Au commencement était la tombola

Contre le financement public des écoles privées (et vice-versa)
[lettre ouverte aux parents d’élèves 2]

paru dans lundimatin#468, le 26 mars 2025

Après une lettre ouverte aux parents d’élèves sur le non-présentisme comme manière de vivre qui avait fait grand bruit, une immersion dans l’enfer ludique d’un hackathon, le remake d’Y-t-il un pilote dans l’avion ? version salle des profs, des révélations sidérantes sur les « Maker pédagogiques » qui foutent en l’air des étés entiers et une défense de l’apprentissage de la grammaire allemande sans joie ni fun, Nora V., notre vigie depuis le coeur de l’éducation nationale nous plonge cette semaine dans cet enfer pavé de bonnes intentions : les tombolas d’école.

Les grains s’ajoutent aux grains,
un à un,
et un jour,
soudain,
c’est un tas,
un petit tas,
l’impossible tas.
(un temps)
On ne peut plus me punir.
Samuel Beckett

Bonjour Parent Gentil,

Je reviens vers toi parce que je crains de ne pas avoir été assez claire au sujet de la marchandisation/privatisation par petites touches du service public d’éducation. Je n’ai pas assez parlé d’argent. Je veux parler de financement public de l’école privée, de financement privé de l’école publique, de la tombola et de la Trousse à projets. Ça a l’air confus dit comme ça, mais tu vas voir, c’est très simple.

J’ai une bonne nouvelle pour toi, en réalité. Je t’annonce que tu peux désormais arrêter de chercher des moyens pour financer les sorties et les projets de l’école de ton enfant. Tu auras plein de temps libre dorénavant. On a trouvé l’argent pour tout le monde ! Il a toujours été là, mais on s’est trompé jusque-là. On l’avait donné aux mauvaises personnes. Une erreur, sans doute.

Depuis longtemps je veux dire ce que je m’apprête à dire, mais je ne savais pas à qui m’adresser. Les profs à projet sont perdus à la cause. Ils ont choisi la focale courte. Les directeurs, proviseurs et autres fonctionnaires chefs sont obnubilés par la compétition entre les établissements scolaires au point d’en avoir oublié le sens même de leur travail. Les enseignants tentent de survivre comme ils peuvent et n’ont pas le temps de réfléchir à la structure. Ajoute à ça qu’ils sont tenus à la réserve, à la discrétion, à la neutralité, à l’abstinence, au silence, au jeûne enfin, je ne sais plus, mais ils doivent juste se taire sinon

Bref, il me reste, encore une fois, toi, Parent. Toi, Parent sensible à l’injustice sociale, Parent Gentil prêt à t’investir dans des initiatives pour récolter des fonds pour l’école de ton enfant.

Parent Gentil : est-ce que tu veux que l’école soit privatisée ? Réponds sincèrement.

Si tu réponds « oui » ou « pourquoi pas » à cette question tu peux arrêter de lire cet article et vaquer à tes occupations habituelles. Jardine, fais des tartes, un jogging, pourquoi pas. Je t’envie un peu, Parent Gentil. Ah ! merveilleuse insouciance individualiste !

Si tu réponds « ouh là lààà tout de suite les grands mots ! ‘marchandisation’ pff ! », tu peux tenter d’avancer un peu dans la lecture. Au pire tu trouveras cette lettre énervante et tu auras un exemple à fournir dans un débat dans lequel tu incarneras encore une fois Lebonsens face aux gauchistes allumés qui n’ont toujours pas compris que le monde bouge, on n’arrête pas le progrès et il faut s’adapter. Ça pourrait t’intéresser. Vérifie.

Si, enfin, tu réponds « non » à la question, un non ferme et presque un peu indigné à la seule idée que l’on puisse privatiser le service public d’éducation, cet article est pour toi.

Attention : à plusieurs moments tu te diras « non mais quand même, il faut pas pousser ». Je t’entends t’agacer. Patience.

