Arrête-toi !

Sur le pouvoir thérapeutique de l’écriture, ou comment devenir auteur de son récit pour faire avancer les choses

paru dans lundimatin#310, le 29 octobre 2021

Voici une recension du livre Arrête-toi ! de Makan Kebe avec Amanda Jacquel paru récemment aux éditions Premier Matins de Novembre. On suit le récit autobiographique de Makan Kebe, plaqué un jour par erreur par des policiers...

« Il y a des rencontres convenues. D’autres sont fortuites, imprévues ou inattendues. D’autres sont brutales, pareilles à des duels, voire des collisions. L’on en sort défiguré, comme si l’on était finalement retrouvé en présence d’un malfaiteur, le visage remplacé par, ou recouvert d’un faciès. De certaines rencontres ne résultent que des hiatus, des dissonances, voire des malheurs. » (Mbembe, 2020, p. 184).

Makan Kebé a fait une telle rencontre. Inattendue, brutale, il en est sorti défiguré, et il en est résulté plus qu’un malheur. Mais surtout, « le visage remplacé par, ou recouvert d’un faciès », ce qui est arrivé à Makan. On a remplacé son visage, on l’a recouvert d’un autre, d’un visage qui n’est pas le sien, le visage du coupable. « Arrête-toi », lui crie le gardien de la paix, fin d’un après-midi d’été, quand Makan s’apprêtait, après une journée de travail, à regagner le local associatif situé de l’autre côté de la barre d’immeuble où il habitait. À ce moment-là – il ne le sait pas encore – sa vie bascule, ce faciès accolé par la violence ne le quittera plus. Mais qui est l’auteur de cette violence ? Qui est-ce qui accole ce faciès ? Le « on », toujours impersonnel, le « on », c’est tout le monde et personne, c’est la société et les individus, en même temps.

Makan Kebé nous livre cette « rencontre », pour la première fois sous forme d’un livre. Jusque là, il était connu de ceux qui se pensent concernés, d’une manière ou d’une autre, par le combat contre ce que l’on appelle généralement les violences ou les bavures policières. Ce récit, coécrit avec Amanda Jacquel, journaliste au Bondy Blog, est paru en mars dernier au sein de la petite maison d’édition Premiers Matins de Novembre. Cette dernière publie des ouvrages de fiction, ainsi que des documentaires, dont le sujet commun est la mise en lumière des récits minoritaires, oubliés, relégués. La préface, assez solennelle, de Assa Traoré (militante et sœur de Adama Traoré, mort à la suite d’un contrôle de police en 2016) présage l’inscription de ce récit dans la continuité de combats pour des traitements plus justes de ces affaires. Et bien au-delà, contre la violence en tant que système. Le ton – combatif – est donc annoncé. Mais très vite, après avoir plongé dans les premières lignes, le lecteur s’avise qu’il y a bien plus qu’un « récit d’une victime des violences policières ». Car le message final n’est ni rébellion, ni révolution, ni victimisation, ce qu’on pourrait attendre de ce type de témoignage. Non, le message est tout autre, et il y réside sa force : « cette plume me sert d’équilibre » (p. 17) comme le dit Makan, c’est le balancement fragile au début, puis la recherche d’une reconstruction, la route sinueuse vers une résilience (ah oui, encore ce mot à la mode...) qui doit être possible, alors que la sidération saisit, la rage engloutit, l’amertume empoigne. Makan nous livre son cheminement, pas seulement vers la vérité et la justice, mais tout d’abord vers la force de vivre.

Ainsi – au final – une vocation universelle, dans cette histoire singulière. L’affaire, qui sera relatée par les journaux, commence en 2013 quand Makan est plaqué au sol en bas de chez lui par les policiers qui ont cru arrêter celui qu’ils poursuivaient. Sa mère, qui se trouvait là tout simplement pour expliquer cette interpellation inattendue de son fils en bas de leur appartement d’HLM, perdra un œil suite au lancement d’une grenade (GMD). Le frère de Makan, qui était là, perdra une partie de l’ouïe. Tout cela, parce que les agents de police ont pris Makan pour quelqu’un d’autre, persuadés qu’ils ont reconnu l’individu qu’ils recherchaient. A la suite de cet événement, les deux frères seront mis en examen, un long procès opposera la partie civile et la police. Un autre en appel. Six ans après, Makan est innocenté, mais les policiers ne seront pas condamnés. Comme il le dit, si les habitants n’avaient pas filmé ces scènes, « nous serions certainement en prison ». « « Rébellion et violences sur personne dépositaire de l’autorité publique ». J’avais beau m’y attendre, l’annonce du motif de ma garde à vue m’assomme. Ils se sont trompés, ils se trompent, ce n’est pas moi du tout qu’ils cherchent. Ça ne me ressemble pas ! » (p. 25)

