Arrestation d’un activiste italien en Bretagne

Avant le G7 de Biarritz, retour à Gênes

paru dans lundimatin#204, le 16 août 2019

Dans le jargon de la presse judiciaire, c’est ce qu’on appelle un « drôle de hasard ». Alors que le G7 de Biarritz approche et que les ministères de l’Intérieur et de la Justice semblent être sur le pied de guerre pour éviter que le sommet ne se transforme en un énième fiasco pour le gouvernement Macron, on apprenait le 10 août qu’un activiste italien en fuite suite à sa condamnation pour avoir participé au contre-sommet du G8 de Gênes en 2001 venait d’être arrêté en Bretagne.

Depuis 8 ans, Vincenzo Vecchi vivait à Rochefort-en-Terre dans le Morbihan où un comité de soutien d’une cinquantaine de personnes s’est spontanément créé après son interpellation. Le désormais quarantenaire, définitivement condamné en 2012 pour « dévastation et saccage » avait fuit son pays depuis de nombreuses années.

Vincenzo Vecchi désormais incarcéré au centre de détention de Vézin le Coquet passera devant la cour d’appel de Rennes ce mercredi 14 août afin que la justice française statue sur sa possible extradition. Un rassemblement est prévu à 9h le jour même place du Parlement.

Si l’opportunité de cette arrestation peut apparaître évidente tant pour la France que pour le gouvernement Salvini, il nous semble tout aussi opportun de nous repencher sur ce que furent les journées de Gênes ainsi que sur la répression qui s’ensuivit. Comme tant d’autres Vincenzo Vecchi fut condamné grâce à une loi émanant du code Rocco établi en 1930 par le régime fasciste afin de réprimer toute subversion. Le délit de « dévastation et saccage », passible de 8 à 15 annnées de prison n’implique pas d’avoir commis tel ou tel méfait mais d’avoir seulement été présent sur les lieux de l’émeute. Nous reproduisons ici une brochure publiée en 2004 à l’occasion des premiers procès de manifestants. Y sont évoqués l’histoire populaire génoise, les émeutes de juillet 2001 et la nécessité de soutenir les inculpés. Nous y avons aussi ajouté quelques documents d’époque.
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Ce ne peut être que la fin d’un monde, en avançant

La petite bourgeoisie planétaire a bâti son palais sur ce volcan : qu’il se passe effectivement quelque chose – car tout menace son confort usurpé.
Il faut donc, quand tout de même quelque chose arrive, que ce soit une horreur. Que cela sente la charogne. Qu’il y ait des victimes.

Lorsqu’une métropole occidentale est secouée par plusieurs journées d’émeutes comme Gênes en juillet 2001, il faut un Carlo Giuliani baignant dans son sang, des centaines de torturés et des procès-fleuves.

Depuis mars 2004, ils sont 26 à endurer la mascarade judiciaire – en attendant les autres. Certains risquent de huit à quinze années de prison pour leur participation à ces journées. « Dévastation et pillage », disent les inquisiteurs, pour faire oublier que le soulèvement arrache chacun à soi-même. Qu’à Gênes, l’état réel du monde a été mis à nu.
La police assassine. La plèbe s’insurge. ATTAC et les Tute Bianche dénoncent les émeutiers. Et la justice finit le travail. Toute chose rejoint sa vérité. L’événement rend voyant, ou aveugle.

Ce que Gênes a montré, c’est combien pouvait être commune la pratique du ravage. Combien pouvait être évident l’assaut contre les forces de l’ordre. À nous d’être fidèles au possible qui s’est dessiné là.

Être fidèles à Gênes ne consiste certainement pas à en poursuivre sans fin la décevante répétition, à Barcelone, à Evian ou à Thessalonique.

Être fidèles à Gênes veut plutôt dire : frapper la domination là ou ça fait mal, nous rendre sans cesse et partout ingouvernables, vouloir les moyens de l’insurrection qui vient.

Être fidèles à Gênes signifie déjà : se mettre à penser ensemble les conditions dans lesquelles nous opérons et agir en conséquences.