UN PETIT TAS

Ce que les génies qui décident pour nous là-haut on fait est merveilleusement sournois. Au lieu de simplement changer l’école par des réformes, ils l’ont dénaturée par des pratiques. Ce sont des génies du Mal. Les réformes tout le monde les voit, même la télévision en parle, on en trouve des petits résumés sur internet. C’est trop voyant, trop solennel, trop rare (ou pas assez), trop compréhensible. C’est trop gros, en un mot. Tout se joue ailleurs, dans les détails.

Est-ce que la télé peut faire un reportage par jour pour suivre toutes les infimes modifications techniques auxquelles l’école est soumise ? Non. Le public ne comprendrait pas. Ça n’intéresse personne. Même la radio. Imagine France Info qui ouvre son journal avec la nouvelle « Les méthodes de financement des projets scolaires : une affaire privée ». Ou « La nouvelle fonctionnalité de Pronote : contrôler pour mieux éduquer ? », ou « La case ‘engagement’ du bulletin : l’école libéralisée »… Faillite de France Info en deux jours.

Mais c’est comme ça qu’on dénature peu à peu le service public : une pluie fine, très toxique, de petits ajustements, petits changements, petites innovations. De chacune de ces innovations on dira « ah mais c’est bon, ça ne change pas grand-chose ». Puis un beau jour, le pas grand-chose s’ajoute au pas grand-chose qui s’ajoute au pas grand-chose, un tas, un petit tas… puis on se réveille et… l’impossible tas. Magie ! Plus de service public ! « Ah mais c’est parce que baaaah en fait ça avait l’air bien les innovations en tant que c’était innovant, nous on ne savait pas que c’était pour… rhôôô et puis on s’en fout, il faut bien évoluer un peu à la fin ! »

LE SYMPA EST L’ENNEMI DU BIEN

Je vais commencer par te parler de quelque chose que tu connais bien. La tombola. Parent Gentil, t’es-tu déjà posé des questions au sujet de la tombola ? « C’est sympa la tombola ! » me diras-tu.

Je te répondrai que le Sympa est souvent l’ennemi du Bien.

Tu paies des impôts. Enfin, je l’espère. Tu paies des impôts qui financent le service public. Tu paies déjà pour que tes enfants puissent bénéficier d’un service public d’éducation. Tu paies. Normalement c’est all inclusive comme service. L’État (sous toutes ses formes combinées, région, mairie, ministère…) doit te fournir un service complet de tout ce qu’il juge indispensable à l’éducation de ton enfant. Tout.

Alors, de deux choses l’une : l’État estime que les sorties et voyages sont indispensables à la formation de ton enfant et il les finance ou l’État estime qu’ils ne sont pas indispensables et il ne les finance pas.

S’ils ne sont pas indispensables, je propose que nous fassions collectivement confiance à l’État, que nous cessions de récolter des fonds avec des prétextes ridicules (Noël, Chandeleur, Carnaval, fin d’année, début d’année, la journée de la femme, la semaine de l’amitié, le mois de la prévention de la carie dentaire…) et nous nous résignions à ce que nos enfants aient juste cours.

Mais non. Nous devinons, toi et moi, Parent, que c’est indispensable. C’est utile, surtout pour les enfants pauvres que papa maman ne trimballeront pas au Moma aux prochaines vacances. C’est bien pour eux. C’est vital même, en effet. L’État ne peut pas l’affirmer, sinon après il doit financer la chose, alors il nous fait un chantage. Il nous fait bien comprendre que l’expérience c’est bien, que le cours, de nos jours, ne suffit pas à faire un citoyen complet, mais il ne donne pas d’argent pour ça. Il dit aux écoles, collèges et lycées de France : « il faudrait se bouger un peu, il faut faire des projets  ! Proposez-vous des mobilités  ? Votre offredeformation est-elle diversifiée ? Faites-vous des visites nocturnes de l’école ? Des veillées pyjama ? Des échanges ? Des piques-niques déambulatoires ? Des vidéomappings  ? Plantez-vous des courges dans la cour pour la revégétaliser, au moins  ? Non ? Attention. En votre âme et conscience : êtes-vous innovants  ? Il faudra rester vigilants : l’établissement d’à-côté est bien plus proactif que le vôtre, vous risquez de perdre des inscrits, vous allez perdre des moyens, malheureusement ! »

