Au nom de la Loire : Bruno Latour, défenseur de la représentativité

Ana Rougier [Épisode 1]

paru dans lundimatin#213, le 21 octobre 2019

Il y a une pensée qui trotte dans la tête des européens. Une culpabilité longtemps refoulée qui surgit subitement. L’humain 2019 comprend que ses ancêtres ont massacré plus de la moitié des peuples autochtones et que c’était une mauvaise idée. L’humain 2019 comprend que ces peuples appartenaient à la terre, qu’ils étaient moins dégénérés que lui même. Il fantasmes des solutions exotiques à base de pensées indigènes. Il tente de se rattraper en donnant la parole aux peuples autochtones et puis... à la ’nature’. Les auditions du Parlement de la Loire, projet initié par le Pôle des arts urbains (POLAU), visent à imaginer une personnalité juridique pour le fleuve de la Loire. Les auditions ont commencées à 14h30 le samedi 19 octobre et s’étaleront jusqu’en juin.

Plusieurs personnes s’amassent devant une porte épaisse et cloutée tandis qu’un jeune homme fait signer des autorisations de droit à l’image. Deux arbustes, long et fins sont posés contre les pierres beiges de la salle. Ils n’ont plus de racines, et ont visiblement été arrachés, coupés, transportés jusqu’ici pour décorer. Les sièges sont des rondins de bois. Nous sommes dans la Chapelle Saint-Libert de Tours.

Après un brouhaha de quinze minutes et quelques ré-installations, la directrice du POLAU Maud Le Floc’h présente le projet Parlement de Loire et s’en remet à l’écrivain, en ce jour médiateur, Camille de Toledo. L’échange entre le public et les ’auditionnés’ aura lieu seulement à partir de 18h, après 3h30 d’échanges entre la commission (des membres du POLAU) et les auditionné.e.s (des philosophes, metteurs en scène, archéologue...). Quatre personnages vont constituer des références tout au long de l’échange. Le fleuve Whanganui (à pronocer Fhanganui), le Gange, la rivière Yanuna et la fleuve Atrato. Tous ont désormais une personnalité juridique. Tous sont représentés par des humains (indiens et maori) et tous sont défendus.

Les premiers auditionnés arrivent, il s’agit de Bruno Latour, grand philosophe des sciences sociales, et de Frédérique Ait Touati, metteuse en scène. Ils sont interrogé.e.s sur la base d’une première problématique : comment représenter les non-humains ?

Peu à peu, l’excitation s’effondre et la découverte du projet de Parlement de Loire me provoque une réaction épidermique. Le projet en apparence bienveillant, vise à représenter la Loire par des mandataires, des humain.e.s qui seraient censé.e.s écouter et parler pour le fleuve. D’une certaine manière cela supposerait de connaître les ’désirs’, les ’savoirs’, les ’résistances’ de la Loire, s’il en existe. Un fleuve, qui ne parle pas notre langue. À en écouter les auditionnés, ce fleuve aurait la capacité de faire opposition à ce qui est en cours, il devrait réagir. Mais attention, il va réagir à travers nous.

La commission et le public semblent séduits par la star des sciences sociales Latour, à la fois taquin et révérencieux. Sous couvert de bienveillance, de représentativité juste et sensible envers la Loire, Latour amène, non sans finesse et subtilité, l’idée que le fleuve constitue, de la même manière que le fleuve Whanganui et le Gange, une divinité. Les approbations ne tardent pas à poindre. ’Hum, hum’ et autre hochements de tête se font sentir, signes que la pensée Latour a gagné les cerveaux de la salle.

Avoir vécu dans une communauté maori à forger une compréhension des peuples autochtones non pas comme un idéal, mais comme un monde à côté du notre, qu’il ne faut pas déranger. Le copié-collé du concept de terre-mère et d’une religion animiste sur les territoires et les fleuves occidentaux paraît absurde pour ceux qui le vivent au quotidien.

Si pêcheurs, habitants, citoyens ont un rapport régulier avec le fleuve, il ne constitue pas pour autant un être sacré. La Loire n’est pas un dieu. Nous ne la vénérons pas. Nous n’avons pas de rituels sacrés (au sens général de coutumes, de danses, de chants, de prières issue d’une mythologie, d’une cosmologie). Nous avons un rapport, une relation. Mais la Loire n’est pas Dieu. Le fleuve Whanganui, comme le Gange ou l’Atrato sont représentés par des Indigènes. Ils sont le fleuve et le fleuve est en eux. Il coule. Comme le Whanganui est une veine, il est le sang.

Est-ce notre cas ? Non. Si la Loire est vitale, elle n’est pas une partie de notre identité comme cela peut-être le cas des autochtones de Nouvelle-Zélande ou de Colombie. En France, les projets nucléaires, les zones de déchets à ciel ouvert, les rejets, les pollutions, les Center parcs et autre idées savantes menant à la mort de la terre nous attristent. Cette mort verte nous amène à penser des concepts comme la solastalgie (disparation d’un ensemble de d’êtres, de paysage d’un territoire provoquant une forme de dépression chez l’humain). Ça nous désespère. Ça nous touche. Mais ça ne détruit pas qui l’ont est.

Si nous suivons la logique Latourienne, après des acharnements sanglants contre des civilisations estimées caduques et diaboliques, nous serions censé.e.s retourner la situation à notre avantage et désormais prétendre que la Loire est une divinité. Alors qu’aucune « croyance » européenne ne lui est liée.

Une entité en amène une autre. Le concept de divinité discrètement posé sur la table, nous en venons à la représentativité parlementaire. Pour Latour, la solution, c’est de représenter justement la Loire. Représenter un être, veut dire être prêt à mourir pour lui. Là encore, triste ironie que de penser être capable représenter un fleuve alors que notre système parlementaire humain se délite, comme en témoigne la crise des gilets jaunes.

Au lieu de laisser le fleuve suivre son cours, l’Homme intervient et veut parler pour lui. Vouloir représenter ce qui est d’évidence non-représentable, c’est souhaiter au fond, dompter ce flux mouvant, cet ensemble qu’est le territoire et la terre, ou cet être indéfinissable qu’est le fleuve.

L’artifice de la représentation parlementaire de la nature perdure, il demeure un fantasme résiduel de conquête coloniale.

On aura beau mourir pour elle, ce n’est pas nous, qui allons sauver la terre.

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