Sur le procès contre les rebelles de Gênes

Le 2 mars 2004 s’est ouvert à Gênes le procès contre 26 manifestants accusés de « dévastation et pillage » en rapport avec la révolte contre le G8 de juillet 2001. Et ce n’est que le début, un ballon d’essai en vue d’opérations judiciaires encore plus vastes. Il s’agit d’un procès en tout sens exemplaire : par rapport au type d’accusation (qui a bien peu de précédents dans l’histoire italienne, et qui prévoit plusieurs années de prison), par rapport à la façon dont le pouvoir a préparé le terrain aux jeux et à la vengeance des tribunaux, par rapport aux obstacles que tout mouvement collectif de libération individuelle doit affronter dans les palais comme dans la rue.

Préparé par 20 arrestations ordonnées par le parquet de Cosenza en novembre 2002 et par 23 autres effectuées peu après par celui de Gênes, ce procès veut adresser un message clair à tout le monde : l’émeute gênoise aura ses boucs émissaires. Il est plutôt évident que l’enjeu dépasse la révolte de juillet pour projeter son ombre funeste sur le futur. On peut prendre comme exemple l’initiative du parquet de Gênes qui a acheté une page entière du quotidien de la Ligurie, Il secolo XIX, afin de publier les images —prises à partir d’une caméra de vidéosurveillance— de deux manifestants en vue de les identifier. Pour l’occasion, le délit de « complicité psychique » a refait son apparition publique : l’Etat affirme ainsi qu’il n’est pas nécessaire de participer directement à des actions de révolte pour connaître les faveurs de la répression, mais qu’il suffit simplement pour cela d’être présent là où elles se déroulent sans empêcher les autres de les accomplir. Bref, sans se transformer en flics. Pour avoir un tableau encore plus précis, ajoutons qu’une offre —d’ailleurs aussi classique qu’indécente— avait été adressée de façon explicite et avec un certain succès aux interpellés de Cosenza : l’ « abjuration de la violence » en échange de leur sortie de prison. Ce qui est en cause, ce n’est pas telle ou telle action, tel ou tel sabotage, mais bien l’attitude face aux institutions et, plus généralement, le refus même de l’ordre social et de la vie de sujet qu’il impose. Collabo ou ennemi, voilà l’ultimatum que l’Etat lance à tout un chacun.

C’est aussi en ce sens qu’il faut lire la propagande fracassante que les différents Ministères de la Peur sont en train d’orchestrer autour du concept de “terrorisme”. Surtout après l’attaque contre les Twin Towers, le manifestant qui casse des vitrines est assimilé au révolutionnaire qui abat un homme d’Etat, et ce dernier au kamikaze qui se fait sauter dans un bus bondé. Grâce à cette confusion intéressée, la domination a essayé d’occulter le sens des journées de Gênes : d’une part une émeute sociale qui a entraîné des milliers d’individus disposés à renverser l’ordre de l’argent et des matraques, d’autre part un Etat qui a jeté bas son masque, révélant ainsi son visage assassin. Pour ceux qui n’ont voulu tirer aucune leçon de ces jours-là, que pourrions-nous ajouter ? Le pouvoir n’a-t-il pas été suffisamment clair en tabassant et assassinant dans la rue, en humiliant et torturant dans le secret de ses casernes ? Que pourrions-nous ajouter sur l’inanité de ceux qui demandent Vérité et Justice aux tribunaux, comme s’il pouvait y avoir une vérité et une justice en commun de part et d’autre de la barricade ? Le gouvernement, les dirigeants et les magistrats n’ont-ils pas été assez explicites en acquittant et en accordant une promotion, comme d’habitude, aux assassins et aux tortionnaires en uniforme ?

Tout comme les appareils de contrôle sectionnent les quartiers et les villes avec leurs barrières et leurs check- points, leurs caméras et leurs escadrons, les inquisiteurs sectionnent les événements avec leurs enquêtes et leurs codes. Les procureurs Canepa et Canciani —deux néo-spécialistes de la traque aux rebelles— perfectionnent juste l’œuvre commencée avec la militarisation de Gênes et poursuivie avec les charges des flics, le plomb assassin de Piazza Alimonda, les tortures à Bolzaneto et dans les autres casernes, les arrestations et les expulsions dans les jours et les mois qui ont suivi. Quant aux enquêtes, le procureur Silvio Franz, célèbre enliseur de scandales d’Etat avec l’appui d’une bande d’experts judiciaires notoirement liés aux carabiniers et aux néo-fascistes, y a tenu l’un des rôles principaux.

