. Et c’est ici que nous quittons Paul Mason, quand il conclue : « Aujourd’hui, la principale contradiction du capitalisme moderne oppose la possibilité de marchandises libres, abondantes et socialement utiles, et un système de monopoles, de banques et de gouvernements luttant pour maintenir leur contrôle sur le pouvoir et l’information. Autrement dit, tout est imprégné d’une lutte entre le réseau et la hiérarchie. » Capitalistes, encore un effort pour accoucher du communisme. Ce que nous constatons déjà avec ce cinquième cycle économique, c’est l’extension de la rationalité économique, et donc de la marchandisation, à des aspects toujours plus intimes, de la reproduction (PMA-GPA) aux « services à la personne », en passant par nos relations avec nos amis, nos loisirs, nos déplacements, notre consommation électrique, nos pulsations cardiaques relevés par des capteurs, des compteurs communicants, des caméras de surveillance « intelligentes », des cartes de vie quotidienne, des évaluations d’hôtes AirBnb, le tout consigné dans le Big Data, et analysé à des fins de marketing ou d’ingénierie sociale. Vue comme ça, la société « collaborative » prend des airs de société de contrôle, non ?

Nous nous permettons de déserter les nécessités de l’Histoire et ses promesses d’un monde collaboratif, comme nous l’aurions fait voilà un siècle face à l’avènement inéluctable du socialisme industriel. Nous sommes portés à espérer que cette inéluctabilité est relative, que l’Histoire ne suit pas un cours déterminé et automate. L’Histoire est faite par des gens, qui dessinent une stratégie, et inscrivent des lignes comptables à un budget. Elle est faite des Plans quinquennaux de Staline et du New Deal de Roosevelt, du Commissariat général au Plan d’après-guerre et de la « Nouvelle France industrielle » de Montebourg et Macron. Le Conseil régional Nord-Pas de Calais, en son temps, et la Chambre de Commerce et d’Industrie, commanditèrent une étude à Jeremy Rifkin plutôt qu’à tout autre, ou même à personne. Ils prirent parti pour que la région rattrape le cours de l’Histoire. Libre à nous, si Mason et les marxistes le permettent, de porter la critique, documentée et concrète, pour un temps soit peu faire dérailler ce train de l’histoire lancé sans nous. Car il nous emmène vers l’abîme écologique et la fin de l’espèce humaine telle qu’on la connaît.

422 millions de diabétiques, et moi et moi et moi...

Le mythe d’une société libérée du travail est tenace. Il parcourt les avant-gardes révolutionnaires les plus enthousiasmantes du XX° siècle, comme les situationnistes ou les Diggers californiens, qui promettaient de réconcilier l’art avec la vie. On pouvait lire sous la plume des Diggers que « les ordinateurs ont signé l’arrêt de mort du travail salarié et rendu caducs ses principes premiers, en les intégrant. Nous serons bientôt libérés de notre conscience mécaniste. Nous pourrions faire évacuer les usines, les livrer aux androïdes et balayer toute pollution. Les Américains du Nord pourraient se départir de leur actuelle rigidité morale, et tenter de développer leur conscience. […] Quittez vos emplois, les ordinateurs feront mieux ! » gueulaient-ils dans les rues de San Francisco à la fin des sixties à bord de leur sous-marin jaune. [15]

Avant la publication par Debord de La Planète malade, les situs versaient eux aussi, mais sans toujours l’expliciter, dans le mythe d’une abondance permettant toutes les révoltes existentielles. Le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem donna ses plus beaux slogans libertaires à la jeunesse de mai 68, escomptant la fin du travail et la pleine réalisation de l’Humanité : « Dans une automation généralisée, les ’’ouvriers’’, au lieu de surveiller les machines, pourraient entourer de leur sollicitude les spécialistes cybernéticiens réduits au simple rôle d’accroître une production qui aura cessé d’être le secteur prioritaire pour obéir […] à la primauté de la vie sur la survie » espère-t-il dans la revue IS n°8 en 1963.