Sur le moment, pendant cette garde à vue, Makan – paniqué – se retrouve envahi par des questions : que va devenir cette affaire, comment il pourra justifier cet événement au travail, est-ce qu’il se retrouvera avec un casier judiciaire marqué... « Ma vie va-t-elle être gâchée par erreur, leur erreur ? Comme ça, sur un coup de hasard, par faute de malchance – parce que je suis banlieusard ? Parce que les policiers ont lâché le dialogue, privilégié la violence ? Que valent mes mots face à ceux de tous ces hommes en uniforme ? » (p. 25-26).

Au fil des pages, l’auteur nous dénouera l’impact de ces événements sur sa vie et celle de sa famille, et plus encore fera comprendre comment toutes ces années passées avec un poids prouver son innocence l’ont menée vers la perte de l’équilibre et la dépression. Makan Kebe explique la raison de ce livre : se réapproprier son histoire, l’histoire de sa famille, qui a été cousue par d’autres, concoctée à la va-vite et servie par les médias à l’occasion des procès. C’est lui qui prend la parole, enfin, sur ses propres conditions, dans son propre espace, avec cet outil libérateur : l’écriture. L’écriture, qui transforme une fragilité, une vulnérabilité, une sensibilité, en une force.

Sensibilité d’un enfant, l’intimité d’une famille et le quartier en fond de toile

Dans une ville majoritairement pavillonnaire, un quartier se démarque par les grandes barres d’immeubles, « aux pieds desquels sont entassées des voitures, qui ne rentrent pas toutes sur les bandes blanches de parking tracées au sol. (…) Ce quartier, les Marnaudes, semble inerte. Ces grands ensembles ont été construits au début des années 1960 recouvrant des terres cultivées et plusieurs mares. (…) Un unique bus nous connecte au reste du monde » (p. 29). Dès les premières lignes du récit, Makan Kebe nous fait entrer dans son intimité de jeune homme du quartier, avec une touche de nostalgie si spécifique, si particulière des souvenirs de l’enfance. L’enfance parfois fantasmée, parfois idéalisée, toujours unique. Donc, de la nostalgie, de la poésie, de la joie et de la naïveté des gamins. Dans le quartier des Marnaudes à Villemomble, ils étaient 10 personnes à occuper l’un des appartements HLM : Oumar le père, Fatouma la mère et leur 8 enfants. Cette enfance, dans ce quartier – les Marnaudes, qu’il qualifie d’enclavé – ne représente peut-être pas une cité HLM « cliché », à l’image de la Cité des 4000 à La Courneuve à ou les Minguettes à Lyon : il est bien plus petit, implanté entre une zone d’activité commerciale, une autoroute et un quartier aisé avec de belles maisons centenaires. Est-ce le premier œuvre littéraire à décrire ce quartier ? Je l’ignore, mais le regard intime que Makan y pose est rare et précieux.

La famille Kebe s’inscrit dans ce quartier, sans y être totalement enracinée : Makan décrit son foyer comme un écosystème, un ensemble, soudé, solidaire. Cette solidarité familiale qui permet de faire face aux difficultés. Le travail de bagagiste du père, de femme de ménage de la mère, fait que c’est à la fratrie de 8 enfants que les tâches ménagères sont reparties.

« Pas question que le ménage soit fait par ma mère qui doit déjà manier aspirateurs et serpillières des l’aube pour le travail. Alors nous huit, les enfants, on fonctionne comme une vraie équipe de foot dont mon père est le coach. Dans notre organisation, ma mère, elle, s’occupe des courses quotidiennes, en plus de son travail. Elle se lève tous les jours, en plein milieu de la nuit, pour se rendre à son travail de femme de ménage des halls de HLM à Paris. Éloignée de nous, pas en kilomètres mais en cernes sous les yeux. » (p.30).