Il revient à ceux qui n’ont pas oublié cette révolte contagieuse qui a conquis les rues, à ceux qui ne veulent pas laisser sécher le sang que les sbires de l’Etat ont fait couler, de fournir à la solidarité avec les manifestants inculpés toutes les armes dont elle a besoin. C’est précisément le sens des modestes notes qui suivent.

Malgré les innombrables contre-enquêtes qui ont fini avec le totalitarisme du fragment par compliquer ce qui n’était que trop évident ; malgré le bavardage des spécialistes et les calomnies de la raclure politique qui ont couvert et traîné dans la boue cette émeute, nous voulons reparcourir une histoire menaçante pour la remettre en jeu.

Rendez-vous secrets

Il existe un rendez-vous mystérieux entre les générations passées et la nôtre.

Walter Benjamin

Quelques jours avant le G8, des gênois se rendent chez un ébéniste du centre-ville en lui demandant de fabriquer des bâtons de bois encastrables sous forme de perches. Le vieil artisan saisit tout de suite les intentions de ses clients insolites et raconte ce qu’ils utilisaient eux, ceux de sa génération, au cours des affrontements avec la police. Les souvenirs s’envolent vers la révolte de juillet 1960, vers les tee-shirts à rayures [1], vers la Gênes des quartiers populaires. Le vieux explique que, pour faire face aux charges des CRS, les insurgés se servaient de la morue en train de sécher à l’extérieur des nombreuses poissonneries des carrugi [petites ruelles du centre de Gênes]. Les vendeurs la passaient aux rebelles non sans l’avoir immergée dans les bassins afin de la rendre résistante et efficace.

Les ruelles du centre ne sont plus les mêmes, aussi nos amis s’en vont-ils avec leurs perches démontables. Ces bâtons seront néanmoins d’ici quelques jours une sorte de témoin entre deux générations d’incontrôlés et de voyous.

Vendredi 20 juillet 2001, après que des centaines d’émeutiers ont libéré quelques quartiers de cette normalité capitaliste qui est le plus froid des monstres glacés, un supermarché se transforme en banquet collectif et gratuit. Pendant quelques heures, rebelles et habitants du coin se servent librement et mangent, rigolent, discutent. Même un journaliste, payé pour servir avec son téléobjectif comme d’autres servent avec leur matraque, est photographié par un de ses collègues en train de sortir deux sachets de mozzarella.

Pour que ces mozzarella rencontrent ces morues dans un « bond de tigre dans le passé », il a fallu une émeute sociale capable de remplacer le temps historique par le temps de la révolte. Une émeute qui a bouleversé aussi bien les plans des puissants et de leurs chiens de garde que ceux de la contestation domestiquée.

Le fil d’une histoire

Ce qui vient de se passer maintenant sera vite oublié. Il ne reste dans l’air qu’un souvenir vide et atroce. Qui fut protégé ? Les paresseux, les misérables, les usuriers. Ce qui était jeune devait tomber ... mais les indignes siègent indemnes dans la torpeur de leur salon.

Ernst Bloch

Le sommet du G8 à Gênes a été l’occasion d’une expérimentation géante de contrôle et de militarisation sans précédent en Italie : rues bloquées et blindées de grilles de cinq mètres de hauteur, circulation routière entièrement redessinée, plaques d’égouts précautionneusement soudées... et autres dispositions bien plus comiques (slips et chaussettes interdites de balcon !). Plusieurs habitants exaspérés ont quitté une ville qui a pris l’air lugubre d’un énorme camp de concentration. 20 000 hommes de tous les corps armés de l’Etat ont conflué dans le chef-lieu de la Ligurie pour le quadriller. Des barrages ont été installés, des sacs destinés à renfermer d’éventuels cadavres ont été commandés, des tireurs d’élite ont été placés sur les toits et des hommes-grenouille dans la mer. Un véritable centre de torture pour prisonniers a été monté à Bolzaneto, dont la gestion a été confiée aux hommes si délicats de l’équipe spéciale anti-émeute carcérale (le GOM). En même temps, la tâche de garantir l’ordre public a été principalement confiée au corps des carabiniers, qui ont créé pour l’occasion le CCIR (Contingent de carabiniers pour l’intervention décisive), constitué de militaires dirigés par les officiers du groupe d’élite Tuscania, déjà mobilisés précédemment en Somalie, Bosnie et Albanie.