Il aura fallu attendre 2003 pour qu’un Jean-Marc Mandosio relève combien les situs, malgré leurs velléités d’une critique totale, étaient eux aussi emportés par les promesses des « Trente Désastreuses » : « Rien ne paraissait impossible aux yeux de cette jeunesse, d’autant qu’elle considérait le problème qui avait hanté toutes les sociétés antérieures, celui de la survie matérielle, comme enfin en passe d’être résolu grâce aux progrès de la technique et de l’organisation industrielle. Il y avait certes encore des ouvriers dans les usines et des exploités dans le monde entier, mais tôt ou tard les machines se substitueraient aux hommes pour effectuer les travaux les plus ingrats et ’’libérer’’ le temps individuel et collectif. Cette avant-garde du monde futur qu’étaient les ’’jeunes générations’’ pouvait donc se consacrer prioritairement à explorer les possibilités jusqu’alors refoulées de la vie humaine. […] On peut penser que si les situationnistes s’étaient montrés conséquents et lucides sur tous les plans, y compris au sujet de l’abondance matérielle et de l’automation, ils y auraient perdu une bonne part de leur pouvoir d’attraction. » [16]

En cela, les situs ne dépareillaient pas de Marx lui-même pour qui la réappropriation des outils de production suffirait à les transformer qualitativement. Dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique en 1857, il nous assure que, progrès scientifique et technique aidant, on aboutirait au « libre développement de l’individu ; à la diminution, non du temps de travail nécessaire pour la formation de la plus-value, mais du travail nécessaire social jusqu’à un minimum permettant de consacrer tout le temps libre et les moyens créés à l’éducation scientifique, artistique, etc. des individus. » Deviendrons-nous des artistes pour autant, batifolant dans les herbes folles dans l’attente qu’un robot de compagnie nous donne la becquée ? Ces utopies d’avant-garde étaient pourtant louches dès leur énonciation tant elles promettaient rien moins que de nous affranchir de toute inscription dans le Cosmos – nous laissant ainsi détachés de tout, hors-sol, déréalisés. Cette foi dans un progrès libérateur, et aujourd’hui on peut en attester, n’aura fait qu’entériner la séparation de l’art et la vie, plutôt que leur réconciliation quotidienne.

Dernièrement, c’est le sociologue transhumaniste Raphaël Liogier qui se colle aux illusions industrielles avec Sans emploi. Condition de l’homme post-industriel. [17] Il aurait pu écrire le programme de Benoît Hamon. L’abondance enfin trouvée, les robots cuisinant notre pain quotidien, nous pourrions vaquer à loisir à nos occupations artistiques, revenu universel aidant. Sauf que cette abondance est toute relative, en plus d’être désastreuse. Jusqu’à preuve du contraire, l’Humanité n’a pas encore trouvé la clé du mouvement perpétuel pour faire tourner les machines. N’en déplaise à Liogier, non seulement les énergies renouvelables ne sont pas abondantes, puisque limitées par les ressources en terres rares et silice, mais elles n’auront jamais la capacité de remplacer les centrales à charbon, à gaz ou à uranium dans une société aussi robotisée que la sienne. [18]

Quant à la qualité même de cette pseudo-abondance, Liogier préfère mentir, au moins par omission. Doit- on lui rappeler la situation catastrophique de la biodiversité, du changement climatique, des pollutions chimiques de l’air et des sols ? Les rapports de Greenpeace, du GIEC ou de WWF y suffisent. La situation sanitaire globale se dégrade au point que notre système de sécurité sociale serait bientôt dépassé par l’épidémie de maladies chroniques : en France, 20 millions de personnes seraient malades à vie (20 millions !) d’affections cardiovasculaires, de cancers, ou d’infections respiratoires. « Entre 1980 et 2014, le nombre de diabétiques est passé de 108 à 422 millions, affirme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Quatorze millions de personnes sont par ailleurs touchées chaque année par un cancer, un chiffre qui devrait augmenter de 70 % dans les deux prochaines décennies » relève Le Monde à la publication de Maladies chroniques. Vers la troisième médecine. [19]Notre corne d’abondance est telle que l’espérance de vie des Américains diminue tant ils bouffent trop et trop gras. Même les pays dits « en voie de développement » sont touchés par l’épidémie d’obésité et de diabète.