D’ailleurs, la solidarité entre familles est aussi palpable pour Makan : « On vit collectivement, on agit solidairement, sans même organiser ces réactions. » (p. 30) Les « mamans » déposent les enfants des autres qui travaillent, les habitants s’échangent différents petits services, malgré l’absence des endroits propices à la rencontre. On discute comme ça, dans la rue, aux pieds des immeubles, sur les parkings…

Si Makan représente ce quartier, ce n’est plus un quartier sensible, mais sensibilisé : oui, il y vivent des « jeunes » comme lui, dotés d’une sensibilité, des talents, capables de s’exprimer et intéressants à écouter. Il faut encore vouloir les écouter, entendre la sensibilité au lieu de l’étiquette de « sensible ». Mais il y vivent aussi des mères, des pères, des grands-parents, des petits enfants… Une multitude de situations familiales, de destins singuliers, qui se lient par le fait d’emprunter un même ascenseur, un même chemin vers l’ arrêt de bus, de fréquenter la même école, de jouer sur le même parking...

« (…) toute la difficulté à définir sociologiquement les habitants des « quartiers sensibles » résulte du fait qu’en dehors des situations extrêmes, qui ne regroupent qu’une minorité de personnes, n’apparaissent pas réellement des catégories homogènes mais une multiplicité de situations particulières. » (Avenel, 2009, p. 38).

La richesse de ce récit réside aussi dans ces souvenirs du quotidien familial. Dans une famille nombreuse, musulmane, des parents maliens, attachés à leur culture d’origine, nostalgique de leur pays, on découvre une banalité : c’est une famille parmi tant d’autres, une famille comme les autres, avec tout ce qu’il y a de plus commun de la vie familiale, et avec ses propres singularités. Car ce que décrit Makan de sa famille, c’est le quotidien, le partage de tâches, de loisirs, des rires… Rien de plus banal, de plus normal pour une famille ! Ce récit est important, aussi parce que cette famille nombreuse, malienne et musulmane, si elle est représentée, c’est par des récits venant de l’extérieur, par des discours – encore une fois – des politiciens, journalistes, ou travailleurs sociaux qui souvent – pas toujours – n’y vivent pas.

« Dans une famille ou l’attention parentale est divisée par 8, je chéris secrètement les parenthèses privilégiées de certains samedis avec mon frère et mon père. (…) A Saint-Denis, Paris, Montreuil ou Aubervilliers, il n’y a qu’aux foyers qu’on se fait couper les cheveux, mon frère et moi. Puis, mon père nous emmène partager un kebab entre garçons. J’adore. Je me sens riche. Et il y a aussi nos rituels entre frères. Le soir, allongé dans nos lits, on se raconte nos vies à la lumière de la nuit, on refait le monde, on parle de la famille ou encore, on chambre nos sœurs. Parce que la vanne, c’est un grand sport chez nous. Tout le monde a droit à un surnom. C’est notre terrain de jeu. Le mien, que je déteste évidemment, c’est la « brindille ». Physique de roseau oblige. Mon frère et sœur ont même réussi me faire croire que j’allais m’envoler si je mettais un pied dehors pendant la tempête de 1999. » (p. 33)

Makan souligne que dans sa famille on n’exprime pas ses sentiments, on ne parle ni de souffrances ni de joies. Tout au long de son récit, on s’aperçoit de cette culture familiale : les liens forts qu’unissent les membres de famille ne s’expriment pas en mots, mais en présences, en silences, en absences aussi. Malgré ce mutisme, cette retenue, l’affection des parents envers leurs enfants est omniprésente. « Ma mère, comme sans doute des milliers d’autres, calcule avec minutie ses dépenses. Avec un si petit budget, elle arrive à nous faire vivre et même plaisir. Quelle experte comptable ! » Tous les soirs, le père fait le tour de chambres pour souhaiter bonne nuit à chacun de ses enfants. « Et surtout, il vient nous donner des bénédictions, nous réciter des sourates. » (p. 34)

« Ma mère, ce qu’elle préfère c’est raconter, échanger, apprendre à connaître les gens, et, surtout, rigoler. Alors que mon père, lui, se réfugie dans le calme et réserve sa parole, rare mai percutante. La culture de ce mutisme, que j’admire autant que j’ai pu le craindre, a permis également la pousse de secrets, l’éclosion d’inconnus. (…) Mon avarice de parole prend racine dans celle de mon père. On cautérise nos émotions pour ne pas qu’elles se développent à l’excès » (p. 40).

