Au coeur du complotisme : le clivage

Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

Ces notes complètent notre article sur “complotisme & conspirationnisme”, Hold Up Reloaded, Now Handcuffed, LM 265, 30 novembre 2020 (nous conseillons de relire cet article avant que de lire ces présentes notes).

Et pourtant ils le savaient ;
Ils savaient tout et tous savaient ;
L’ignoble secret était connu de tous ; et refoulé, censuré ;
Détourner le regard des choses hurlantes, censurer ses propres certitudes ;
Pour fantasmer un substitut machiavélique ;
Boucs émissaires rejetés dans le lointain des brouillards de la nuit ;
Et assurant mon innocence, cependant à jamais introuvable ;
Toute œuvre de civilisation est œuvre de barbarie ;
Toute construction d’une grande société exige l’extermination la plus impitoyable ;
J’ai traversé les ruines fantômes en cherchant à ne pas entendre les hurlements des générations massacrées ;
Le fond de l’air est l’esclavage ; et la déportation ;
Avec le mépris pour seul vêtement ;
Tel un mort, vivant hagard, je suis passé ;
Je savais ;
La montagne des souffrances sur laquelle je survivais ;
Qu’est-ce qu’une vie ? Une mort en sursis ?
Comment rester vivant au milieu de la terreur ? En devenant l’animal que je chasse ?
Exterminez toutes ces brutes – et moi donc ;
L’âme errante, hantée par tant de meurtres, ne peut s’attacher à aucune autre âme ;
Le poids des crimes infâmes écrase toute innocence ;
L’innocent, devenu étranger, à lui-même et aux autres, ne peut plus reconnaître aucun autre comme son autre ;
Un océan d’étrangers meurtriers ;
Qui m’a englouti. enfin.

Capharnaüm politique

La question du « complotisme » ou du « conspirationnisme » (encore une fois nous renvoyons à la classification que nous avons proposée dans l’article cité ci-avant, Hold Up Reloaded, LM 265) et le débat, souvent virulent mais mal construit, « complotisme » vs « anti-complotisme », cette question et ce débat doivent se ramener à une autre question et un autre débat, plus fondamentaux, ceux de et sur la subjectivité, ou de et sur « l’agentivité » (pour parler novlangue) ; en fait le plus vieux problème, archaïque même, de la volonté et du destin.

Nous avons déjà introduit, dans l’article juste cité, ce déplacement vers la question du sujet.
Il semble nécessaire de reprendre ce déplacement pour, peut-être, mieux l’expliciter.
De plus, cet ensemble problématique complot, conspiration et sujet (complotiste ou conspirateur) implique d’introduire une coupure dans la pensée politique.
La transformation du débat sur le complotisme et le conspirationnisme en débat sur la subjectivité ou sur la volonté (de puissance) correspond à une coupure entre la politique classique, la politique des projets ou des fins, la politique positive (positiviste), et la politique non standard, que nous nommons toujours politique négative, l’antagonisme sans fin ou la guerre sans fin.

Commençons par un tableau des transformations que nous allons opérer, afin d’arriver au problème, pendable, de la subjectivité ; ou celui du rapport entre puissance et pouvoir.
Et afin d’examiner une seule question, retenue ici : comment penser le conspirationnisme objectif ou a-subjectif, c’est-à-dire comment penser une conspiration objective dès lors qu’il n’y a pas de « sujet conspirateur » ou, plutôt, dès lors que le sujet est déterminé par la conspiration (comme être chrétien, voir notre exemple du christianisme pensé comme conspiration) ? Ou, par transformation, comment penser l’action politique, l’action stratégique de planification ou de projection, dès lors que nul agent ou sujet n’est plus capable, ou n’est plus « en puissance » d’action prévisible ?
Nous retrouvons là un très vieux problème, objet de disputes plus que violentes, le problème des relations entre structures et sujets ; ou celui, sartrien, de l’éthique sans fondement, de l’éthique dans le monde du chaos.
Et, en négatif, c’est le vieux thème des effets involontaires des actions volontaires qui revient.
Maintenant ce qui est curieux et est le signe d’une dégradation de la pensée, c’est que le débat sur le complotisme ou le conspirationnisme n’a jamais su avancer (ou revenir plutôt) jusqu’au débat « structuraliste » des années 1960, sinon sous forme d’interdits ou d’affirmations rétrogrades, du style « il y a du sujet ». Mais ce débat, structuraliste, post structuraliste, etc., a beaucoup évolué jusqu’à résoudre « les impasses » de la pensée de Foucault, par exemple, ou jusqu’à compléter « les difficultés » de la pensée critique, de la sociologie critique de Francfort, par exemple, comme « la difficulté » désignée sous le nom de « l’administration totale » (ce « totalitarisme économique » devant être repris en termes de « despotisme »). Reste que le sujet ne peut plus être pensé ou introduit en termes de volonté ou de décision, ou, surtout, de puissance.
Voilà ce à quoi il faut revenir pour avancer dans la question du complotisme ou des conspirations sans conspirateurs autres que « respirateurs » voire « aspirateurs ».
Ayons toujours en tête le problème des effets involontaires des actions volontaires ; l’imprévisibilité (ou la non réversibilité) de « l’histoire » implique toujours que le plus décidé des volontaires finira dans un trou.
Ce que nous nommons partout « corruption » ou désastre (« dés-astre »).
Qui n’est qu’un terme adapté, à notre monde de corruption (par exemple, le capitalisme doit se penser comme corruption justifiée ou légalisée, plutôt que comme « justice concurrentielle », notre monde doit se penser en termes de ploutocratie autoritaire, mode birmane).
Corruption est, donc, un terme adapté (mais gnostique) pour désigner ce que depuis toujours on nomme destin : le destin qui dérègle l’univers. La roue bouddhiste, le dharma, les lois incompréhensibles, le karma, toutes ces conceptions qui mettent en cause notre grandiloquence et notre « volonté de puissance ». L’éternel retour n’est-il pas le contrepoint de la volonté de volonté ?

