Art, Dèche, Image (Partie 1)

Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#306, le 28 septembre 2021

Je viens d’arriver à Lussas, et j’vais m’coucher après une soirée avec Lix au Bar- Restaurant du village. Nous avons parlé cinéma, documentaire, travail, revue, édition, études et chômage. On a également discuté avec des habitant·e·s du coin, un agriculteur et une dame qui bosse dans l’école, à Aubenas, ville d’à- côté. Lussas c’est vraiment un p’tit bled. Ses habitant·e·s voient débarquer une fois par an une horde d’intellos parisien·ne·s (oui mais pas que) qui regardent le monde entier d’ici, tous réuni·e·s. « Une année ils nous ont laissé des tonnes de merdes et des canettes dans nos champs, ouais, là-bas derrière », nous dit le gars, « ils avaient sûrement fait la fête ».

À force d’absorber des images, on s’lâche et on s’abime en bière, on s’imbibe soi, nécessairement. J’me disais ça. Le festival n’a peut-être pas été fait pour ça, ni même présenté comme cela, mais les usages l’emportent toujours sur les programmes, et ça donne ça : tu regardes le monde via des films, tu socialises et tu picoles, tu chopes un queer-code sur le web ou en passant par une pote pour pouvoir entrer dans les salles, sur les food-trust etc ... Tu discutes avec des locaux, pour te donner une sorte d’allure. T’entretiens un petit entre-soi qui choisit avec précaution via quelles lunettes il va scruter. Aussi tu passes sans transition de sujets tendances, d’idées philo, et de débats sur l’esthétique à des conseils sur comment crack le RSA et les aides au logement aussi, c’est ça les discussions random quand t’as le loisir de pouvoir faire des choses pour lesquelles on te paye pas.

Les gens d’ici n’aiment pas le festoche, et c’est de bonne guerre semble-t-il. « C’est loin d’nos vies » me dit Martine « sauf quand ça parle de notre village ou de nos ancêtres ». J’hoche de la tête. Sa voisine dit que ça l’intéresse, qu’elle attend de voir le programme, qu’elle elle l’aime bien ce festival. L’agriculteur lui n’a pas le temps, il ricane sans trop s’attarder, il a trop à faire pour ses fruits, ses légumes, sa vigne et sa terre ... et il ajoute que cette année « le gel il nous a tout niqué ». Moi c’était une année chelou, pour lui c’était une année de merde. On arrête de parler de ça. Le mec a faim, les meufs aussi, il dit qu’il espère que le gars qui tient l’resto leur apportera à bouffer, même s’il est tard. Et il est tard effectivement. Le type semble connaître le gérant, moi tout à l’heure en arrivant, Lix m’a dit que c’était Ludo. Ludo nous dit « je vous fait grâce du contrôle-passe, ça ne sera qu’à partir de demain. » Sa clémence le subjugue lui-même, il irradie. Qu’l’État lui fournisse l’occasion de se montrer d’une telle bonté, on trouve tous·tes cela fabuleux. Nous sommes uni·e·s dans la fabrication de l’urine qui bientôt quittera nos vessies, et on se fera scanner + tard.

Lix et moi on a faim aussi, mais comme nous sommes des étrangères, et qu’elle·eux sont des autochtones, iels seront servi·e·s et pas nous. Bien fait pour nous, ça sera du riz, peut-être, plus tard. Non seulement nous sommes étrangères mais de la race des intellos à franges courtes qui viennent pour s’enfumer la gueule et parler de la révolution entre 2 films ; et ces gens-là, iels les connaissent, ils s’appellent les imaginaires. Toute façon Ludo est crevé, il pourra pas servir tout le monde. Sa tireuse à bière a trop chaud, la canicule l’a achevée, elle tire un demi en vingt minutes. Je lui demande un verre de vin, il me dit que ça coûte 1 euro, je suis aux anges ! Comme une ermite vêtue d’hermine qui n’a jamais vécu qu’en zone hard-touristique. Là d’où j’viens et où j’ai vécu, « verre » prend 5 lettres et coûte presque 5 euros. Ici 1 verre c’est 1 euro. Pour une fois que les maths sonnent justes, je tire franchement ma révérence, mais je n’suis pas une référence.

Un peu + tôt dans la soirée, Lix m’avait montré les « locaux » dans lesquels nous (les bénévoles de la revue du festival de cinéma documentaire) allions dormir. Anciens locaux d’Ardèche Images. Difficile à imaginer mais ce sont des locaux vitrés, des portes vitrées, des murs vitrés. Sorte d’ancienne version vitrière de l’open-space, avec faux plafonds et carrelage, ça rappelle l’assistance publique. Les poignées de porte sont en plastique et exagérément trop grandes, elles me rappellent ce genre d’objets (comme les téléphones à grandes touches) au design ludique-méprisant. J’vois des mots s’écrire dans ma tête, et j’me dis que la Tour Eiffel pourrait très bien être un Ehpad, et qu’en fin de compte la France c’est ça. J’en étais là de mes pensées, quand Lix me faisait visiter ces pièces vides. Quelqu’une a fait le ménage pour nous. J’espère qu’elle a été payée. Lix me dit oui. Une salariée de la régie était allée exprès pour nous chiner des trucs à la friperie d’une ville voisine. Travail bien fait : une pile de matelas et de draps extrêmement kitch (années 60 ou 70) nous attendaient dans le couloir ; des assiettes, couverts et casseroles accompagnés de quelques denrées nous attendaient dans la cuisine. Pâtes, riz, boulgour et quinoa ; le prestige, quoi.

Leïla Chaix

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