Dans un monde idéal, la réaction à ce genre de chantage dégoûtant serait immédiate, ferme et collective. Dans un monde idéal, professeurs, parents et élèves diraient en chœur : « Oh ! Eh ! Oh ! État ! On te paie des impôts ! Si tu veux tout ça, finance et fais en sorte que tous ces trucs ne se chevauchent pas, qu’ils soient réellement faisables ! »

JULES-HENRI ET PAUV-GAMIN VONT À L’ÉCOLE

Dans le monde réel, parent, tu prends le relai. Te sentant investi d’une mission de Sauveur de pauv-gamins, tu organises des tombolas.

Tu organises des tombolas sinon ton choupilou d’amour ne pourra pas aller aux jeux paralympiques de Paris alors que dans l’école de ta nièce ils sont même partis à trois classes visiter la rédaction de l’Équipe et ils ont touché le ballon d’or ! Le vrai ! On a l’air de quoi là ? Et puis dans l’autre école ils ont fait une voyage de quatre jours au CP pour découvrir les oiseaux de la région et apprendre à fabriquer des paniers en osier avec les orteils ! Il faut qu’on en fasse au moins autant à l’école Albertine Pouilloux !

Je plaisante, tu n’es pas égoïste, Parent Gentil. Toi, en général, quand tu es aux manettes de l’association de parents d’élèves, tu es déjà un parent à Moma, un parent à rando, un parent à tour du monde à vélo, à carottes bio. Tu le fais pour les autres, pour les pauv-gamins de l’école, ceux qui ont des parents à Lidl qui - pauv-gamins tu te rends compte ? - leur mettent du coca dans le biberon et leur offrent une Switch à trois ans. Pauv-gamins… Sniff.

Que faire ?

Tomboooolaaaaaaa ! Viiiiite une tombolaaaa ! Une vente de crêpeeees ! Une vente de gâteauuuuux ! Des jeux payants à la fête de l’écooooole ! Sauvons les pauv-gamiiiins ! Sortons-les ! Vite ! Une classe verte ! Une classe de neige ! Une classe découverte ! Une classe de neige !Une classe osier ! Un projet courges ! Et pas de gobelets jetables à la fête de l’école, hein ! Ça c’est important ! Écocups (avec le logo de l’école) pour tout le monde ! Un euro la location. Pas de boissons trop sucrées non plus ! Éducation alimentaire !

Parent Gentil, on se comprend. Moi aussi je suis un parent à Moma et à carottes bio. Mais pour sauver les pauv-gamins il faut un service PUBLIC de qualité. C’est tout. Il n’y a pas d’autre solution. Toi qui es si sensible à l’injustice, si prompt à donner de ton temps pour offrir au pauv-gamin les même chances qu’à Choupilou, ne vois-tu pas qu’au lieu de compenser localement par des initiatives qui relèvent de la charité sur le modèle du Rotary club ou de la paroisse du coin, tu devrais te battre avec les parents de toutes les écoles publiques de France et avec les enseignants pour que tout ceci soit financé avec les impôts que tu paies déjà et puis c’est tout ?

La charité tue la justice sociale. Elle culpabilise ou soulage les consciences. Structurellement elle nuit parce qu’elle retarde l’épiphanie. Ça aide à tenir encore un peu. Encore un peu. Encore un peu… L’impossible tas, etc.