L’Etat ne se préparait pas à contrôler une contestation mais à affronter une guerre. Il ne s’agissait pas de contenir des manifestants mais bien de balayer des ennemis. À Gênes, l’Etat a expérimenté pour la première fois de manière aussi systématique, explicite et diffuse, contre sa propre population, la logique militaire qui est à la base de ses opérations internationales. Histoire de rappeler que dans un monde unifié par la religion de l’argent, la ligne de fracture entre ennemis extérieurs et intérieurs est en train de s’effacer. Histoire de rappeler que la domination doit tester à petite échelle des scénarios qui pourraient se généraliser dans le futur. Après tout, si la guerre est considérée comme une opération de police, une opération de police peut bien être considérée comme une guerre.

La suite démontrera ce qui est une constante de l’expansion technologique et militaire : tous les dispositifs déployés n’attendent que d’être employés.

Le champ de bataille prévu était celui qui s’étendait autour de la “zone rouge”. C’est là, sous les grillages et les enceintes érigées pour protéger le sommet que l’on attendait les assauts des manifestants. C’est là que les petits chefs de la contestation médiatisée ont appelé leurs troupes à se rassembler avec armes et bagages. C’est là que les chiens de garde de la domination se sont concentrés pour repousser la pression des sujets insatisfaits venus quémander leurs droits illusoires. Tout paraissait prêt. Une multitude de citoyens respectueux qui hurle ses propres revendications, les forces de l’ordre payées pour les repousser, l’escarmouche négociée autour d’une table pour évoquer et exorciser le spectre de l’affrontement, les journalistes accourus du monde entier et les applaudissements à la fin, de sorte que tout se passe tranquillement, sommet et contre-sommet. Mais rien de tout cela ne s’est vérifié. Du côté des institutions, il n’y avait pas de réelle intention d’éviter l’affrontement mais au contraire la volonté délibérée de donner une leçon inoubliable aux consommateurs ingrats du bien-être occidental. Du côté du mouvement, nombre de personnes ont préféré se faire les protagonistes d’une rébellion contre les fameux puissants plutôt que de jouer le rôle de spectateurs ou de figurants dans une mise en scène agitée au profit des médias. Ainsi, les révoltés ne se montreront pas autour de la “zone rouge”, choisissant de déserter l’affrontement virtuel négocié avec les institutions pour rechercher l’affrontement réel, sans médiation. Bien qu’ils se soient présentés dans la ville et à la date prévue sur l’agenda du pouvoir, plusieurs centaines d’ennemis de ce monde, assez différents entre eux, sans chefs ni suiveurs, sans queue ni tête, iront là où ils n’étaient pas attendus. Au lieu de foncer tête baissée vers un supposé cœur de la domination, ils préféreront se déplacer ailleurs, convaincus que la domination n’a pas de cœur puisqu’elle est partout. Les espaces concrets où se pratique le culte de l’argent, où flotte la puanteur de la marchandise, où l’on entend le mensonge du commerce —et non pas de simples “symboles” du capitalisme comme le prétend la vulgate gauchiste—, connaîtront la critique pratique de l’action. Des banques seront prises d’assaut, des supermarchés pillés, des concessionnaires incendiés.

On peut aimer une ville, on peut reconnaître ses maisons et ses rues dans nos souvenirs les plus lointains et les plus chers ; mais ce n’est qu’à l’heure de la révolte que la ville est vraiment ressentie comme la nôtre : (...) nôtre parce qu’espace circonscrit où le temps historique est suspendu et tout acte vaut pour lui-même, dans ses conséquences absolument immédiates. On s’approprie davantage une ville en reculant et en avançant sous l’alternance des charges qu’en y jouant gamin ou qu’en s’y promenant plus tard au bras d’une fille. À l’heure de la révolte, on est plus seul dans une ville.