Soit donc un tableau des transformations :
Premier niveau  : classification en fonction de la place du sujet :
Complotisme : subjectivisme fort ;
Conspirationnisme subjectif : subjectivisme faible ;
Conspirationnisme objectif : a-subjectivisme.
Premier débat : complotisme vs anti-complotisme.
Déplacement du débat en : subjectivisme (fort ou faible) vs anti-subjectivisme (« l’anti-humanisme » de la grande époque structuraliste).
Question soulevée par le déplacement : comment penser « comploteur », « conspirateur » (tout puissant) et, à l’envers, « porteur » (de valises ou de serviettes) ou « fidèle » (agent conspirateur ou soldat mafieux) ?
Question posée depuis, disons, 1968 et le « tournant » de Foucault et qui, malheureusement, n’est même pas repensée (sauf par Badiou, nous le redirons plus loin).
Comme il est bien entendu impossible de reprendre 50 années de débats au couteau, nous indiquerons uniquement « la solution » (sic).
Pour « résoudre » ce conflit sans fin (comme tous les conflits) il est nécessaire de penser en dualité et d’abandonner toute dialectique, dialectique qui imagine toujours une fin (« happy end » des amis retrouvés ou des bons sauvages ressuscités – ou de l’amour romantique).
Nous devons donc reprendre, en filigrane, quelques éléments de ce qui est nommé « politique négative » (ou éthique politique désespérée). Ce thème de la politique négative a été développé, de plusieurs manières, dans LM : nous pouvons renvoyer à notre article le plus ancien sur le sujet, Sur John Holloway, LM 108, 13 juin 2017 (ce thème de la négativité politique étant essentielle pour l’Open Marxism de John Holloway) ou à une tentative de présentation générale, Punk anarchism, LM 277 et suite, 1er mars 2021 et suite (10 épisodes).
Arrivons au centre de la pensée en dualité (monisme à dualité, post deleuzien) : le clivage.
Dualité de la poussée réelle de l’avie (l’insoumission, l’insubordination) et de l’emprise (de la soumission conformiste ou de l’acceptation), « l’en-pris » étant le porteur de la mission (ou de la soumission). Dualité qui est non dialectique, sans sursomption ni fin, et qui génère une dynamique circulaire, l’éternel retour ; les problèmes du Bouddha historique (sans parler des questions orphiques ou gnostiques) n’ont jamais été « dépassés » (et, du reste, la corruption se manifeste bien dans le bouddhisme « réalisé » ou institutionnalisé ou nationalisé).
Cette dualité, ce clivage, peut s’exprimer en termes d’opposition entre la politique classique, linéaire ou téléologique, politique positive (positiviste affirmative) tirée par une fin, un projet, un programme, et la politique non standard, la politique négative a-téléologique, sans fin et circulaire.
Notons que la politique classique, affirmative, pleine d’espoir et de croyance, est bien positiviste : elle lie un savoir critique (souvent disproportionné), la planification (souvent imaginaire) d’une issue, et un programme (limité ou irénique) d’action commandée par le projet (« l’Idée »).
La circularité politique non classique (la guerre sans fin) n’est que l’expression de la dualité non dialectique ou du clivage.
Nous avons : rébellion, insurrection, coagulation en une politique insurrectionnelle (sur le tas ou bottom up), peut-être une organisation faible, et seulement ensuite, un légendaire de soutien ; l’utilisation du savoir critique n’est pas première ou initiale, mais tout à fait secondaire (quand les choses tournent mal, ce qui arrive nécessairement).
La politique insurrectionnelle et ses légendes ne visent pas un état (État) ou une organisation (« dé-finitive ») mais procèdent uniquement de l’extériorisation du REFUS ou de la mise en œuvre du NON. Sans cesse à reprendre : pas de paix imaginable.

On doit donc donner quelques indications sur l’éthique politique insurrectionnelle pour avancer dans la question du sujet clivé (maître ou esclave).
Notons encore une fois, à notre grand désespoir, que la question soulevée (qu’est-ce que l’agent conspirateur ?) est aussi vieille que le christianisme antique (pour en rester là !) et s’exacerbe chez les gnostiques dans le débat sur le « manichéisme » : en aucune manière l’explicitation du monde comme « bordel » (chaos) ou « tripot », monde définitivement corrompu, ne peut justifier une quelconque soumission ou « profitation », l’éthique est transversale à la réalité réalisée, même si elle est sans cesse dissoute par cette réalité de corruption.

L’éthique politique liée à la politique négative se place dans le cadre du REFUS, du NON zapatiste, mais aussi dans celui de l’échec : pas de finalité ni de fin ; comme elle est dés-espérée (le mal règnera toujours ou tout règne constitue le mal) elle peut entraîner la désespérance (« désespérer Renault »). Mais comme le plus vieux débat « des manichéens viveurs » le montre, cette désespérance doit (en termes éthiques) être ignorée « aristocratiquement » ou « militairement ».
Pourquoi faudrait-il espérer, croire, imaginer (ou fantasmer) un monde meilleur pour mener la lutte ? Lutte qui n’est qu’un devoir (éthique) « reposant » sur un refus.
Plus encore, la désespérance paralysante est un affect de la politique classique, affect lié à la croyance : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ».
La nécessité de croire à un état supérieur ou à un meilleur avenir est la faiblesse mortelle des empris (faiblesse qui autorise l’emprise religieuse, la faiblesse, ce rejeton de la famille de la peur de la mort).
Les promesses ou les annonces, vides ou vaines, fausses ou cyniques, manipulatrices (toute promesse est mensonge, toute annonce vide), forment un engrenage fatal, « destinal ».
Et le complotisme, une branche de la politique classique, a pour cadre ces mensonges (ou secrets) réitérés ; et l’illusion de pouvoir les surpasser (« en cassant du nègre », par exemple).
Au lieu de dénoncer « le monde faux », ou le monde comme mensonge (ou simulacre) et de faire face au chaos, le complotiste « attribue » à une personne ou à un groupe (de boucs émissaires) toute la fausseté, tout le mensonge (qui sont systémiques et non pas subjectifs).
L’éthique politique, se centrant sur le REFUS, « sort » radicalement des attrape-mouches classiques (l’annonce du grand sauvetage ou de « la restitution », le tiqqun de la réparation).
L’éthique politique a toujours « pleine conscience » que la politique négative associée ne peut jamais se muer en construction d’un « nouveau royaume » ; sous peine (et il s’agit bien d’une peine) de relancer la roue de l’histoire (ce qui est toutefois inévitable !).
Nous l’avons martelé : tout refus adossé à un projet de futur meilleur sera corrompu.
L’éthique politique énonce comme principe que la lutte n’aura jamais de fin et a pour slogans : endurance, persévérance, office (de l’Abyme).
La persévérance n’est pas exactement « la fidélité » (chrétienne ou à la Badiou) ; car cette dite « fidélité » implique un dogme ou un idée (Badiou), une (bonne) étoile pour guider (les rois mages) ; la fidélité s’inscrit donc dans un espace positiviste classique : elle est liée à une fin, une finalité, à la reconnaissance du sauveur. Au contraire, la persévérance s’exprime au mieux comme l’office du vide.
Ce n’est pas (assertion négative) parce qu’il n’y a pas de « rédemption » (de réalisation finale paradisiaque ou de tiqqun de l’harmonie) que l’on ne DOIT pas (toujours négatif) se rebeller, se révolter, s’insurger.
Plus encore (mais il faudrait de longs développements pour l’expliciter, voir Punk anarchism) la rébellion étant de l’ordre du Réel, l’éthique de la rébellion explicite ce Réel d’insurrection.
L’éthique politique est Réelle ; et ne peut donc se réaliser, sauf retournement, corruption, déjection dans le monde faux.
Cela pourrait passer pour du christianisme fortement gnostique (dualiste), christianisme qui dirait : le monde réalisé, l’empire de César, est le mal, cependant il y a un autre monde « au-delà », mais, pour l’éthique de la politique négative, il s’agit d’un christianisme sans dialectique où « l’au-delà » n’est pas un autre monde ; « l’au-delà », pensé en termes de Réel, ne consiste pas en une réalité quelconque, mais n’est que le combat sans cesse à reprendre.
Dès que le combat cesse, la corruption reprend.
Ce pourquoi « la fatigue », « la vieillerie », sont des noms pour cette corruption.