L’État défaillant t’exploite pour pallier ses manquements, pour occulter ses détournements de fonds. Qui plus est, le parent à Lidl est humilié par ta charité, sois-en bien conscient. Le pauv-gamin, en classe, quand la maîtresse demande « combien de cases de tombola vous avez vendu les enfants ? » il dira « cinq », au mieux, et son voisin bio, Jules-Henri, s’il n’a pas été inscrit dans l’école privée du quartier, « moi, euh... quarante-trois, maîtresse ». « Brrravvvoooo Jules-Henri !!! » Il n’est pas bête le pauv-gamin. Et ne me dis pas « oui mais le pauv-gamin pourra éventuellement gagner le vélo dont il a besoin grâce à la tombola ». Tu vaux mieux que ça, Parent Gentil.

ÉDUCATION NATIONALE COLLECTION PRINTEMPS-ÉTÉ 2025

Parent Gentil, j’ai décidé de t’écrire parce que cette année tu es vraiment allé trop loin. J’ai eu peur que tu aies définitivement basculé du côté obscur de la Force. Il faut s’imaginer ce que j’ai vécu. Je venais de subir la journée portes ouvertes de mon établissement qui, se prenant désormais ouvertement pour une startup, a atteint sans vergogne le stade goodie tote bag avec le logo de l’établissement. Écolycée, attention, mais qui a de grands moments d’absence écologique : vente de roses à la Saint Valentin, tote bags distribuées à la JPO… Je venais de vivre ça, avec de surcroît l’enquête de satisfaction sous forme de QR code affichée dans le lycée, énième traumatisme, humiliation. Je rentre à la maison et l’un de mes choupilous, dix ans, me dit sur un ton enjoué « Maman tu peux m’acheter le sweat de l’école ? ». Le quoi ? Le sweat de l’école.

Parent, entre nous, pourquoi ? Pourquoi as-tu décidé d’inventer, en plus de tout le reste, une vente de t-shirts et de sweat-shirts aux enseignes de l’école primaire Albertine Pouilloux de Porcheville avec dessus un logo ? Et les dates 2024-2025 ? Comptes-tu pérenniser l’initiative ? Dans ton esprit rotarien moi je vais acheter un sweat par an ? Et l’écologie ? Et l’éducation à la sobriété ? Écocup et sweat-shirt sont incompatibles, Parent.

Mais surtout, au nom de quoi mon enfant devrait faire, à mes frais, la publicité de l’école Albertine Pouilloux ? Pourquoi ferais-je de lui un enfant-sandwich ? Que veut dire cette volonté de renforcer le sentiment d’appartenance à l’école Albertine Pouilloux ? Quitte à conditionner les enfants, ne serait-il pas plus judicieux de renforcer leur sentiment d’appartenance à l’Éducation Nationale ? Ou leur sentiment d’appartenance à rien du tout, d’ailleurs ? À la fin de la scolarité, selon toi, faut-il garder sa collection de sweats scolaires ? Dans quel but ?

« Ah ah ah ! Trop naze ! Toi t’as le sweat de Jeanot Touneuf 2025-2026 ! Le vert c’était trop pas à la mode, ils ont foiré leur coup ! Moi j’ai :

promo 2024-2025 Albertine Pouilloux rose ;

2025-2026 Collège Norbert Petsec, cette année-là c’était le modèle oversize rouge ;

2026-2027 toujours Petsec mais là le moulant était à nouveau à la mode et ils l’avaient fait noir, il est trop beau le noir moulant de Petsec ;

2027-2028, Petsec sans capuche gris clair ;

et j’adore la collection 2028-2029 Petsec urban style et puis c’est en partenariat avec Panéo (l’usine de pains industriels de Porcheville), il est trop stylé le logo de Panéo, en plus ils nous ont financé le voyage en Catalogne cette année-là et on pouvait faire nos stages de troisième chez eux, ça sentait un peu la levure, mais c’était sympa  ;

Après j’ai les trois du lycée Vador, ils sont trop cool… »

WONDERTOMBOLAGIRL À LA RESCOUSSE DE L’ÉTAT

C’est vers ça qu’on va, Parent. Par petites touches. Panéo qui finance la sortie. Panéo partenaire. Panéo mécène. Panéo financeur. Panéo au conseil d’administration de l’établissement… À ce stade, tu en es au moins à trois « il faut pas pousser ». Mais, sincèrement, dis-moi ce qu’il y a de contestable dans ce que j’écris.