Le respect qui s’exprimait auparavant dans le silence, l’est maintenant dans l’écriture.

« Ce bled, qu’on ne connaît que très peu, est finalement assez caricatural dans notre imaginaire d’enfant : « les bledards, d’abord, c’est ceux qui parlent pas bien français ! » Plus grand, j’ai compris. Mon père maniait l’arabe, le français, le soninké, le bambara et le peul. Ma mère, elle, se débrouillait en français et parlait bambara et soninké. Donc en fait, ils étaient tous les deux au moins trilingues, ils parlaient plus de langues que moi… Ne jamais juger un oiseau sur sa capacité à nager. » (p. 41)

« C’est ça, grandir ? »

Quand on a 6 ans, les difficultés de la famille sont « absorbées » : autant par les parents, mais aussi par le pouvoir d’imagination, par ce que Makan appelle « la féerie ». On joue dans le quartier, on joue à l’école…Vivre dans un quartier, c’est le cocon familial, et c’est aussi l’ouverture, la sortie vers un monde extérieur que l’on s’approprie petit à petit. Mais cela n’est pas toujours fluide, et le poids, tout justement perceptible, s’installe. Ce rapport de pouvoir, cette violence du système, à peine visible, innommable, mais qui se ressent jusqu’en profondeur.

« A l’école, malgré nos déménagements, je ne reste pas nouveau très longtemps. Il y a souvent d’autres nouveaux, qui arrivent sans doute d’autres bâtiments en rénovation ou d’autres bâtiments brûlés. Bref, d’autres quartiers qui sont autant d’éponges qui se gonflent et qu’on essore à grands renforts de vaine politique de la ville » (p. 45)

Collégien, il assiste à des descentes de police dans le quartier, des contrôles violentes.

« (…) l’angoisse est domptée par le sentiment de révolte naissant, à force d contrôles répétées et incessants. Tracés, traqués. Plus on grandit, plus on se fait contrôler. On a gagné un truc et on n’est pas au courant ? A chaque fois, c’est humiliant. On n’a rien fait. Je le sais. Ils le savent. D’ailleurs, qu’est ce qui a été fait ? (…). La honte. Être touché, palpé. « T’as tes papiers ? Tu viens d’où là ? Tu fais quoi ? » Le tutoiement de rigueur, la condescendance, l’autorité imposée et parfois des insultes. Toujours l’irrespect. C’est ça grandir, devenir adulte, libre ? » (p. 58-59)

Dans cette ambiance, la passion ultime de Makan devient le foot : il veut devenir arbitre. Malgré les difficultés et la démotivation à l’école, il excelle en mach. Il passe une formation, gagne ses premiers sous, est encouragé par le club, et réussit à être accepté dans une école d’arbitre. C’est l’euphorie, l’accomplissement. Mais le conseiller d’orientation du collège le dirige vers le bac pro ventes, justifiant sa décision par les mauvaises notes, « sans même regarder la motivation qui se lit dans mes yeux ni la pertinence de mon projet ». C’est là où les jeunes prennent conscience d’un processus d’exclusion dont ils sont objet. L’école, qui se veut promettre une mobilité, enfermé dans une orientation taillée pas sur mesure (de l’individu), mais sur mesure du quartier. (Dubet, 2007). Makan a été très impacté par cette décision injuste et inégale à ses capacités et ambitions. Le sentiment d’injustice naît, et il ne manquera pas de nourritures par la suite.

Le deuil, la pudeur, et la remise

Le père de Makan décède quand celui-ci est en pleine adolescence, d’un cancer en phase finale, sans que la famille s’y attende. La douleur – qui doit être tue, le deuil qui ne doit pas être exprimé, car il faut être fort pour sa mère, pour ses petites sœurs – le maintient dans un état de mal-être. Makan n’obtiendra pas son brevet, il n’a aucune motivation pour poursuivre le « bac pro ventes » auquel on l’a assigné, il sent que ce n’est ni dans ses aspirations ni dans ses ambitions.

La douleur se fait petit à petit remplacer par la reprise, réorganisation, autant pour Makan que pour sa mère, qui doit désormais « tenir le navire sans son coéquipier. ». Elle parvient à faire des heures de ménage en plus, gérer les factures, et toute la partie du quotidien dont c’était son mari qui s’en occupait. Makan aussi remonte la pente : il s’inscrit au BAFA où il réussit. Il s’inscrit à handball où il réussit aussi, dans une équipe de haut niveau ! Makan grandit, devient adulte. Dans sa quête, un autre facteur de liberté : avoir son permis.

