Artisanat et combat

Actes de création et nouvelles militances
Giorgio Passerone
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

Ce livre affronte la question décisive, à mon avis, de notre époque : la question poétique. Il fut un temps, un temps que Giorgio Passerone connaît car il l’a vécu, où l’on pratiquait la révolution sous forme de poésie. C’était une époque où tout, toute expérience, pouvait être mélangée à tout, parce que rien n’était rejeté en dehors du grand contenant de la rébellion. La parole explosait. Il y avait révolte dans les usines, dans les universités, dans les quartiers, dans les familles et il y avait production artistique, un grand nombre d’actes de création : carnets, journaux intimes, poèmes, peintures, lettres, graffitis, chansons, tracts, films, théâtre, romans, bulletins, déclarations, etc.

Dans cette perspective, pour G. P., pour moi aussi, il n’est pas de différence entre les graffitis écrits dans une gare contre la guerre et un poème d’Hölderlin ou de Leopardi. L’écrivain rejoint la vie de tant d’anonymes. Il devient lui-aussi anonyme dans cette rencontre. L’écrivain n’est plus le porteur d’un absolu, il est tout au plus la machine d’expression de bruits et de rumeurs, de silences, venant d’une foule impersonnelle en révolte.

C’est la raison pour laquelle la forme poétique est la manière la plus radicale de s’engager dans la bataille pour l’émancipation sociale. Créer – au sens large : inventer un tableau, faire un film ou une performance sur un plateau, écrire une phrase sur les murs d’un immeuble, devenir poète – est un acte politique puisque tout cela investit l’existence même, l’engage dans des devenirs-autres et donne consistance à des revendications, aux murmures de cette foule impersonnelle.

Giorgio Passerone reprend dans ce livre cet effort. Dès le début du livre il est très clair : si l’on ne pense pas, si l’on n’essaie pas de recoudre les fils d’un rapport entre art – il préfère artisanat – et lutte des plus opprimés des hommes, on ne parviendra à mettre en acte aucune résistance aux Pouvoirs. Le cœur pulsant du livre est précisément dans ce questionnement sur le rapport entre art et luttes.

G. P. questionne justement ce rapport, il ne nous offre aucune recette, aucun mode d’emploi. Ce livre ne se laisse pas emprisonner dans un discours sociologique, hyper-sociologique, littéraire, philosophique, très déprimant et intraduisible dans l’action. G. P. questionne ce rapport en tant que « géographe » ou mieux « cartographe ». G. P. s’intéresse, avant toute autre chose, aux espaces. « Rien n’aura eu lieu que le lieu », le Mallarmé de G. P. est le Mallarmé que Straub et Huillet mettent en voix et en images dans le cimetière du Père Lachaise pour commémorer la Commune de Paris (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Ce sont donc des espaces toujours traversés par le temps. C’est pourquoi G. P. dessine des « cartes ».

Carte n° 1 : Vincennes, là où il y a eu l’expérimentation d’une université ouverte, totalement étrangère aux diktats de la communication et des ressources humaines. Vincennes, là où il y a maintenant une clairière, là où on a fait « table rase » d’un passé qui devait disparaître à jamais (la férocité du capitalisme, sa capacité à violenter le passé et l’histoire, surtout l’histoire mineure, sont inégalables, comme le disait Benjamin, « quand l’ennemi triomphe même les morts ne seront pas en sécurité »). Cette carte de la destruction on la retrouve 40 ans après à Calais, là aussi on a détruit, on a fait le désert. Pourtant des fleurs, les fleurs du désert, continuent de germer ici et là.

Carte n° 2 : la Vénétie et Venise, mais non pas la Venise des marchands, ni celle des doges, ni non plus la Disneyland d’aujourd’hui : c’est une ville, une ville parmi d’autres, comme Rapallo ou Ravenna, où une parole poétique circule, où des rencontres se réalisent, au-delà du temps : Dante, Pound, Pasolini.

Carte n° 3 : les Apennins italiens, là où les Straub ont réalisé leurs films, une Italie mineure et étrangère.

Carte n° 4 : Gênes, la Méditerranée, le quartier du port, les marginaux et les exclus qui y vivent, racontés par De André et épaulés par don Andrea Gallo, les ouvriers du port, le parti communiste, les dissidences révolutionnaires des années 60 et 70, l’autonomie ouvrière, les brigades rouges, jusqu’au G8, en 2001, quand Carlo Giuliani est tué (la première fois que le libéralisme montre en Europe son visage terroriste et fasciste : le nouveau siècle peut commencer).

Carte n° 5 : la Valsesia, une vallée alpine qui s’étend du mont Rose jusqu’aux plaines de Verceil, ici, plus précisément sur le mont Rubello, un prêcheur italien, fra Dolcino, influencé par les positions de François d’Assise, organise avec Margherita, bellissima, et les gens du coin une révolte populaire d’inspiration millénariste qui dure quelques années et fait trembler le pouvoir de l’époque qui organise une véritable croisade pour exterminer les révoltés en armes (les lignes de cette carte arrivent dans les siècles successifs en Bohème, avec les Taborites, et en Allemagne du Sud avec les révoltes paysannes de Thomas Müntzer, et puis et puis… au Chiapas peut-être ? On les définit des révoltes millénaristes, il s’agit en réalité d’utopies concrètes, selon les mots d’Ernst Bloch : la question de l’utopie est centrale dans les réflexions de G. P., d’ailleurs).