Tu penses agir localement pour le Bien, mais tu n’as qu’une vision très étroite de la situation. Tu penseras avoir fait le Bien parce que, grâce à la vente des gadgets promotionnels Pauv-gamin a pu partir en voyage. La maman de Pauv-gamin t’a même remercié l’année dernière. C’est vrai, c’est bien, moi aussi je suis contente pour Pauv-gamin. Tu en as sauvé un, dix peut-être. Une fois, deux fois, peut-être. Si on en reste à l’échelle de la paroisse du coin, tu as fait le Bien. Bravo, Parent.

Et si on change d’échelle, que voit-on ? Dézoom. Toutes les écoles, collèges et lycées de Porcheville, ville plutôt riche. Quartiers riches, quartiers plus pauvres. Établissements publics qui manquent d’argent pour les sorties et voyages et à côté d’établissements privés d’une opulence obscène.

Tu sais que tu paies pour les riches déjà ? Tu paies tout ça. Tu finances à 75 % les établissements privés sous contrat. 75 % de ces merveilleuses choses qui profiteront à 17 % des élèves de France est financé par tes impôts.

83 % des élèves de France en sont réduits à faire des tombolas.

Tu paies pour que Sainte Marie Madeleine de la Contrition ait quatre terrains de basket, deux murs d’escalade, trente tables de ping-pong, une cantine ultra-moderne insonorisée pour préserver les petites oreilles des Jules-Henri. Tu paies pour que le collège Saint Alaric Martyr ait de quoi afficher sa publicité sur le panneau à côté du supermarché et organiser un voyage en Louisiane. Tu paies pour tout ça. Tu vas d’ailleurs probablement inscrire Choupilou à Saint Alaric Martyr, l’établissement a très bonne réputation, certes un prof filmait les élèves à poil dans les vestiaires, mais bon, la direction a l’air bien et ils ont un excellent taux de réussite au brevet. Ou alors à l’International Inclusive School Amelia Smithson… Tu hésites encore. Mais en attendant, tu sauves les pauv-gamins, histoire de ne pas trop culpabiliser. Tu fais peut-être le Bien. Sans doute.

Tu fais le Mal aussi.

Tu fais le Mal parce que tu dis à Pauv-gamin : « renonce à te battre pour tes droits, accepte la charité ». Tu l’incites à la passivité. Tu étouffes sa colère légitime, en détournant son attention du vrai problème. Tu devances : « non, ne t’énerve pas Pauv-gamin, tu es pauvre, ok, mais on va te donner une petite pièce, regarde ». Tu as un peu la même fonction que les super-héros. Tu fais de Pauv-gamin le fan hébété et défaitiste de Spiderman, l’impuissant groupie de Superman. Sans les super-héros ils se savent perdus. Ils doivent croire qu’il n’y a que le super pouvoir qui peut sauver. Dans leur monde aucune action humaine collective n’est possible, aucun recours légal, pas de bataille, pas de droits défendus ensemble. Prière individuelle. Sauve qui peut la vie.

Salva nos me Spiderman

Salva nos me Superman

Salva nos me Tombola

La tombola. C’est tellement parfait. Quoi de mieux pour bien faire comprendre qu’il ne sera en aucun cas, jamais jamais jamais question de justice dans la vie ? Tout est chance. Tu gagnes parce que tu as de la chance. Tu perds parce que tu n’as pas de chance. Tu es pauvre, Pauv-gamin ? Il ne faut pas s’énerver chéri, c’est la faute à pas de chance. Mais Wondertombolagirl volera à ton secours en inventant de nouveaux astucieux moyens de te faire avoir aujourd’hui encore ta petite pièce !

