Arts numériques à Douarnenez : main basse sur la ville

Réalité virtuelle, spéculation et gentrification en Finistère

paru dans lundimatin#160, le 13 octobre 2018

Aaah Douarnenez… Ses venelles, ses trois ports, sa baie, ses conserveries, ses Gras… Et, bientôt peut-être, son « pôle d’arts numériques » à rayonnement in-ter-na-tio-nal ?

« C’est par là que croît la ville, comme l’a décrété le Plan d’urbanisme. C’est pour ça que nous, de là, devons la faire venir ici. (…) Aujourd’hui tu paierais 300 à 1 000 lires le mètre carré. Mais demain, cette même terre, ce même mètre carré, pourra valoir 60 à 70 000 lires ou plus encore. Tout dépend de nous. 5 000 % de bénéfice... Nous avons de l’or sous nos pieds. Plus qu’avec commerce ou industrie ! (…) Une usine, avec syndicats, revendications, grèves, sécurité sociale... ça ne te rapporte qu’un infarctus ! Alors qu’ici, ni angoisses, ni soucis : tout est gain, sans risque. Obtenons juste de la mairie routes, égouts, eau, gaz, électricité et téléphone. »

Le Mani sulla citta (Main basse sur la ville), Francesco Rosi, 1963

Il était une fois dans l’Ouest

Vous connaissez Douarnenez ? Non ? Mais si… C’est cette ville d’à peine 15 000 habitants qui se trouve là bas, au bout, tout au bout du Finistère. Cis au fond de la baie du même nom, Douarnenez est connue pour être le pendant terrestre de la légendaire ville d’Ys, dont l’île Tristan constituerait les dernières ruines. Parler de Douarnenez, c’est nécessairement rappeler les grandeurs de la pêche sardinière, des Penn Sardin et des conserveries. Et puis, plus simplement, évoquer Douarnenez, c’est aussi raconter les charmes du Rosmeur et des bars qui longent le port du même nom, une ville relativement épargnée par le tourisme de masse et ses flots d’estivants, une certaine idée de la tranquillité en bord de mer.

Mais, ces derniers mois, quelques nuages menaçants se sont pourtant amoncelés au dessus de ces images de carte postale, nuages qui n’ont malheureusement que peu à voir avec les habituelles tempêtes qui balaient régulièrement les côtes bretonnes. En effet, c’est sur cette même cité qu’une riche avocate d’affaire a jeté son dévolu : comme saisie d’un hybris culturel, Stéphanie Stein (c’est son nom) a racheté coup sur coup, au cœur de l’été, l’Abris du Marin puis les 6 500 m² des anciennes usines Chancerelle, situées en plein hyper-centre et désaffectées depuis plus de trois ans, afin de transplanter à Douarnenez le modèle de la « friche culturelle ». Alors, certes, les douarnenistes avaient réussi à assoir leur réputation dans le domaine culturel, en organisant notamment depuis une quarantaine d’années le Festival de cinéma de Douarnenez, créé dans le sillage de la lutte contre la centrale nucléaire de Plogoff et dédié aux peuples minorisés. Ou encore en célébrant, durant les Gras et au mépris des autorités, les joies du carnaval et de l’ébriété sur la voie publique. Mais c’est un tout autre projet qu’ambitionne de mettre sur pieds Mme Stein, puisqu’il s’agit pour elle et ses associés de faire de Douarnenez ni plus ni moins qu’un véritable « pôle mondial des arts numériques » (en toute modestie).

Le bon, la brute et le truand

Ainsi, si l’Abris du Marin (ancien lieu d’accueil et d’hébergement des marins-pêcheurs du Finistère) devrait être transformé en « lieu d’exposition, de concerts, d’hôtellerie et de location pour des mariages ou séminaires » [1], l’ancienne conserverie aura vocation à devenir la « Maison des Lumières », un « abris anti-crachin » (sic) abritant « une activité dédiée à la création artistique et au numérique, des stands de restauration et un espace de vie ouvert à tous » ainsi que « 2 000 m² (…) dédiés à des expositions immersives et interactives » [2]. Pour ceux qui s’interrogeraient sur la notion d’ « arts numériques », il s’agirait d’un gloubi-boulga situé à la croisé des chemins « entre réalité virtuelle, luminothérapie et art multisensoriel », qui « pourrait avoir des allures futuristes » mais qui toucherait néanmoins et bien évidemment la fameuse et incontournable « douarneniste de 85 ans » [3].