Enfin, ces cinq cartes esquissent le territoire qui nous permet de nous promener dans ce livre. Un Atlas (la famille de G. P. est originaire de Perinaldo, le village qui a donné naissance à Cassini, le grand astronome, fondateur de l’Observatoire de Paris). Comme lui, G. P. dessine une carte cosmique. Mais son atlas, on l’a compris, est fort particulier.

1) Tout d’abord, G. P. ne représente rien. Il ne nous donne pas à voir des images. Il n’est pas du tout intéressé à faire une photographie ou à présenter un beau dessin de ces lieux. Il cherche plutôt les dynamiques et les paysages que ces cartes permettent de parcourir. Ce que je veux dire c’est que chaque carte est surtout une évaluation des déplacements que l’on peut y réaliser. Dans chaque carte G. P. cherche les brèches qui pourraient s’ouvrir dans ces territoires, les « trous » d’Alice.

Exemple : sur le mont Rubello, la mémoire de la révolte de Dolcino, Margherita et les paysans se matérialise de nouveau, de manière évidente, en 1907, à l’occasion du sixième centenaire de l’assassinat de Dolcino, quand des organisations socialistes, libertaires, laïques inaugurent un obélisque en pierre. Les spectres de la révolte d’hier se matérialisent. L’obélisque est abattu pendant la période fasciste, mais il ressurgit de nouveau de sous la terre en 1974 en lien avec les luttes du « Mai rampant » en Italie. Dans ces mêmes terres, sur ces terres, sous ces terres, grondent aujourd’hui la rage et l’expérimentation politique et sociale du mouvement « No Tav » : une autre ligne qui naît de la « tradition des opprimés ».

2) G. P. parcourt lui-même ces cartes. Dans ce livre il est véritablement un « chemineau » : ces cartes sont le tracé des déplacements que G. P. réalise effectivement. Il dessine ces cartes et il les traverse puisque ces cartes présentent aussi les lignes de sa vie, une ligne de vie. En effet, ces cartes signalent aussi les étapes de l’itinéraire théorique et pratique de G. P. Ce n’est pas une autobiographie, loin s’en faut. L’itinéraire sur la carte de G. P. ne nous dit rien de la vie de G. P., de son histoire personnelle. La cartographie indique les lignes et les traversées d’une recherche en acte, d’une recherche à la recherche d’autres espaces, des espaces autres, au-delà de soi-même et probablement aussi de l’histoire.

La carte est, à cette aune, une carte sentimentale. L’exemple le plus frappant est la carte n°4 où G. P. raconte ses errances dans une Gênes magmatique, entre les salles de cinéma, la rencontre avec les exclus et les marginaux de la vieille ville, dans le magnifique et ruiné centre historique, via l’intercession d’un grand personnage, le prêtre communiste don Gallo, jusqu’à ses activités militantes dans l’université, à partir de la rencontre avec Gianfranco Faina. Or, G. P. ne nous raconte pas sa « petite affaire privée » d’enfant, puis de jeune homme perdu dans le labyrinthe des « creuza de’ ma » : ses déplacements nous font plutôt découvrir, construire avec lui, une autre carte de la ville. Les rencontres – il nous donne les noms des rues et des lieux où ces rencontres se sont réalisées – sont des percées dans la carte officielle de la ville par lesquelles une nouvelle histoire, ou mieux : une autre ligne de vie, peut commencer. Cette nouvelle direction ne détermine pas seulement la vie de cette silhouette-ci, mais, avec d’autres lignes qui se croisent, se superposent, s’entrechoquent, elle produit une autre carte d’une autre Gênes. Gênes rebelle, du mouvement des jeunes ouvriers immigrés dans les années 60, la révolte grandiose contre le gouvernement Tambroni, contre le retour du fascisme toujours actuel, jusqu’aux rebellions des années 70, puissants dans l’effectivité, beaux, vitaux, puis perdus dans la répression, la violence aveugle et la drogue. Mais l’histoire ne finit pas : le dernier chapitre s’intitule « Années 1970. Demain ». En plus, la carte de Gênes rebelle ne s’inscrit pas simplement dans l’histoire. Les derniers mots de cette carte sont mystérieux et évocateurs : un amour Gênes-ailleurs. Ailleurs, adverbe de lieu, décisif dans la cartographie de G. P. : une invitation à transpercer les lieux, la carte, les trouer, pour en sortir, pour inventer à nouveau le novum, d’autres styles de vie. Le temps fait irruption dans l’espace : l’évènement (lisez la carte n° 1 du livre, où G. P. nous fait suivre avec lui les cours de Gilles Deleuze à Vincennes).