Oh Merci Wondertombolagirl ! Merci ! Comment ferais-je sans toi ?

Tu fais le Mal parce que, te refusant à voir the big picture comme vous dites chez vous aux USA, restant soigneusement recroquevillé sur le petit bout de la lorgnette tu ne vois pas en quoi, à long terme, ta tombola est nuisible.

ÉGALITÉDESCHANCES

Tu es un merveilleux vecteur d’acculturation, Parent. Ta sempiternelle apparemment inoffensive tombola a pénétré les esprits au point d’être naturalisée. Ta tombola est, dans l’imaginaire national, consubstantielle de la fête de l’école. Donc la chance est là, dans les esprits, en lieu et place de la justice sociale. La charité y remplace la revendication des droits. La tombola sert à associer une image festive à l’expression la plus obscure et pernicieuse qui soit : ÉGALITÉ DES CHANCES. Une image tout court, d’ailleurs, parce que lorsqu’on réfléchit au sens de cette locution on a le vertige. Je tente une définition.

ÉGALITÉ DES CHANCES : suite au triste constat de l’existence d’inégalités de départ entre les enfants scolarisés, on déplore. Puis l’injonction est faite aux enfants de vendre des cases de tombola afin d’obtenir ce qui leur revient de droit en leur faisant miroiter un vélo. Auront statistiquement plus de chances de gagner ledit vélo les Jules-Henri que les Pauv-gamins puisque les Jules-Henri auront vendu plus de cases que les Pauv-gamins. Mais le vélo est de bonne marque. Une marque tellement chère que Pauv-gamin ne pourrait jamais se permettre de l’acheter. Alors l’égalité des chances c’est le fait que Pauv-Gamin pourrait éventuellement gagner, bien que cela soit improbable, un vélo de riche en étant pauvre tout en bénéficiant de la charité de Jules-Henri dont les 43 cases auront financé une partie de la sortie scolaire au musée de l’osier. Si, par bonheur, cela se produit, on dira, extatiques, avec une certaine emphase teintée d’émotion, la larme à l’œil, que l’égalité des chances est un très beau, sniff, très très beau principe – valeur ? je crois qu’on dit plutôt valeur dans ce cas-là – une très belle valeurdelaRépublique. Si en revanche, par malheur, Jules-Henri gagne le vélo cher qu’il possède déjà en trois exemplaires (mais ça tombe bien il ne l’avait pas en jaune) on le félicitera poliment en évitant soigneusement de regarder Pauv-gamin qui pleure au milieu de la cour. On ne manquera pas toutefois de s’apitoyer sur le sort de Pauv-gamin en son absence, entre adultes. À lui on dira, compatissants, le lendemain quand il aura cessé de pleurer : « ça ira mieux l’année prochaine ! Allez ! Courage ! ».

PLEURE, PAUV-GAMIN, PLEURE

Récapitulons. La tombola persuade, avec la force assertive de l’exemple vécu, qu’il n’y a pas de droits, il n’y a que des chances. Quand Pauv-gamin pleure il est en colère, mais il dirige mal sa colère. La tombola a occulté le vrai coupable (l’État démissionnaire) derrière Madame Chance. Pauv-gamin devrait pleurer plus tôt, sans attendre le tirage au sort de la fête de l’école.

Il devrait pleurer au moment où la maîtresse dit à la classe : « on veut faire une sortie scolaire, mais on n’a pas l’argent... ». Non, pas encore. Jusque-là tristesse supportable. Tant pis.

Les pleurs arrivent après, parce que la maîtresse ne dit pas : « et nous allons nous battre ensemble parce que ce n’est pas juste que les riches d’à-côté se payent des tables de ping-pong et des murs d’escalade avec l’argent de vos parents et avec le mien d’ailleurs et nous on n’a pas de quoi aller au musée ».

Non. Elle dit, sans soupçonner la violence de l’absurde, innocente : « alors VOUS allez vendre des cases de tombola ». Le tragique est là. À ce moment-là il faut pleurer.