« J’adore conduire dans le quartier. Un nouveau rapport au temps et à la ville s’installe en moi. Je peux désormais accompagner ma mère à chaque fête traditionnelle. Elle sort de plus en plus, son quotidien se remet en place ? Quand je sais qu’elle va monter dans ma voiture, je cherche d’avance une chanson qu’elle aime bien. Un jour, Fatoumata Diawara, une musicienne malienne, passe dans le poste. Maman me traduit les paroles sur le chemin. « Tu vois, cette chanson raconte qu’on doit bien s’occuper de ses parents, qu’on a qu’une mère et qu’un père. » Elle me pince doucement la joue avant de sortir, comme elle fait toujours par affection ». (p. 77)

Il puise de l’énergie en allant vers les autres : le travail dans l’animation, avec de jeunes enfants lui donne envie de créer, de partager. Et de transmettre, ce qu’on lui a transmis : « des rapports horizontaux et bienveillants ». Le bailleur social leur accorde un petit local.

« J’ai envie que ce local soit un univers à part en plein centre des Marnaudes. Je lance une collecte et je décide de consacrer mes quelques économies pour rénover ce local. Notre local ; C’est le plus beau cadeau d’anniversaire que je pouvais avoir pour mes 20 ans. Ce que je ne sais pas encore, c’est que le pire des cauchemars est à venir ». (p. 81)

« C’est ne pas de la haine qui m’habite, c’est le désespoir ».

« -Arrête-toi ! »

Comme dans : « Arrête de vouloir construire. Arrête-toi !

Arrête-toi dans ta vie. » (p.85)

Tout se passe si rapidement, les policiers qui accourent, qui le plaquent au sol, qui crient, insultent, les habitants alertés, les cris, les tirs. Makan et son frère Mohamed sont emmenés par le fourgon de police. Ils ne comprennent rien. Ils n’ont rien fait, et cette interpellation démesurément violente les rend ébahis, plongés dans incompréhension, le malentendu total. Après la garde à vue de trois jours, Makan et son frère apprennent, en rallumant leurs téléphones, que leur mère à été éborgnée par une grenade . Rien ne leur a été dit pendant la garde à vue… « Ils nous ont pas dit un mot sur notre mère !! Pourquoi nous avoir caché ça ? (…). On a touché à nos êtres le plus chers, mes sœurs, mon frère et ma mère ! Ma mère. Ma famille. Mes piliers. » (p.36).

Avec cet événement, c’est n’est que le début de longue descente aux enfers. Fatouma, la mère de Makan, restera éborgnée à vie. Désormais, plus de joie. « Elle parle moins, elle ne veut plus recevoir du monde. Plus de fêtes traditionnelles, plus de musique. J’imagine que se confronter aux regards des autres c’est rendre réelle sa nouvelle vie sans la moitié de sa vue. » (p. 86).

« La rage des jeunes provenait du sentiment de se heurter à une domination sociale aussi profonde qu’impossible à désigner » écrivait François Dubet sur une étude qu’il a menée dans un quartier populaire de la Seine-Saint-Denis dans les années 1980 (2017, p. 37). Makan n’est pas habité par la rage ou de la haine contre cette domination sous-jacente. Il la découvre progressivement, pas sans ébahissement. Pendant le procès, les policiers accusés changeront de version après que le juge a visionné les vidéos, face aux multiples évidences. Quand on est accusé à tort, paradoxalement, le sentiment de culpabilité s’installe. « J’ai honte de ce qu’ils peuvent s’inventer, j’ai honte de moi-même alors que je n’ai rien fait » (p. 89) « Des articles me présentent comme un voyou potentiel, quand ils n’affirment pas que je suis un délinquant qu’il fallait mater ce jour-là (« l’un des assaillants » assure le Parisien). D’ailleurs, ils n’ont même pas pris la peine de me téléphoner pour m’interviewer et pour donner ma version des faits aux côtés de celle des policiers. » (p. 90)

Mais l’’affaire grandit un peu. Un reportage sur le M6 est diffusé, une conférence au pied des immeubles est organisée, les journalistes se déplacent.