Revenons alors à nos moutons conspirateurs.
Partons des conspirations (et non pas des complots), c’est-à-dire du souffle pestilentiel des actes de gouvernement (ou des stratégies d’emprise, qui peuvent être erratiques mais pleines de décisions, cependant vaines – le monde « avance » erratiquement et au chaos de la guerre civile).
Commençons par un livre d’images, la magnifique mise en images d’une conspiration (sens commun ou respiration commune) récente (récente à l’échelle sociale : éliminer toute trace de 68, une musique d’ambiance depuis 1970), conspiration qui n’est, elle-même, que le redéploiement actualisé de la grande conspiration des économistes (qui, elle, s’inscrit dans le séculaire, depuis la révolution française), mais conspiration renouvelée, cette fois-ci directement transformée en stratégie patiente (on verra que l’obstination est la clé de toute politique).
Il y a donc un PLAN partagé (le « con » de la conspiration qui traverse les partis de gouvernement), le PLAN de redressement moral ou d’adaptation « à la réalité économique », le PLAN de (con)formation d’agents économiques bien dressés.
Réduire le sujet rebelle à l’état d’agent discipliné.
Et pour cela quoi de mieux que les bonnes vieilles recettes : la menace, et, pour les économistes, la menace de la misère (« taper au porte-monnaie »), de la relégation sociale, la menace du chômage (un classique).
La conspiration des économistes, et les actes gouvernementaux correspondants, s’affinent en stratégie de « terreur », en « terrorisme », la menace du chômage et l’effectuation de cette menace (avec la destruction de toutes les protections sociales). [1]

Avoir 20 ans en 68. Les grandes espérances.
Et, ensuite, « vivre » dans le grand dégueuli.
La volonté adverse, lente, longue, durable, pleine de rancune versaillaise, la volonté du redressement.
Enfin extirper toute trace d’insoumission (remettre dans le droit chemin de la mission économique).
Ni une conjuration, ni un complot, ni une conspiration, ou bien tout cela transformé en PLAN.
Un PLAN, une décision assurée, un projet de gouvernement, une vengeance.
Un projet qui se maintient, un plan de « réhabilitation ».
PLAN dont la caractéristique essentielle est le temps : avoir le temps.
Les gouvernements successifs (de la conspiration), à travers mille entraves et difficultés, en marche erratique, avancent dans leur projet (leur grande idée) : redresser, constituer l’homme nouveau bien adapté à l’économie (déjà les Physiocrates réclamaient ce redressement !), flexible, jetable, soumis, apeuré, refaire du prolétaire.

Quand la conspiration est à ce point visible et analysable, pouvant être mise en images, elle se confond avec un projet politique, un projet « multi-tâches ».
Un projet, celui du redressement moral, manière Vichy, et un personnel affecté.
Un personnel dédié qui est toujours très important (ici commence la dissymétrie entre la rébellion et l’autorité).
Et un très vieux projet, celui de l’ordre économique ; et des générations de serviteurs du projet, générations qui se renouvellent par héritage (le despotisme économique hérite du féodal).
Comment durer dans le temps ? Comment persévérer dans l’obstination patiente ?

Comment maintenir ? Comment conserver les serviteurs (éviter trop de corruption ou trop de défections) ?
Comment maintenir DANS l’échec ?
Le PLAN doit donc être radical : viser l’humain.
En partant toujours du principe que l’humain est à construire, à éduquer, un vide à remplir (voilà du reste une des sources du complotisme : le vide à remplir, et ce complotisme qui remplit le vide).
Il faut jouer avec les faiblesses humaines, la cupidité, et toutes les turpitudes, et, surtout, ses peurs, ses affolements.
Aucun gouvernement n’a pu se maintenir en s’appuyant sur des rêves ; par contre la mobilisation des « bas instincts » a toujours été un moteur du pouvoir despotique.
Ah ! Le rêve de l’humain qui ne rêve plus !

La conjuration du Mont Pèlerin n’a de sens qu’adossée à un gouvernement économiste, comme le dernier gouvernement von Papen (revoir les accointances louches des ordolibéraux, résolument anti-communistes, avec les gouvernements les plus autoritaires).
Les conjurés sont des intellectuels organiques, comme les économistes actuels du CAE. Leur tâche spécifique, dans la division du travail de la grande conjuration des économistes, est de pure « idéologie » (porter à « l’idée » le déploiement capitaliste). Ainsi les dits économistes scientifiques (ceux de l’École de Toulouse, par exemple) sont des « idéologues » : ils montent les « idées » nécessaires pour tenir la conspiration dans le temps ; mais la conspiration n’est pas d’abord « idéaliste », elle supporte (porte à l’idée, idéalise) le déploiement historique du capitalisme ; il faut donc une multitude d’actions conspiratives, comme « la conspiration des ingénieurs », pour renforcer le portage (LM 27 et suite, à partir du 13 septembre 2015).
Pour que la conspiration s’organise en plan de combat (toujours erratique ou incertain), il faut que les conspirateurs de tous poils (mais reliés entre eux) soient associés à un pouvoir étatique, pouvoir qui a aussi besoin d’eux, qu’eux ne peuvent exister sans le pouvoir étatique (j’ai toujours expliqué que les néolibéraux, Hayek en tête, étaient fascinés par Lénine, étaient des plagiaires du communisme bolchévique). Les économistes de ménage, les idéologues organiques, gravitent autour du pouvoir étatique ; celui que Hollande a cédé à Macron, sans discontinuité.
Maintenant l’essentiel, le plan de combat (évolutif), l’ultime avatar de la conspiration, porte sur son étendard la fière devise : je maintiendrai (Éco Pride).

Voilà l’élément essentiel, qu’il fallait exposer au-dessus de toute chose, l’obstination, au-delà de la fidélité (ce thème central de la conspiration chrétienne) ; l’engagement dans le temps, en sachant que cela prend du temps, au-delà de toute « vie humaine » (une conspiration se pense de manière anti-humaniste).

Autre point à explorer : il y a une dissymétrie radicale entre les intellectuels critiques et les intellectuels organiques. Cette dissymétrie étant l’image de la dualité Réel / réalité, pauvreté en Réel, richesse royale (ou en réalité), sujet en lutte (loup de la fable), sujet assujetti (chien de la fable).
Et cette dualité peut s’analyser en termes de clivage [2].

Maintenant, ce qui va suivre est une sorte de réponse, sous forme de notes disparates, à l’appel de SignéX, Toujours sur la catastrophe et comment en sortir, LM 323, 24 janvier 2022 : « Appel à une vraie réflexion collective ».