Vous trouvez tout ça un brin ronflant, quelque peu prétentieux voire carrément condescendant ? C’est peut-être parce que celle qui n’a de cesse de clamer son amour pour les douarnenistes, sans doute pour mieux leur faire avaler son projet, semble en tout cas ne pas avoir partagé toutes les vicissitudes de leur quotidien. Car quand elle se dit profondément attachée à Douarnenez, cette franche parisienne évoque plus probablement les charmes estivaux du manoir familial cis à Locronan (480 € la nuit ici) que ceux du travail à la chaîne dans les conserveries douarnenistes…

Qui est Mme Stéphanie Stein ? Avocate d’affaires de renommée internationale, un temps associée au cabinet Eversheds puis conseillère du cabinet Skadden, elle est, selon sa fiche Linkedin, spécialisée en employement law et en restructuring (ou plus pudiquement « droit social » en français). On lui doit ainsi cette belle sortie, au moment du dernier mouvement contre la loi Travaille !, qui ne laisse guère de doute quant à sa vision du management : « c’est aussi d’une révolution culturelle dont nous avons besoin, pour sortir de la philosophie de la lutte des classes qui prévaut encore dans les relations sociales françaises ». Cohérente avec ses prises de position, Mme Stein s’est notamment illustrée il y a une dizaine d’année en participant, aux côtés des dirigeants de l’entreprise évidemment, à la liquidation médiatisée de l’usine Molex, près de Toulouse. Pour mémoire, celle-ci s’était soldée par le débarquement de près de 300 salariés (et sans « luminothérapie » cette fois).

Pour une poignée de dollars

Mais, si la sincérité de son douarnenisme peut certes laisser dubitatif, force est de reconnaître que Mme Stein n’est pas pour autant totalement étrangère au milieu culturel, tout du moins dans sa version business. Elle a en effet co-fondé en 2016 une structure dénommée Ars Ultima, fond de dotation destiné au « micro-mécénat » de projets d’arts contemporain. Ce fond devant, entre autres, exercer ses activités à Douarnenez, il est aisé de deviner son lien potentiel avec les projets qui nous intéressent ici. En effet, à quoi sert donc d’avoir un lieu d’exposition si l’on n’a rien à y exposer ? Et quel meilleur moyen d’avoir des œuvres à exposer qu’en les finançant soi-même, chose d’autant plus aisé qu’on bénéficie par ailleurs d’une importante fortune personnelle ? Financer des œuvres et acheter le lieu pour les exposer, la boucle est ainsi bouclée.

A noter, tout de même, que cet argent personnel, placé dans le fond de dotation, peut faire l’objet d’abattements fiscaux conséquents. Et, quand sont évoqués l’installation, dans les lieux achetés par Mme Stein et ses associés, de projets d’hôtellerie, de restaurants, de locations de salle, etc, il est possible de supposer (en toute naïveté) que cela puisse impliquer quelques rentrées d’argent pour leurs propriétaires. De là à considérer que ce fond de dotation pourrait être un moyen de procéder à des investissements déguisés et défiscalisés, il a un pas que, bien évidemment, nous nous garderons de franchir ici…

Car, si Mme Stein et ses associés prétendent que ses investissements sont désintéressés, pourquoi en douter ? Pourquoi ne pas, dans un premier temps, laisser faire pour juger ensuite en fonction des résultats ? Il faudrait être en effet bien cynique pour voir, derrière les bonnes intentions affichées ici, une volonté spéculative, visant à profiter des difficultés que connaît Douarnenez depuis les années 1990.

Et pour quelques dollars de plus

Oui, la ville, qui fut longtemps le premier port de pêche de France, a été frappée de plein fouet par le déclin de l’industrie sardinière. Oui, les prix de l’immobilier y sont en conséquence particulièrement peu élevés pour une ville côtière, constituant ainsi un terrain de jeu idéal pour spéculateur en mal d’acquisition. Oui, elle constitue de ce fait une victime idéale du chantage à la croissance et à l’emploi, cette marque distinctive de tout projet en mal d’acceptabilité. Mais les engagements passés de Mme Stein montrent sans ambiguïté qu’elle n’est évidemment pas de ceux qui s’enrichissent sur le malheur des autres…

Car, au-delà de l’hybris culturel d’une simple notable venue de la capitale, le risque existe bel et bien que « la mayonnaise prenne » et que le projet de Mme Stein attire promoteurs immobiliers et autres entrepreneurs culturels, à force de coups de com’ et de mobilisation de son réseau personnel. Dès lors, suivant le schéma classique de la gentrification, à mesure de l’arrivée de ces nouveaux propriétaires et de la hausse mécanique des prix immobiliers, les habitants moins aisés seraient ainsi progressivement repoussés en marge de la ville. Selon cette vision, l’hyper-centre de Douarnenez se transformerait peu à peu en une concentration de résidences secondaires, possédées par les habitants aisés des métropoles, parsemée de « lieux » de consommation plus ou moins culturelle.