G. P. chemineau sur la carte. Je dirais une dernière chose sur cette question, avant de finir. Dans la carte n° 3, G. P. analyse minutieusement Kommunisten, un des derniers films des Straub, une sorte d’assemblage, montage, remontage, réinvention de quelques-uns des films que Straub avait fait auparavant autour de la question du communisme. À un certain moment G. P. écrit : « Jean-Marie Straub en prélevant les cinq morceaux de ses anciens films n’est pas fidèle à lui-même, mais à une œuvre – et à une vie – sans auteurs ni mémoire personnelle définitifs, les Straub(s) » (pp. 86-87).

Or, j’utiliserai la même formule pour ce livre de G. P. Les cinq cartes qu’il présente sont les fragments, les morceaux d’un travail de toute une vie (chaque carte correspond à un moment de la vie intellectuelle, militante, pédagogique aussi, de G. P.), une vie toutefois qui ne s’identifie pas à un auteur, ce sont toujours des « passages », des « rencontres », des « déviations ».

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Le livre est donc une série de fragments d’une œuvre, d’une histoire. L’œuvre de G. P., l’histoire de G. P., mais, au-delà de lui, ces cartes constituent des sortes de cristaux, des « runes », d’autres œuvres sans noms propres (Deleuze, Guattari, Pasolini, Straub, Dante, Toni Negri, Vittorini, François d’Assise, etc.), ils sont également des éclats d’une histoire plus grande que la petite question personnelle du triste « moi-je », une histoire non finie, car toujours irréconciliée. Impossible de résumer tout cela. Je dois conclure et j’ai déjà trop parlé.

Je terminerai alors, moi aussi, par un questionnement. Sans remonter à Dante, on peut dire que la question du rapport entre art et résistance est décisive dans le XXe siècle. Faire exploser le réel, la vie, en faisant exploser la parole, tel est le point commun des différentes avant-gardes, de Dada au situationnisme en France, de Gadda aux néo-avant-gardes en Italie, en passant aussi évidemment par la recherche linguistique de Pasolini. Dans la lettre du voyant, que Rimbaud écrit pendant la Commune de Paris, le 15 mai 1871 – le titre de la lettre est merveilleux : « Chant de guerre parisien » – le poète nous montre la voie : dans la révolution/guerre en acte, il faut « trouver une langue » pour arrêter la guerre, pour commencer une autre existence. Si on arrive à le faire, on arrive à créer aussi les conditions pour changer l’état actuel des choses, d’où l’importance des poètes, des artistes, non pas des poétes « lauréats » par le pouvoir, mais des vrais créateurs de langue, les poètes comme Dante, les bannis et persécutés, ou comme Giordano Bruno, autre immense philosophe-poète-chemineau sans patrie, sans toit ni loi.

Or, voici mon questionnement : dans notre horizon historique, l’art, tout comme la parole, monopolisés en toute liberté et avec la plus grande bienveillance par les grands noms de faiseurs d’art, la haute finance, l’industrie du luxe, la presse mainstream, sont l’enjeu principal d’une entreprise généralisée, mondiale, de neutralisation visant à installer une domination sans réplique (Annie Le Brun). La marchandisation de l’art, définitive, évidente, sa banalisation aussi, la placent totalement du côté des Pouvoirs. En effet, et Pasolini l’a compris peut-être le premier et mieux que quiconque, la capacité de résistance par la parole, par l’art, donc la vraie résistance, la résistance poétique, semble être écrasée définitivement dans le monde du capitalisme avancé.

C’est probablement pour cette raison que les mouvements de contestation, anti-systémiques, ne produisent plus de poésie, ou très peu de poésie aujourd’hui. Ils sont plutôt très silencieux.

Dans les manifestations de ces mois-ci, plus encore dans celles des gilets jaunes, j’ai été souvent frappé par un grand silence lors de ces cortèges. On marche parfois pendant des kilomètres sans dire un mot. L’atmosphère devient morose, oppressante, comme si les multitudes en colère n’étaient animées que par une rage impossible à exprimer. Les gilets jaunes tournaient pendant des mois autour des ronds-points sans déclarer rien. Des organisations d’extrême gauche ont essayé de parler à leur place. Ils ont peut-être bien fait, mais évidemment la poésie n’était pas du tout là. Restait le silence. Un silence sourd, parfois méchant. Cela est certainement encore plus vrai dans des expériences que G. P. connaît de près. Dans quelle langue parle-t-on dans la Jungle de Calais ? Comment organiser une résistance métissée, étrangère, barbare, au sens propre du mot ? C’est une question profonde, jadis déjà posée par Gayatri Spivak : les subalternes peuvent-ils parler ?

Dans la situation d’exclusion extrême, matérielle, mais aussi symbolique, dans le désert que le néolibéralisme crée (à Vincennes, à Calais, dans les espaces toujours plus vastes ravagés par les incendies liés au réchauffement climatique, dans les villes où l’on ne peut plus respirer), où est la poésie, où est l’art ?

G. P. affirme qu’il reste fidèle à la tradition révolutionnaire de la modernité. Mais un pouvoir constituant n’a-t-il pas besoin de se déclarer pour s’affirmer en tant que force ? Est-il possible de composer une force dans les tours et les ruines du libéralisme, où la parole est inaudible et/ou accaparée par les communicants et publicitaires de toutes espèces ?

Luca Salza

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