Bien entendu, pour un Deleuzien, une telle idée de réflexion collective pourra sembler saugrenue : il ne s’agit pas de « débattre » mais de foncer, en suivant sa propre axiomatique, sans tenir compte ni des avis ni des critiques.
Au contraire, pour un fidèle de la Théorie Critique de Francfort (et de l’Open Marxism, comme John Holloway ou Werner Bonefeld, dont je peux me revendiquer), l’idée de construction collective paraîtra bien naïve : une telle construction exigerait un déploiement de moyens humains considérables, « une école » (terme scolastique renvoyant à la conspiration chrétienne), telle que la sociologie critique de Francfort l’a montré ou imposé.
Et peut-être plus qu’un ensemble « d’amis » (ou de « fidèles »), la construction collective (potentielle) ne peut avoir de sens que par sa persistance dans le temps long, ne peut avoir de sens que comme « une véritable conspiration » (qui dépasse de loin la simple « amitié »).
Où, encore une fois, conspiration désigne « souffle », respiration, « esprit », expiration, « idée », inspiration. La pensée étant nécessairement collective (sans auteur) et congelée dans une bibliothèque (la véritable âme : l’esprit est un os).
Comme nous l’avons annoncé, ces notes complètent notre article sur complotisme et conspirationnisme, Hold Up Reloaded, Now Handcuffed, LM 265, 30 novembre 2020 (nous conseillons encore une fois de relire cet article avant que de lire ces présentes notes).
Mais ces notes ne complètent l’article que sur un seul sujet particulier, celui horriblement nommé « agentivité », c’est-à-dire la subjectivité, avec toutes ses ambiguïtés retorses.
Répétons, ce qui est le centre de ces notes : la question essentielle de l’endurance, non pas simplement sur « une vie » (dépasser le narcissisme d’auteur), mais sur un ensemble de générations (une école). Ce qui, du coup, nous ramène directement à l’anti-humanisme.

Le dernier coup de Bruno Latour (avec Nicolaj Schultz) tourne d’ailleurs autour de cette question :
Mémo sur la nouvelle classe écologique, janvier 2022,
« projet politique » qui pivote autour d’une nouvelle conspiration : la constitution d’une classe subjective, MAIS tourne de manière tellement peu innovante (ou tellement réformiste, renvoi au marxisme du 19e siècle) que ce nouveau coup paraît un gag tout à fait drôle (mais dans une grande lignée diplomatique). Latour n’est peut-être pas hors sol, il est néanmoins hors histoire.
Cependant l’idée de composer une nouvelle classe subjective soulève bien la question du temps long (et de l’aléatoire). Ce que l’on retrouve en lisant le dernier petit Badiou, Remarques sur la désorientation du monde, janvier 2022.
Lire Latour avec Badiou donne un sentiment de « déjà vu », ou d’étrangeté familière.

ALORS, comment dépasser, surpasser en un sens non hégélien (que nous développons dans la Punk philosophie, LM 277 et suite, voir note 1), la controverse entre complotistes et anti-complotistes, sans tomber (de manière hégélienne, justement) dans une synthèse (« sursomption ») ?
D’ABORD en pointant « le noyau » du conflit (ou de la dispute, le différend).
Ce noyau est un très vieux problème. Il a maintenant plus de 70 ans et certainement encore plus, près d’un siècle ; voire, si on l’analyse philosophiquement, plusieurs millénaires, le conflit qui est au centre de la tragédie grecque : le héros dépassé par son destin (relire tout de suite Reiner Schürmann).
Noyau (nucléaire) que nous ne pourrons résumer, outrageusement, qu’en quelques propositions, alors qu’il a fait l’objet de centaines voire de milliers d’ouvrages, et de disputes mortelles (atomiques).
Nommons ce noyau, de manière résolument anachronique : le différend post structuraliste ; ou le retour du « sujet » (tant adoré). Ou encore : la revanche des auteurs (et des entrepreneurs).
Il y a des systèmes, des structures, des organisations (niveau systémique) ET il y a des agents, des sujets (niveau subjectif).
Avec deux propositions contradictoires :
1 – Il paraît évident que ce sont les sujets qui construisent les organisations, les structures et les systèmes (évidence a-théologique) ;
2 – MAIS il est aussi évident que ces structures s’imposent aux sujets qui ne peuvent les transformer à leur guise (le fameux destin grec).
Le sujet est un agent manipulé (par les dieux, par le destin, par la malchance).
Nous savons bien que cela est un thème classique pour Marx, puis pour le matérialisme historique ; et pour toute la sociologie (tant honnie pour son « anti-individualisme »).
Disons : les sujets révolutionnaires (les vrais sujets !) FONT l’histoire (thème de l’économie entrepreneuriale), MAIS la font dans le cadre institutionnel, structurel, DONNÉ.
Les anarchistes schismatiques vendent, cependant, des poulets.
Les sujets sont contraints par leur « situation historique ». Et leur action reste canalisée par cette situation, « l’actualité » et son bavardage.
Le structuralisme linguistique des années 1950 est peut-être la pensée qui a le mieux analysé la contradiction.
Le sujet parlant ou écrivant n’invente pas « SA » langue (l’alangue de Lacan). Il a même bien du mal à l’apprendre (l’alangue s’empare du sujet). Et la transformation historique, dynamique, de cette langue, par des actions subjectives, comme celle des écrivains ou des poètes, n’est pas un processus attribuable (sauf de manière mythologique, Dante ou Dumézil).
Le fameux processus sans sujet !
Une des disputes mémorables de 68 : les structures ne défilent pas ! Mais les manifestants restent emprisonnés par les structures (être CONTRE, tout contre, comme on disait alors). Et les manifestants se font cogner par les agents des institutions.
Pour parler comme le vieux Marx et les vieux marxistes, il est impossible de sauter par-dessus son temps (ce dont porte témoignage la pensée de Latour). Les révolutionnaires restent englués dans le langage de leur temps ; surtout lorsqu’ils prétendent à la rétrovolution primitiviste (c’est un effet de l’ethnologie tout à fait contemporaine). Même le thème du « nouveau bon sauvage », spirituel avec « sa communication d’âme à âme », est un très vieux thème métaphysique (platonicien ?) régulièrement renouvelé (communauté vs société). Et dont le renouvellement, périodique et vain, ne fait que manifester la contradiction (sans synthèse, ni solution).
On peut, peut-être, mettre le sujet « à l’origine » des processus (le subjectivisme débridé dont découle le complotisme – impossible de penser sans sujet – et notons que ce subjectivisme est un axiome essentiel de l’économie : l’individualisme entreprenant) MAIS les processus censés résulter des actions subjectives s’objectifient toujours, s’aliènent et se réifient (devenant des choses ou des objets). Les si fameux effets involontaires des actions volontaires (un aspect essentiel de la corruption : les détails diaboliques).
Ainsi les théories de l’auto-organisation ont fait (vers 1970-1980) leurs choux gras de cette réification : le méta-niveau, une forme de la corruption des actions.
L’analyse économique dite scientifique se construit intégralement dans ce cadre réifié (qu’il convient alors uniquement de défendre).
Il est bien entendu, ici, impossible de reprendre, disons, un siècle de controverses, de l’École de Francfort à Jean-Luc Nancy ; nous sautons allègrement au-dessus de dizaines de milliers de pages [3].