C’est à peu près le tableau dessiné par Mme Stein au gré de ses interventions médiatiques, tableau dans lequel les douarnenistes seront apparemment amenés à jouer un simple rôle de figurants. Ils auront en effet à charge d’après elle de donner « un supplément d’âme » à la Maison des Lumières, Stéphanie Stein convoquant ainsi le « nombre incalculable de bons musiciens [qui] vivent dans la ville » à « occuper ce lieu et à en faire leurs maisons », puisqu’il « y aura également de la musique live presque tous les soirs comme dans les anciens bars d’hôtels chics où un pianiste jouait, sa cigarette à la bouche ou posée dans un cendrier sur son piano » [4]. Intermittents au service de ses « espaces » culturels, personnels de service ou de cuisine dans l’hôtellerie et la restauration, précaires en compétition avec le flot de travailleurs saisonniers drainés par la manne touristique, voilà donc l’avenir que promettent Mme Stein et ses associés à ces douarnenistes qu’ils apprécient tant. Le « happening de Douarnenez » [5] se dévoile ainsi comme un écomusée grandeur nature, un parc d’attraction urbain, dans lequel les habitants, à tout le moins ceux d’entre eux qui s’acharneraient à rester dans cette ville à laquelle ils sont attachés, seraient ainsi sommés de jouer le refrain de l’authenticité frelatée, à seule fin de divertir des touristes friqués…

Il était une fois la révolution

Il semblerait toutefois que les « porteurs de projets » aient ici sous-estimé un autre aspect de ce qui donne une certaine « authenticité » à Douarnenez : la réputation contestatrice de ses habitants, qui aura valu à cette cité le qualificatif attrayant de « ville rouge ». Pour ne citer que celles des luttes qui restent gravées dans les livres d’Histoire, après le sac de l’usine Masson par ses ouvriers en 1902, Douarnenez sera la deuxième ville de France à élire un maire communiste dès 1921, puis élira illégalement une femme, Joséphine Pencalet, au Conseil municipal en 1925. Les grèves des Penn Sardin (en très grande majorité des femmes), en 1905 puis 1924-1925, marqueront quant à elles pour longtemps les mémoires.

Sans doute inspirés par cette Histoire prestigieuse et malgré la multiplication d’articles dithyrambiques sur les opérations de Mme Stein dans la presse locale, certains habitants n’ont pas tardé à manifester leur réprobation, à travers des actes d’intensité variable. Graffitis plus ou moins bien sentis, collages d’affiches, distribution d’un détournement de journal dans les boîtes aux lettres, post sur Facebook [6]… Ces actions, intervenues notamment pendant la période du Festival du Cinéma, auront permis d’ouvrir le débat et de visibiliser des oppositions restées largement muettes jusqu’alors. Ces marques de réprobation ne sont évidemment pas de nature à faire reculer les nouveaux propriétaires des usines Chancerelle, qui visent l’ouverture de la Maison des Lumières pour les vacances de Noël. Mais elles auront visiblement été suffisantes pour que Mme Stein et son attrait pour les pratiques les plus tendances s’abritent derrière la très en vogue criminalisation des opposants, en annonçant avoir, avec toute la mesure qui la caractérise, porté plainte pour « menaces de mort »

La Maison des Lumières n’étant pas encore ouverte, rien n’est cependant joué à ce stade, pour les habitants de Douarnenez comme pour Mme Stein et ses associés. Gageons que la capacité de ces derniers à mettre en scène un consensus autour de leur projet sera leur atout principal, ce qui laisse quelques espoirs à ses opposants et autres agitateurs… Des rumeurs bruissent d’ailleurs sur les tentatives d’organisations de ces derniers qui, espérons le, n’ont pas encore dit leur dernier mot. Quant à ceux, qui, à la lecture de ces quelques mots, souhaiteraient, bretons ou non, agir à leur manière ou, plus simplement, s’enquérir d’informations plus détaillées, il se murmure qu’à Douarnenez, Abris du Marin ou pas, l’accueil n’est pas un vain mot…

[1Le Télégramme, 28 juillet 2018, Maison des Lumières. Ouverture espérée pour Noël

[2Ibid.

[3Ouest-France, 21 juillet 2017, La maison des lumières rallumera l’Abris du Marin

[4Unidivers, 4 septembre 2018, La maison des lumières ou le happening de Douarnenez

[5Ibid.

[6Le Télégramme, 21 août 2018, Maison des lumières. Le débat dérape

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