« Pouvoir prendre la parole en public, rétablir l’équilibre, raconter avec justesse l’erreur et les violences policières me décharge un peu. J’ai tout ce poids sur le dos : mon frère à pris une balle pour moi et ma mère a perdu un œil pour me défendre. Et c’est moi qu’on accuse de violences ? (…) Nous sommes convaincus que ce genre d’affaire doit faire l’objet d’un débat public, qu’elle doit être jugée par le peuple puisqu’elle concerne le peuple. Nous. » (p. 97-98)

Des convocations se suivent : il faut tout reraconter à chaque fois, tout expliquer de nouveau. Makan dépose une plainte contre les policiers. Classement sans suite. C’est comme un mur impénétrable, une injustice impossible à révéler. Le procès aura lieu que cinq ans après les faits. En attendant, le temps passe, la santé de la mère de Makan se détériore. Elle va assister au procès étant déjà malade, une leucémie lui sera diagnostiquée. Sept jours de procès qui finit par l’acquittement des trois policiers. On reconnaît l’innocence de Makan, mais les policiers ne seront pas condamnés. Le procès en appel, en 2020, aura lieu après le décès de Fatouma Kebe.

Le corps qui parle : « Dire « j’ai mal » serait comme avouer « tu ne peux pas compter sur moi » »

Chez Makan, puisque la parole est tue, parfois étouffée, parfois confisquée, souvent volontairement retenue, c’est le corps qui « parle ». Il parle lorsque les sentiments se bousculent et l’envahissent. Lorsque le besoin de se libérer de la charge est trop grand, c’est en jouant au handball que le mouvement est thérapeutique, défoulant. « Ma force mentale s’accroche et grâce à elle, mes muscles restent alertes et peuvent continuer à me porter » (p. 75).

Lorsqu’il est au bout de l’épuisement, il tombe raide sur le lit. Et quand la pression est trop grande, le corps s’efface comme si - conscient de ne pas vouloir exister, de ne pas valoir - il s’amaigrit, s’affaisse. Durant les années d’attente de procès, et de procès en appel, la dépression se pointe.

« Je ne me contrôle plus. Tout est noir. Je pense beaucoup à Papa. Papa, si tu étais là, tu saurais quoi faire… Moi si tu étais là, que penserais-tu de moi, dans cet état, rachitique et dévitalisé ? Quelle humiliation. Parfois, je n’ai plus d’endurance. Je voudrais éteindre les lumières pour de bon, m’endormir d’un sommeil de plomb. » (p. 156)

Il y a le Makan chétif, si fin qu’un souffle du vent semble le menacer de le faire tomber. Les crises d’angoisse sont incontrôlables. Il finit par être hospitalisé, dans un centre privé. Soigné, entouré autant par les professionnels en tant que malade, autant par ses proches qui lui rendent des visites, c’est là où – enfin - il sort de la prison de pudeur, se dévoile, parle, et se rapproche des siens. « Ces visites m’ont aussi fait réaliser l’ampleur de la situation. Je suis carrément hospitalisé. Après s’être éteinte une à une, j’ai l’impression de retrouver progressivement mes facultés, comme une machine repart de plus belle après être entrée en veille ». p. (157-158) Makan se rétablit, au même moment où sa maman fait aussi ses soins à elle, la chimiothérapie. Elle si contente de le voir reprendre du poids, « pour elle, un corps bien enveloppé est un synonyme de santé » (p. 160).

Mais ce rééquilibrage se défait à nouveau. La sœur de Makan a fait un AVC, à 22 ans. Peu de temps après, la mère de Makan décède, pendant son séjour au Mali, sur sa terre natale.

« Ma mère est morte sans jamais que Justice lui soit rendue. Je comprends pourquoi elle voulait rentrer avec tant de hâte au Mali. Elle aussi avait besoin de prendre le large, de s’éloigner de ce pays qui n’a pas condamné la personne responsable de la perte de son œil, de son isolement, de ses insomnies, de sa détresse. Après avoir fait le sacrifice pour nous, ses enfants, de vivre ici, de donner toute sa force dans son travail pendant tant d’années, elle voulait n’être qu’auprès des siens, de ses amies, de ses frères et sœurs. » (p. 166)