Passons alors au second degré et effectuons une analyse structurale du différend (nous avons transformé le conflit conspirationnisme vs anti-conspirationnisme en débat anti-subjectivisme vs subjectivisme, ce dernier débat étant « le noyau » du premier).
Le conflit, l’opposition, exprime une ambivalence (une dualité non dualiste ni dialectique).
« Sujet » veut dire DEUX choses opposées : le sujet supposé maître, l’auteur, ET le sujet assujetti, le fameux « porteur » des structures, le sujet parlant qui n’invente pas s’alangue (pourquoi ne pas parler chinois dans une administration préfectorale, en Corrèze par exemple ?).
Une analyse logique imposerait de séparer radicalement les deux sujets, le maître et l’esclave.
Mais une analyse en dualité (et non dialectique) exige de réunir ce qui semble séparé : c’est le même porteur qui est « en même temps » auteur et personnage (« Madame Bovary c’est moi » : formule parfaite du clivage).
Si l’on poursuit ce fil, nous pouvons introduire une dynamique (non dialectique, sans sursomption ni fin) :
le sujet, « héroïque » ou « royal », FONDE, fabrique, institue, un monde nouveau (un nouveau royaume) ; MAIS ce monde constitué, structuré architecturalement, s’impose au héros fondateur ou au roi constituant, héros qui ne peut plus que tenir ce monde, le défendre ; le héros devient alors prisonnier de sa création. La créature domine rapidement le créateur.
Ainsi un auteur est « repérable », identifiable (nous reviendrons plus loin sur cette question de l’identification), par SON style (thème classique des classes de lettres et des officines de la police politique) ; SON style qui échappe au créateur (le grand style est de pouvoir changer de style ou d’utiliser plusieurs styles) et se transforme en objet analytique (des études littéraires ou policières : « définir le style »).
La roue (bouddhiste) de l’histoire est ainsi lancée : destin typique de corruption, réification, congélation, emprise objectale.
On peut alors affiner l’analyse, comme en économie, en introduisant une multitude d’agents plutôt qu’un seul agent dit représentatif (le héros, le roi, l’entrepreneur, la classe subjective).
Nous ne ferions alors que démultiplier les chemins dynamiques, mais tous de même texture : la corruption est systémique, l’aliénation toujours indépassable, la réalisation est toujours désastreuse (le désastre obscur).
L’analyse au second degré, si elle pouvait être menée consciencieusement, nous introduirait au CHAOS.
Voilà à quoi mène l’analyse de second degré du différend (complotisme vs anti-complotisme et anti-subjectivisme vs subjectivisme) : à « découvrir » le bordel ou le tripot social.
Ce qui « ouvre » alors un vaste champ d’études (exploré par la Théorie Critique de Francfort).

Que nous apprend ce rapide, voire caricatural, résumé ?
Le débat complotistes vs anti-complotistes n’accède pas au cœur des difficultés.
Ce débat masque donc un problème, celui de la subjectivité, problème dont nous savons pourtant qu’il a au moins un siècle d’âge, sinon plusieurs millénaires.
Problème qu’il faut affronter : celui du chaos, de la corruption, des actions vaines ou perdues.
La question du destin, de la réification, chemine des tragiques grecs à Nietzsche, grand admirateur de ces poètes (et des « moralistes » français, ces spécialistes de la corruption), et à Schürmann (sans parler de tous les autres).
Et nous avons une palanquée de disputeurs qui ne fait même pas l’effort de RELIRE les arguments développés depuis tout ce temps !
Comme Nietzsche, relire « les moralistes » [4]
Obligation vitale : relire la sociologie critique de Francfort (et son appendice, l’Open Marxism).
Pourquoi ce retour fabuleux au subjectivisme le plus incontrôlé ?
Nécessité de l’action, du mouvement, du « bougisme » ?
Ou censure, ne pas démoraliser les « acteurs », continuer à leur vendre de l’espérance, continuer dans le religieux ?
Mais alors censure qui vire à l’incompétence, à l’incapacité d’une pensée stratégique « réaliste » à long terme ; le capitalisme étant justement ce qui a éradiqué le long terme.

Il est tout à fait vain d’attendre le moment où la liberté triomphera et où la domination cédera. Il est même tout à fait absurde d’imaginer, ou d’espérer, qu’un tel moment surviendra : ou qu’une communauté émancipée (« chaleureuse ») naîtra.
Liberté, émancipation, communisme, sont des « idées ».
IL FAUT s’attacher à ces « idées » (décision éthique sans fondement et transversale à toute « réalité »).
Mais il est impossible de penser que de telles « idées » se réaliseront, enfin, en fin.
Ces « idées » ne sont que des armes pour combattre, non pas des panneaux indicateurs de « la bonne voie ». Ces « idées » n’agissent que négativement.
S’attacher à une « idée » ne signifie pas qu’il faut lutter pour la réaliser ; toute réalisation est corruption.
S’attacher à « l’idée » signifie que, bien que l’on sache que la domination ne cédera jamais (ou se renouvellera sans cesse), IL FAUT lutter COMME SI la victoire finale de la liberté était possible. La victoire est concevable, « idéale », mais impossible à réaliser.
Celui qui s’attache à « l’idée » est un officier : son office est celui du néant.
Il ne sert à rien d’espérer ou de croire pour lutter.
Ni de réussir pour se maintenir en lutte.
La réussite est même le meilleur chemin vers la catastrophe.
Seule cette éthique de la lutte permet de « dépasser » le complotisme.
À la fois anti-subjectiviste (ou anti-humaniste, d’abord la lutte) et radicalement anti-cynique (aucune efficacité et destituer toute efficacité) elle ne permet pas d’imaginer qu’un complot récupéré (avec ses « agents ») puisse arriver à quoi que ce soit.
Non, le mont des pèlerins ne contiendra pas le saint Graal !
La question de la conspiration (objective) étant totalement différente, étant (comme l’évolutionnisme) essentiellement dans l’après, dans l’histoire (erratique) et donc dans l’imprévisibilité (on peut toujours tout expliquer après coup, jamais rien prévoir – voilà une proposition à bien analyser, et qui mène à l’analyse en dualité)
Il ne faut donc pas penser qu’un « contre complot » puisse nous sortir des impasses complotistes.
La question n’est pas celle de l’absence d’espérance (le désespoir qui mènerait à l’imaginaire complotiste, avec ses « agents secrets »), mais celle du devoir (éthique, le « il faut »).
Le complotisme dénote une faiblesse (de caractère) non une force (active).
Passer du complot à la conspiration, c’est-à-dire « penser toujours plus » (pour déphraser Beckett), voilà où se situe le dépassement.