Notre post-capitalisme connecté, en plus d’être un ressort pour l’économie, se développe pour nous assurer une survie technologiquement assistée en milieu pathogène. De la planète intelligente à la ville intelligente, ce capitalisme technologique se développe pour survivre à ses méfaits écologiques par la rationalisation policière des populations. Voir L’Enfer Vert. [20] Par exemple, les célèbres compteurs Linky auront l’avantage de pouvoir couper l’électricité à distance, ou de baisser arbitrairement la tension des ménages en cas de surconsommation globale. Voilà à quoi ressemble le monde collaboratif et horizontal promis par les smart grids du Général Rifkin. Un transhumanisme vert éclot d’ailleurs aux USA qui promet de modifier génétiquement l’espèce humaine à des fins de survie, étant entendu que le désastre ne peut que croître. [21] Ce post-capitalisme, plutôt que le résultat d’une abondance enfin advenue, ressemble à une gestion assistée par ordinateur de la pénurie d’air sain, d’espace vital, et de matières premières.

Les allocataires du revenu universel, les transhumains et notre soumission aux robots

La Triple Révolution est l’étude publiée aux États-Unis en 1964 par un comité ad hoc composé de journalistes, informaticiens, chimistes, économistes (comme le très libéral Gunnar Myrdal, disciple de Friedrich Hayek), mais aussi de militants pour les droits civiques, de syndicalistes et d’intellectuels de la trempe de Dwight Macdonald. La Triple révolution combine l’arme nucléaire, le mouvement des droits civiques et l’automatisation. Pour ses auteurs, elle place les États-Unis face à un dilemme. D’un côté, il y a une explosion légitime de la demande d’égalité (civique mais aussi économique) de la part des « minorités », et de l’autre le chômage de masse (dû notamment à la « cybernation » ou automatisation). Que faire ?

Parmi leurs solutions se trouve le revenu universel. L’idée sera reprise moins de dix ans plus tard, en 1973, par l’économiste-star du libéralisme conservateur, Friedrich Hayek. C’est dans son maître-ouvrage Law, Legislation and Liberty qu’il suggère un revenu de base : « L’assurance d’un revenu minimum pour tous […] apparaît non seulement comme une protection légitime, mais aussi comme une contribution nécessaire du Grand Système dans lequel l’individu n’a plus de revendications spécifiques sur les membres du petit groupe particulier dans lequel il est né. » L’intention d’Hayek, voyez sa roublardise, est d’« affranchir » les Américains des pesanteurs de leurs communautés d’appartenance (filiales notamment) pour les balancer comme des êtres hors-sol sur le marché du travail. Pour en faire de véritables homo-œconomicus : « Hayek comprît, nous dit Martin, que la nature de la société était en train de changer ; les gens déménageaient de leurs fermes, où ils étaient largement auto-suffisants, pour se rendre dans les villes, où ils dépendaient du travail salarié. Brisant ainsi les vieilles structures familiales, ils se retrouvaient dans des situations précaires. » Hayek faisait donc la promotion, pour raison d’efficience économique, d’un filet de sécurité sociale similaire au revenu de base universel.

Cela vous rappelle-t- il quelque chose ? L’idée n’est pas loin de celles de Benoît Hamon, Raphaël Liogier ou Emmanuel Macron. Hier, le revenu d’existence eut été une mesure d’adaptation aux nouvelles conditions industrielles, salariales et urbaines. À l’heure technologique, il « sécurise » notre parcours entre ce qu’il reste de boulots de merde et de bullshit jobs, à multiplier les employeurs et les contrats « zéro heure ». Il est l’assurance sociale d’un précariat « collaboratif » en expansion.