Et après Pauv-gamin devrait pleurer encore plus fort et demander des comptes aux grandes personnes lorsque, après avoir passé des mois de décembre entiers à s’humilier en toquant aux portes des voisins et en harcelant Tonton pour qu’il achète plus de cases, il ira aux journées portes ouvertes de Sainte Marie Madeleine de la Contrition et il y verra l’étalage d’infrastructures sportives payées avec les impôts de ses parents et il comprendra que lui n’y aura jamais accès parce que Sainte Marie Madeleine de la Contrition c’est bien trop cher pour Maman Lidl. Bon, pas grave, au moins maintenant il sait tresser l’osier avec ses orteils et quand il avait huit ans il a eu un vélo cher, il était jaune.

8,1 milliards d’euros (en 2022) de notre argent pour financer les établissements scolaires sous contrat et Pauv-gamin a dû quémander cette année-là pour partir en voyage et moi j’ai dû faire des gâteaux pour aller après en racheter des parts dans la cour de l’école. Est-ce logique ? Il n’y a qu’à l’école que tu paies pour racheter un truc que tu as fait. Parent Gentil, tu penses qu’avec 8,1 milliards d’euros il n’y aurait pas eu de quoi financer toutes les sorties et tous les voyages de tous les Pauv-gamins de France ?

LA TROUSSE À PROJETS

Et revenons-en à Panéo. Tant que c’est Tonton qui finance, c’est injuste, insensé et déplorable, mais ça reste en famille. Quand Panéo s’en mêle, c’est une autre histoire. Une histoire sordide de pénétration des entreprises privées dans le service public, de libéralisation, de mise en concurrence, de différenciation, d’inégalité, de cooptation précoce de l’enfance par le mondedutravail.

Parce que tu as tellement naturalisé le financement privé du service public avec la tombola, Parent, que l’État défaillant a pu se dire « chouette ! On ne peut plus me punir. Personne ne voit l’arnaque. Ils sont mûrs à point. On va pouvoir innover. On va continuer à détourner l’argent public pour financer le privé, les pauvres de toute façon ils se démerdent entre eux avec la charité (il parle mal l’État) mais on va faire un site, oui carrément, un site de crowdfunding, pour que les gens financent les projets des écoles, ils vont payer deux fois ! Ah ah ! Trop bien ! et on va l’appeler… mmmh… comment on pourrait appeler ça ? Mécénatéo  ? Mécénatik  ? Privatour  ? Non, il faut quelque chose qui rappelle l’école. Le cartable à sous ? Le cartable magique ? La trousse ! La trousse à projets ! Voilà. LA TROUSSE À PROJETS ».

LA TROUSSE À PROJETS : Ah ils sont malins ! L’école est le seul endroit où tu repaies pour un truc qui est déjà à toi. La part de gâteau et la sortie scolaire, même combat. La trousse à projets est le site de financement participatif de l’Éducation Nationale. Site solidaire, bien sûr. Solidarité pour Pauv-gamin ! Toujours pas de droits, mais beaucoup de compassion, solidarité, charité et chance. Avec un peu de chance, si son professeur saura émouvoir les financeurs privés, il fera une petite sortie pour voir les vaches, la Tour Eiffel, le ballon d’or… Avec un peu de chance. Tu vois le lien avec la tombola ? Tu vois en quoi tu as servi à rendre acceptable une telle aberration ? Repayer ce qui nous revient de droit et espérer avoir de la chance.

Un florilège pour toi. Citations tirées du site de la Trousse à projets :

« Ce projet nous tient à cœur car nos élèves sont issus de familles très défavorisées et ont peu de contacts avec la nature et les animaux. »

Sniff.

« Ce projet de sortie d’une journée, pour la classe la plus investie, permettra non seulement de renforcer les liens, mais également de s’ouvrir vers ’d’autres horizons’ pour des élèves, qui pour la plupart n’ont pas trop l’occasion de « s’échapper »… »

Sniff.