Casser l’identité - Deleuze avec Lacan

Pourquoi rechercher sans cesse le paradis définitivement perdu ?
Puisque ce paradis n’a jamais existé et n’est qu’un APPEL désespéré des âmes errantes, « des passants ».
Pourquoi rechercher toujours une communauté idyllique fantasmée ?
Alors qu’il serait bien plus important de former des bataillons fantômes pour avancer dans un no man’s land.
Pourquoi courir après un état de félicité (Félix le chat) ? Ou de « communication véritable » (voire de communion spirituelle) ?
Puisque c’est bien cette recherche vaine, cette course infinie et ses myriades d’illusions, qui constitue l’humain (inutile de courir après un leurre, ça court tout seul et c’est cette course qui est le mirage).
L’humain est ce passant en course (« concurrent ») qui ne connaît jamais le repos.
Des siècles, voire des millénaires de sagesse (ici bouddhiste), n’ont jamais pu « ralentir » la chute infinie vers l’abîme.

Le tout serait de parvenir à briser la glace sociale (trouer la réalité pour exposer le réel) ; pour faire jaillir (« glasnost ») la fuite sans fin ; qui exclut à jamais la possibilité (imaginaire) d’une « communication d’âme à âme ».
Ni âme, ni communication : SORTIR du métaphysique, affronter le chaos (ne pas imaginer qu’il est possible de le transformer en ordre harmonieux).
Pas de rencontre autre qu’organisée et, donc, aussitôt, gelée, formalisée (policée).
Pas de rencontre autre que dans la destitution de tout PLAN conspiratif, plan qui, s’il s’étendait, se ramifiait, se complexifiait, deviendrait un grand enfermement (une bande de potes qui s’érige en mafia, un commando résistant ou séparatiste qui se transforme en détrousseurs d’infidèles).

Quand sortirons-nous du religieux ?
Le métaphysique est toujours religieux, puisqu’il se déploie comme « recherche de l’unité perdue » (l’appel désespéré des âmes errantes se retourne en appel intéressé aux bonnes âmes).
MAINTENANT, il faut bazarder toute trace de religiosité, des sagesses immobiles aux espérances fanatiques (des thuriféraires de l’amour : ah, l’amour !).
Ne jamais ériger une entente nécessaire (tactique ou stratégique, mais dans un cadre a-théo-téléologique) en forme de vie ou en communauté suffisante (ce qui renvoie à la prison théo-téléologique.
Toujours la même rengaine : si les précaires et inconsistantes barrières de l’égo ne résistent pas aux risques pris en commun, ce commun « spontané » devient vite une machine à redresser (méditer la sombre affaire Guingouin), à produire de l’identité et de l’identification. Toujours le même topos : les débuts prometteurs (ou non) sont destinés à mal finir (les fins sont toujours absentes).

Tout le monde connaît bien l’utopie marxiste : chasseur le matin, sieste l’après-midi, poète alcoolique le soir, ou toute variation sur ce thème de « la libération », entendue comme désidentification.
Pourquoi « la libération » serait-elle liée à la destruction des identités (à l’abandon de son âme solidifiée au vestiaire) ?
Gardons l’argument marxiste (du 19e siècle) : il faut casser la division du travail ; manuel et intellectuel, au moins, pour faire maoïste (avec le retournement cynique des intellectuels, des professeurs, envoyés aux champs – et pas les champs du sous-préfet d’Alphonse Daudet !).
Gardons, cependant, l’argument marxiste et complétons le par du Marshall Sahlins : âge primitif (d’avant la division politique et économique villes / campagnes), âge d’abondance.
Opposer, alors, la richesse spirituelle immesurable (des communautés archaïques) à la richesse économique comptable (des sociétés « modernes » organisées par la division du travail). Opposer, ainsi, la multiplication des « visages » (ou des faces) en chaque un, chasseur, fainéant, poète, réparateur de bicyclettes, hacker fanatique, amoureux impuissant, mari despotique, nounou, etc., à l’identification psycho-égologique imposée par la division productive, bon ouvrier, bon père, cadre dévoué, stakhanoviste du sexe, etc. Déjà Smith parlait de l’aliénation résultant de l’unification économique (la division du travail produisant des brutes épaisses et des chefs de camps).
On peut donc opposer (dans un dualisme faiblard) le régime de l’identité productive à celui de la dispersion : disons l’amateurisme face au professionnalisme (ceci valant pour les groupes révolutionnaires – ce qui explique les attachements de Lénine au taylorisme).
Mais Marx, et encore moins les marxistes, léninistes ou maoïstes, n’imaginaient la désaliénation en termes de désidentification.
Pour une telle pensée, il faut attendre Deleuze et, disons, pour faire latouriste, le devenir animal de l’humain, devenir loup (trop hobbesien ?) ou se répandre comme virus (la nouvelle démocratie des non humains, particulièrement combatifs : prenez de la graine sur les virus !).
Marx l’économiste prometteur (c’est par l’économie que passera la libération) ne pouvait imaginer un régime spirituel d’amateurs éclairés : cela ferait trop aristocratique, le bon esprit opposé au savant ou au technicien, l’humaniste opposé au besogneux.
Dès lors que l’on pose que la production sera la voie de la libération (dépasser les contraintes économiques par le développement économique) il est impossible de penser que l’on peut bifurquer d’un régime identitaire, économique, à un régime spirituel, libéré des unités métaphysiques, des communautés et des identités (communautaires sinon communautaristes).
Il y a une aliénation primaire, constituante : celle des identités (« ne pas être schizo »).
Identités nécessaires à la production et à l’ordre productif : le grand chasseur (sachant chasser), le grand écrivain (voir Flaubert), le grand amoureux (qui ne peut jamais renier ses promesses, sauf dans la mort), le virologiste (encarté pour les émissions de propagande), le révolutionnaire professionnel (qui, lui, reste caché), etc.
Il est impossible de passer d’un régime identitaire productif à un régime spirituel de désidentification.
SAUF à accepter que ne puissent survivre les milliards d’humains qui doivent leur prolifération à la division du travail (à la révolution politique du despotisme : villes policées, royaumes pacifiés, administrations militarisées).
Avec la grande question (hobbesienne, mais décalée) : la peur de la mort.
Les identifications imposées (ou construites, de race, de genre, de statut productif) étant des boucliers contre la peur de la mort.