Le revenu d’existence est le moyen qu’a trouvé le capitalisme pour survivre aux « externalités négatives » de sa propre automatisation : éviter une crise de surproduction en s’assurant d’une masse suffisante de consommateurs. Benoît Hamon, Bill Gates ou encore l’eurodéputée socialiste Mady Delvaux souhaitent instaurer une « taxe robots » pour le financer. On en est là. Les robots nous piquent notre boulot, aussi inutile et désastreux soit-il, et nous donnent l’aumône. L’idée aurait dû, pour le moins, faire se lever des millions de travailleurs face à leur obsolescence programmée. Pour le plus, ils se seraient introduits dans les laboratoires d’automatique et informatique pour casser les machines, comme le firent leurs ancêtres luddites dans les fabriques textiles. Mais cela a un coût que les travailleurs ne sont peut-être pas prêts à payer : « Réduire la productivité signifie réduire ses exigences en matière de confort. Si on n’est pas prêt à payer ce prix, on n’est pas prêt pour une révolution. » (Ellul, Autopsie de la révolution, 1969).

Il faut choisir : vivre libres ou se reposer. – Thucidyde.

Les marxistes comme les libéraux se sont trompés, et nous n’avons pas fini de payer les conséquences de leurs hypothèses érigées en dogmes. Le capitalisme industriel ne porte pas en lui son « dépassement », mais notre aliénation finale. Pensez aux déchets nucléaires. Cette erreur signe peut-être notre arrêt de mort, en tout cas notre soumission aux sirènes du confort marchand chantées par les robots. Dans ces conditions, une double espèce humaine se fait jour : celle des « chimpanzés du futur », humains non augmentés, survivant grâce au revenu universel (dans un monde à la Mad Max ?)  ; l’autre constituée de post-humains ayant les moyens de s’adapter à leur nouveau milieu cognitif par augmentation intellectuelle et physique. Un mouvement qui souhaiterait se rendre ingouvernable face à la « mascarade » présidentielle se devrait d’en démasquer les prétendants. Il devrait dénoncer ce perpétuel tsunami technologique dont tous les candidats se font les porte-paroles et qui nous précipite sous le gouvernement des machines.

TomJo, avril 2017

[1Ouvrage collectif, éd. Le monde à l’envers, 2012.

[2Ce que signifie « avoir les moyens » (au-delà du capitalisme - et pire encore), Marius Blouin, piecesetmaindoeuvre.com, 2017.

[3Suivant un rythme décennal de 5 % (-15 % dans le textile entre 1961 et 1981).

[4« La classe ouvrière britannique et le parti travailliste », René Salles, Revue française de science politique, 1984. 5 La Voix du nord, 12 septembre 2014.

[5« La classe ouvrière britannique et le parti travailliste », René Salles, Revue française de science politique, 1984. 5 La Voix du nord, 12 septembre 2014.

[6Essais de persuasion, 1933.

[7InfoDsi, le magazine en ligne des professionnels de l’informatique, 20 mars 2017. 8 1,2 millions d’emplois partis à l’étranger.

[81,2 millions d’emplois partis à l’étranger.

[9« Foxconn veut automatiser des usines entières », silicon.fr, 3 janvier 2017.

[10« En route vers l’usine autonome », Le Monde, 4 janvier 2017.

[11NB : cette technologisation des chaînes de montage fait partie du dernier accord de compétitivité de Renault, qui dans le même temps supprime 6 000 emplois. Ce qui vaut pour Renault vaut pour PSA qui voit le Commissariat à l’énergie atomique installer des robots et des exosquelettes dans son usine mosellane de Trémery. [[Le Monde, 29 septembre 2016.

[12Anticiper les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle, mars 2017.

[13Paul Mason, Postcapitalism : a guide to our future, 2015.

[14The Wall Street Journal, 27 mars 2017.

[15Ringolevio, Emmet Grogan, 1978 (L’échappée pour la rééd., 2015)

[16Dans le chaudron du négatif, J.-M. Mandosio, Encyclopédie des nuisances, 2003.

[17Éd. Les Liens qui libèrent, 2016.

[18Lire Le Sens du vent, Arnaud Michon, Encyclopédie des nuisances, 2010.

[19Le Monde, 22 mars 2017.

[20TomJo, L’échappée, 2013.

[21Écologisme et transhumanisme (des connexions conte-nature), TomJo, hors-sol.herbesfolles.org, 2016.

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