Il y en a qui poussent le chantage affectif jusqu’à charger sur le site les photos de classe des Pauv-gamins.

Il en a d’autres qui écrivent des choses comme :

« Yasmine, Océane, Thibault, Sofiane et leurs petits camarades rêvent d’aventures dans le temps et l’espace : aidez-les à remonter le temps vers les châteaux de la Loire ! ».

Ou d’autres encore qui obligent les élèves à faire la manche en leur propre nom :

« Nous sommes les élèves de l’école André Moine à Seiches-sur-le-Loir. Une classe a commencé à travailler dehors depuis 2 ans et maintenant nous souhaiterions que toutes les classes puissent en profiter. »

...

Je te laisse regarder comment ça marche :

Et parmi tous ces beaux projets, il y en a qui « ont besoin d’un appui renforcé pour atteindre leurs objectifs. Ils sont issus d’écoles et collèges en réseau d’éducation prioritaire (REP et REP +), de lycées professionnels, d’établissements isolés géographiquement, et/ou visent à l’inclusion scolaire ».

Les Ultra-pauv-gamins on besoin de charité renforcée. Et que propose l’Éducation Nationale pour les Ultra-pauv-gamins ? La trousse à projets ne suffit pas.

Il faut la… COURTE ÉCHELLE. Je n’invente rien, Parent. C’est la vérité vraie. La Courte échelle. Et alors, qui est engagé dans la Courte échelle ? Quels super-héros ont volé au secours des Ultra-pauv-gamins ?

Il ne manque plus que Panéo.

Donc, vois-tu, tu paies des impôts, mais comme l’État utilise tes impôts pour financer les établissements privés, les établissements publics n’ont pas d’argent pour financer les sorties et les voyages. Alors des entreprises privées financent les sorties et les voyages des établissements publics. Je ne sais pas si c’est clair : dans le même mouvement on détourne l’argent public au profit du privé et on assure la mainmise du privé sur le service public. Jackpot. Tu vois ? C’est insupportable ou pas ? Avoue.

Pense à GMF assurances, à AG2R La Mondiale, à Aéroports de Paris, aux fondations diverses et variées qui soutiennent les projets et les sorties la prochaine fois que tu auras l’idée d’une vente de gâteaux. Pure philanthropie ? Tu y crois, toi, Parent ?

Pense aux terrains de basket de Sainte Marie Madeleine de la Contrition que tu as financés à 75 %. Pense à Panéo qui financera le voyage en Catalogne de Pauv-gamin et en échange il vendra à l’école les pains industriels pour la cantine et il prendra Pauv-gamin en stage à l’usine.

Pense à Jules-Henri sur le mur d’escalade du haut duquel, bronzé, musclé, vitaminé il narguera son ex-camarade Pauv-gamin qui fait du demi-fond dans une salle de sport municipale à 2 km du collège.

Pense à toutes ces injustices et dis à la directrice de l’école de ton enfant : « Madame, cette année pas de tombola, pas de gâteaux, pas de sweat-shirts. Les gens paient déjà des impôts. Cette année l’association de parents d’élèves de l’école Albertine Pouilloux, avec les parents de toutes les autres écoles de la commune a décidé de lancer une pétition, une action collective, une manifestation, une campagne… Nos enfants ne se mobiliseront pas pour quémander ce pour quoi nous avons déjà payé. Ils ont autre chose à faire. Ils se mobiliseront pour reprendre ce qui leur revient de droit. Ils se mobiliseront avec nous pour que soit aboli le financement public des établissements privés (et vice-versa). Vous êtes avec nous, Madame ? »

En espérant te voir à la prochaine fête de l’école avec le sweat-shirt « GMF garde tes sous l’École elle est à nous » ou au moins l’écocup « déso Saint Alaric t’auras pas notre fric », ou les deux,

Cordialement,

Nora V.

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