Traduisons l’utopie marxiste (cependant bien dégénérée) en termes contemporains.
Comment pousser à bout l’indifférenciation à la Latour ? Ou l’animisme à la Descola ?
Projets incompréhensibles et qui ne peuvent devenir des projets politiques que pensés radicalement en termes de désidentification.
D’un côté il y a le projet du contrôle universel, de maîtrise de l’immaîtrisable et de l’autre il y a l’acceptation du caractère aléatoire, processuel et proliférant de la vie.
Et cette lourde acceptation exige de briser la subjectivité : casser l’identité, l’unité d’une âme fantasmée, casser le socle des dominations (par exemple avec l’individualisme narcissique).
Le projet du contrôle compose une fuite sans fin : tout soumettre aux classements (depuis les Nombres bibliques), durcir les identités, les encarter, enfin diviser « scientifiquement » pour régner.
Ce projet despotique (par et pour la production), avançant sans cesse par des classifications de plus en plus fines (qui irriguent, en seconde main, la critique affinée), est armé de moyens colossaux, ceux-là même que permettent les identifications (les mesures).
Déserter ne saurait donc suffire.
Puisque le retrait (mais jusqu’où ?) est immédiatement une déclaration de guerre.
ET D’ABORD une déclaration de guerre à soi-même (relire tout le prologue du Zarathoustra), une déclaration de guerre qui manifeste le clivage du soi. L’absence de toute âme (capable de communiquer avec une autre âme).
C’est contre soi-même, contre le soi supposé unifié, identifié (en âme ou en bonne âme), qu’il faut se mettre en lutte.
Et cette lutte permanente est bien plus difficile que le retrait pacifié du Bouddha, siestant sous son arbre.
Beaucoup plus erratique, surtout dans un monde de classements et d’enregistrements : le monde religieux des bonnes âmes abonnées est la pire illusion (que ne connaissait pas Bouddha, ce chasseur professionnel d’illusions).
Si nous sommes sérieux, nous devons être radicaux.
Et la racine, c’est le soi, la pulvérisation du soi.
Le soi, catalogué et vendu à la découpe, doit être rendu insaisissable.
Quel est alors l’agir politique le plus difficile (toujours Nietzsche) ? C’est la remise en cause permanente du soi (identifié), mise en cause qui est à la base des institutions mobiles auto-destituantes.
La démocratie ne se fonde pas sur des identités bien définies (des citoyens identifiés ou nationalisés, ou des producteurs bien classés en catégories) mais, au contraire sur la lutte, sur la lutte contre les identités.
À bas les catégories !
La démocratie se confond avec la lutte contre le racisme, contre le machisme, contre les chefs de production (experts, savants ou ingénieurs). La démocratie se confond avec la lutte et non pas avec un état magnifique de paix perpétuelle.
L’ingénieur déserteur ou l’expert lanceur d’alarme est une figure de la désidentification ; figure qui peut être tragique, mais qui est toujours l’expression d’une lutte, contre soi et contre l’ordre (qui fait être).
La désidentification se confond avec l’auto-destitution (la démocratie non théo-téléologique, capable de se laisser mettre en cause et non pas de s’imposer comme forme supérieure).
Cet agir politique est le plus secret, le plus intime et le plus impensable – insupportable.
Ceux qui veulent agir radicalement ou révolutionnairement doivent commencer par le plus difficile et le moins public : l’anéantissement de toute subjectivité (de l’égo au narcissisme), l’abandon de toute posture d’auteur, la volatilisation de la volonté une, de « la volonté volontaire », de tout ce qui est au socle du despotisme, avec ses flatteries, ses câlins, les unifications des acteurs narcissiques ; des pyramides d’unifications (et des unifications en pyramides).

Critique sans espoir

Je résume densément mes propos (mes radotages) ce qui évitera au lecteur d’avoir à lire la suite (time is money).
1 – La critique est impuissante : tout le monde sait tout et la critique est devenue common sense ;
2 – Personne ne CROIT en un avenir « enchantant ».
Personne ne CROIT plus à rien. C’est la croyance qui a déserté.
Personne ne CROIT à une « solution » (surtout lorsqu’elle se présente comme un RETOUR au « sauvage », même au bon sauvage – le primitivisme, souvent déguisé en médecine bouddhiste ou « empathique »).
ON attend la catastrophe sans y croire.
Il faut analyser un monde cynique.

De manière plus intellectuelle, les formes à la Descola sont descriptives ; et ne peuvent en aucune manière devenir prescriptives. Que peut vouloir dire un basculement « animiste » ?

Voilà l’impasse ; ou le piège à rats.
Inutile d’affiner la critique ; sauf pour le fun (ou une carrière universitaire).
ON sait bien qu’il s’agit d’une conspiration pour que les riches restent riches.
Personne ne CROIT à une « issue » : c’est simplement reculer ; et après moi…
Quant à la SORTIE : ouille, c’est bien trop difficile.
Il ne restera que des émeutes ; sans avenir, dirait Badiou.

Pour simplifier un peu moins, disons que depuis l’analyse critique de l’École de Francfort, depuis 1930 environ (à la même époque que le début de l’ordolibéralisme)

Voir l’encyclopédie rétrospective déjà citée :
The Sage Handbook of Frankfurt School Critical Theory
sous la direction de Werner Bonefeld
[Werner Bonefeld qui m’est très cher et très proche ami de John Holloway, proches des Zapatistes]
depuis ce moment (presque 100 ans !) la critique s’est développée dans tous les domaines.
Ma bibliothèque personnelle regorge de tels ouvrages critiques :
critique du droit, de la démocratie ;
critique de la science, de la technologie
[Lire The Worst Enemy of Science, Essays in Memory of Paul Feyerabend] ;
critique anthropologique (à la Descola) ;
critique de l’économie (évidemment !) ;
mais je ne vais pas passer au scanner mes rayons !
On peut même dire que la critique devient de plus en plus fine ou aiguisée.

Par exemple, le dernier ouvrage que je viens d’éplucher (au rayon des low techs) :
Héritage et Fermeture, Une Écologie du Démantèlement
Éditions divergences, éditions spécialisées dans la critique affinée,
ce dernier ouvrage est un prototype de la critique fine (de contre ingénierie).
Bien sûr la critique est NÉCESSAIRE (c’est une grande part de ma vie !) ;
MAIS combien INSUFFISANTE !
J’ai essayé, toujours l’exemple, de faire lire, d’aider à lire, de faire des conférences « privées » sur cet ouvrage (du Club Latouriste étendu).
IMPOSSIBLE !
Disons, très grossièrement : TOUT le MONDE connaît (en gros) la critique ; et ça suffit !
Mais, pragmatiquement ou politiquement, la critique ne mène (plus) à rien.
J’ai parlé de « mithridatisation ».
Il n’est même plus question d’alternative (très à la mode il y a peu, grâce au virus révolutionnaire).
Le cynisme règne. Et le « j’m’en foutisme ». « Faut bien vivre » (revenir au début de ce texte).

Le lien supposé, imaginé, entre critique et agir politique s’est défait (je pose même qu’il n’a jamais existé).
C’est pourquoi, sans abandonner la critique, comme hobby intellectuel, depuis 1980-1990 (en synchronie avec la Théorie du Sujet de Badiou), j’ai, pour moi-même et proposé pour les autres, d’INVERSER le lien idéaliste (ou positiviste) critique – agir.
C’est un relecture (althussérienne hérétique) de Classe et Conscience de Classe qui m’a mené à cela (plus une tentative de compréhension du fascisme, toujours Francfort).
Mais ce n’était que le début d’un long chemin (moins honorifique que celui de Badiou).
La découverte de TIQQUN (vers 2000, il y a 20 ans) m’a poussé à imaginer (espérer !), avec de grandes hésitations, que l’INVERSION à la Tronti (ou Opéraïste, voir mon texte essentiel sur John Holloway, Les Zapatistes, Tronti et le positivisme, LM 108) allait devenir le cadre de toute pensée politique « non classique » [5].
Cadre que j’ai tenté de formuler (à l’endroit, à l’envers, de biais façon chinoise, etc.).
Mais j’ai été petit à petit déçu.
Et encore une fois, c’est Badiou (par exemple, dans son dernier petit texte sur la désorientation) qui s’approche au plus près du fond de l’impasse ; sans pouvoir en SORTIR.
La critique est impuissante et devient un véritable jeu de salon, mode 18e siècle.
Exemple : dénoncer LVMH (et sa police privée) n’empêche aucunement les petits bourgeois « cultivés » d’aller s’extasier au musée du bois de Boulogne (la Fondation Vuitton) malgré toutes les explications (critiques – woke) possibles sur l’arnaque des fondations.
Et ces petits bourgeois « parisiens » de trouver le mécénat essentiel (gloire à Mozart).
Il y aurait tellement à écrire, de critique, sur l’Entertainment par les milliardaires !