De la généralité à la singularité, du fait divers à l’universalité

Ce livre intéressera tous ceux et celles à qui le combat de justice est cher, mais son intérêt et sa force se trouvent au-delà. Il est précieux, car la famille Kebe s’inscrit dans l’histoire, marque son entourage, n’est pas que celle « (…) des victimes de violences policières. Nous sommes chargés de passé, abondants d’autres histoires, solides de rencontres et d’expériences. » (p. 222). Avec ce livre, l’auteur nous offre ses émotions, ses angoisses, ses colères, ses joies, ses espoirs… Un plaisir de lecture, rien de plus universel. Je trouve que Makan a aussi beaucoup de courage. Car écrire et publier, c’est s’exposer. C’est exposer sa vie et ses maux. Admettre qu’on est faible. Oser de dire qu’on se fait soigner. Mais c’est peut-être le seul moyen de grandir, de faire de cette faiblesse la force : la force d’un récit de soi, d’un récit construit par soi-même. Plus encore, la force de rayonner son propre récit, et d’en impacter les autres. « Je sais qu’exposer notre vie, en première instance, d’être observés et jugés ainsi, à été éprouvant. Refaire tout ça sans ma mère s’apparente à de la torture. Mais peu importe, on l’affrontera. Je sais qu’on y arrivera parce qu’on est ses enfants. » (p. 171)

La volonté de rendre la gloire à cette mère transpire de ce récit, et elle est saisissante. « Maman vit en moi tous les jours, ses phrases, ses réflexions, ses recommandations ne me quittent jamais. L’éducation qu’elle nous a inculquée l’a rendue immortelle. Nous sommes autant de traces d’elle, indélébiles et vivantes. » (p .172)

Qui accole le faciès alors ? D’où jaillit la violence ? Du « système », toujours aussi abstrait, mais présent à la fois, frappant et intouchable. Mais dire les mots et les maux permet de rassembler, de se retrouver parmi d’autres, de fédérer pour éveiller l’espoir. « Ma mère a perdu un œil, elle est morte et je ne peux pas la ressusciter mais notre combat la rend éternelle. Il permet une conscientisation sur ces questions des inégalités, d’abus de pouvoir, d’injustice. Avec l’espoir qu’on se lève, ensemble, pour que ça ne se reproduise plus . » (p. 207)

Un quartier n’est pas d’abord « sensible » ou « chaud » : non, il est habité par des gens, des gens différents les uns des autres, qui, comme partout, sont similaires sur certains points et différents sur d’autres. Ce sont les gens avec leurs problèmes et leurs joies, et avec leurs histoires singulières. Les jeunes « des quartiers » ne sont pas une masse homogène, mais des individus, des acteurs, qui agissent, réagissent, répondent, réfléchissent. Les sociologues prescrivent d’observer ces agissements pour saisir le point de vue des acteurs qui composent cet espace social (Dubet, 2007, p. 45). Des agissements donc, mais aussi des créations : Makan n’est pas qu’un acteur, il est l’auteur. Il agit, mais aussi il crée et construit. Au sein de différents groupes minorisés, les auteurs fleurissent, dotés du sens analytique et critique. F. Dubet prône aussi de les considérer sociologues. Mais avec le mot « acteur », le risque d’un glissement sémantique est là : un acteur peut aussi jouer un rôle que quelqu’un a écrit pour lui, tandis qu’un auteur écrit sa propre histoire (Bergeron, 2021). Écrire c’est donc graver, exister, construire. C’est un souffle : pour soi et pour les autres. C’est autant créer qu’animer. « J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent à leurs haines avec tellement d’obstination, est qu’ils sentent qu’une fois la haine partie, ils devront affronter leurs souffrances. » (Baldwin, 2019). Makan a choisi d’affronter ses souffrances, et oh combien il sait que c’est plus difficile que de haïr.

Filipina Salomon

Bibliographie

Avenel, C. (2009). La construction du « problème des banlieues » entre ségrégation et stigmatisation. Journal français de psychiatrie, 3(3), 36-44. https://doi.org/10.3917/jfp.034.0036

Baldwin, J. (2019 [1955]). Chroniques d’un enfant du pays. Gallimard.

Bergeron, G. (2021). Petit abécédaire critique de mots-clés du social. Sociographe, 2(2), 36-44. https://doi.org/

Dubet, F. (2017). L’expérience sociologique. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.dubet.2017.01

Mbembe, A. (2020). Brutalisme. La Découverte.

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