Finissons par quelques notes dans ce cadre (de l’inversion opéraïste).
Mais en pur désespoir.
L’emprise de la pensée politique classique (positiviste) est si profonde que même un « schisme » ne saurait suffire.
Tout doit être mis en cause.
À commencer par « le grand style », manière Debord (revenir au milieu de ces notes, consacré à la question du style).
Ma bibliothèque est remplie d’APPELS : à la rébellion, à la sécession, au schisme, à casser le monde en deux (depuis Nietzsche voulant concurrencer les Évangiles : la concurrence des bonnes nouvelles, sur la base d’une capitalisation des colères), etc.
Appels faisant suite, supposée logique (mais positiviste), à la critique la plus véhémente.
Avec la structure : critique détaillée, 9/10e du texte, appel en grand style, 1/10e du texte, et appel tournant à vide (comparer la grande respiration du Mont Pèlerin, son endurance et son cadre étatique, et l’essoufflement d’un schisme hypothétique – sans analyse, évidemment, de la différence entre réalisé et Réel !).

Sans doute une lecture préalable (nécessaire) est-elle celle de Moishe Postone, Antisémitisme et National-Socialisme.
Le problème est encore celui du sujet (toujours Badiou ! Et nous retrouvons encore le début de ces notes).
C’est l’impossibilité de penser en termes de structure ou de mouvement sans sujet, tout en conservant l’agir (non humain, à la Badiou, pas à la Latour !), qui est ce qui empêche de SORTIR de l’impasse.
Mettre en cause le sujet : voilà comment SORTIR de la politique classique (relire tout Nancy).
Le nœud : l’imaginaire du sujet actif « volontaire ».
Mais qui est-ce QUI fait histoire ?
L’impasse de la politique classique (déjà analysée par Marx) : toujours penser que les mouvements politiques se ramènent à des actions subjectives volontaires.
D’où le conspirationnisme subjectif (ou le complotisme hyper subjectiviste : impossible de penser « sans sujet »).
Le complotisme est lié à l’impotence, lorsque cette dernière n’est pas analysée en structure (façon histoire de la longue durée : le « sujet » est véritablement impotent). Le complotisme est une sorte de compensation imaginaire, qui se déploie dans le champ verrouillé de « l’humanisme » ; il doit bien y avoir des « agents » (mais mal introduits) et donc je pourrais être un tel « agent » ; nous ne sommes pas loin de la doctrine des grands hommes (une voute de la politique classique).
Il y a un réductionnisme subjectiviste comme il y a un réductionnisme biologique (style réduire l’homme à son sexe).
SORTIR de la politique classique impose d’en passer par le structuralisme (d’où le déchaînement contre ce structuralisme, post ou déconstructif).

La politique classique et son « humanisme » (l’hypothèse de l’agent actif) s’exprime immédiatement par « le grand style » (le style lié à « l’auteur » et qui le rend identifiable).
Il ne faut jamais se laisser entraîner par la cadence ou par le style incantatoire « triomphaliste ».
Le style classique à la Bossuet Debord (le style canonisé) est le piège immédiat.
Il s’agit d’une manipulation vulgaire (mais efficace) du besoin de croire (ce besoin qu’il faut critiquer).
On doit donc imaginer le complotiste dans une grande église (cathédrale) et dirigeant une messe noire.
Mais ce prêche noir ne peut atteindre que les convaincus (« ceux qui attendent »).
Il vient donc APRÈS pour enforcer une UNITÉ.
Que peut alors signifier l’incantation (la critique prêcheuse) lorsque « les conditions » de la lutte ne sont aucunement réunies ? Et que l’à venir est plutôt au fascisme (cette forme extrémalisée du despotisme).
Lorsque l’auto-génération des organisations (communales, par exemple) locales n’est pas virale ou cancéreuse ?
On se heurte au problème trop classique de l’organisation et de sa construction (à repenser en dynamique et non pas en statique).
Et, là encore, il faut repenser repenser « le sujet ».
En rejetant le nouveau subjectivisme (« l’agentivité ») d’extraction économiste (on ne peut combattre l’économie dans les termes de l’économie, on ne peut combattre le religieux avec des termes religieux).

[1Lisons alors : Benoît Collombat et Damien Cuvillier, Le Choix du Chômage, De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, Préface de Ken Loach, Futuropolis, mars 2021.

[2Sur cette question de la dualité (non dialectique) renvoyons à la série Punk Anarchism, LM 277 du 1er mars 2021, et suite (10 épisodes).

[3Pour ne pas alourdir le texte donnons en note quelques références limitées :
Homme et Sujet, la subjectivité en question, 1993, Dominique Weil, Jean-Pierre Vernant, Jean-Luc Nancy, Moustapha Safouan, André Michels ;
Lire le long article de Jean-Luc Nancy, Un Sujet ? pp. 47-114.
Negativity and Democracy, Marxism and the Critical Theory Tradition, Vasilis Grollios, 2017 ; Foreword by Werner Bonefeld ;
8. The Descendants of Negative Dialectics, the dialectics of structure and agency, pp. 244 s.
L’ouvrage fondamental que nous utilisons plusieurs fois est :
The Sage Handbook of Frankfurt School Critical Theory, dec. 2018, 1800 pp.
Ed. by Beverley Best, Werner Bonefeld, Chris O’Kane.
Chap. 32, On John Holloway ;
Chap. 50, The Administered World ;
Chap. 55, Antisemitism, and the Critique of Capitalism ;
Chap. 79, Workerism and Critical Theory ;
Chap. 86, Biopolitics as a Critical Diagnosis.

Et pour renvoyer à notre hebdo favori :

LM 321, 10 janvier 2022, Serge Quadruppani & Jérôme Floch,
Sur la Catastrophe en cours et comment en sortir ;
LM 323, 24 janvier 2022, SignéX,
Toujours sur la Catastrophe et comment en sortir.

[4Nous utilisons toujours la version pratique de la collection Bouquins, Robert Laffont :
Moralistes du XVIIe Siècle, de Pibrac à Dufresny.

[5Le basculement de la politique classique à la politique non standard est un impératif de la pensée critique affinée, mais exigeant une synthèse.
Le temps des promesses est achevé ; il faut SORTIR du religieux.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
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