Furio Jesi

Après le passage des révoltés, auxquels s’unissaient assez fréquemment des jeunes des quartiers et des curieux, rien n’était plus comme avant. Les voitures, de boîtes mobiles qui transportent des travailleurs vers leur condamnation quotidienne, se transformaient en jouets pour s’amuser et en barricades pour bloquer les flics. Les sirènes publicitaires qui avilissent l’esprit et marchandisent les corps étaient réduites au silence. Les yeux électroniques étaient crevés. Les journalistes étaient chassés. Les pillages transformaient les marchandises à acheter en biens gratuits à partager. Les murs se libéraient de leur grisaille écœurante par des graffitis colorés. Les rues, les chantiers et les immeubles étaient utilisés comme arsenaux. L’urbanisme, modelé sur les exigences de l’économie et perfectionné par les impératifs du contrôle, se dissolvait dans le feu de l’émeute. Bientôt, l’impossible devenait possible : la prison de Marassi, en bonne partie vidée pour faire de la place à d’autres éventuels incarcérés, était attaquée. Un sort identique était réservé à une caserne de carabiniers. De l’autre côté, les hommes en uniforme ont déployé toute la violence dont ils étaient capables. Ceux qui ont accusé les émeutiers de noir vêtus d’avoir provoqué la répression feraient mieux de prendre acte que le comportement des policiers et des carabiniers avait été programmé et organisé comme force préventive de dissuasion contre tous. Il n’a pas du tout été le résultat d’un excès de zèle, d’un trop plein de nervosité ou d’inexpérience, mais bien le véritable visage du terrorisme d’Etat qui s’est déchaîné, lançant à une vitesse folle ses blindés contre la foule des manifestants. C’est précisément cela qui a déterminé la diffusion généralisée de la révolte. L’intervention policière qui aurait du l’arrêter a fini par l’alimenter. Soudain, des milliers de manifestants jusqu’à présent pacifiques se sont unis aux émeutiers et ont commencé à se battre contre la flicaille, se lançant dans une guérilla désespérée. Même parmi les militants des rackets politiques dont les chefs invitaient au calme, à la modération et à la non-violence, on trouvait nombre d’insoumis.

Même l’idéologie de la désobéissance civile a connu ses premiers désobéissants. Un peu plus d’une heure après le départ de leur cortège, les belles intentions des Tute Bianche (qui à Gênes commencent à s’appeler Disobbedienti) partent en fumée. Si, croisant la première carcasse de voiture brûlée, leurs leaders exhortaient encore les journalistes à leurs basques à ne pas les confondre avec les “violents”, si les fumées qui s’élevaient au loin étaient encore suffisamment distantes pour être ignorées, la charge des carabiniers de via Tolemaide a interrompu définitivement leur mise en scène. Malgré les négociations précédentes, cette fois-ci, pas de spectacle : les sbires chargeaient pour de vrai. Restant sourds aux appels de leurs chefaillons les invitant à ne pas réagir, nombre de désobéissants ont commencé à se battre contre les serfs en uniforme, vite rejoints par d’autres manifestants venus leur prêter main forte. Pendant quelques heures, il n’y avait ni violents ni non-violents, ni hommes ni femmes, ni sociaux-démocrates ni anarchistes, ni travailleurs ni chômeurs, mais des individus en révolte contre les chiens de garde de l’existant. C’est au cours de ces affrontements que Carlo Giuliani a été tué. Ce n’était pas un participant du “Black Bloc”. Ce n’était pas un “anarchiste”. Ce n’était pas un “provocateur”. Ce n’était pas un “infiltré”. C’était juste un jeune qui a réagi comme des milliers d’autres à la violence de l’Etat.

Soyons clairs là-dessus. Les jours suivants, tous les politiciens en herbe qui infestent le mouvement ont dans un premier temps pris leur distance par rapport à ce qui s’était passé, accusant les émeutiers d’être une poignée de “provocateurs” et d’“infiltrés” ayant intentionnellement saboté avec leurs actions un grand rendez-vous pacifique, faisant perdre une occasion historique d’être entendus. Toute la raclure sociale-démocrate —la même qui jusqu’à ce moment-là avait soulevé tant de poussière et de bruit et qui croyait à ce titre être le moteur de l’histoire— déversait contre les révoltés un torrent de calomnies, remettant au goût du jour la vieille tradition stalinienne de la “chasse aux sorcières”. C’était une manière de défouler leur propre rancœur contre tous ceux qui avaient décidé d’échapper à leur contrôle, révélant à tout le monde la fausseté de leur prétendue hégémonie. C’était une manière de fermer les yeux face à la fin de leur projet politique, dont l’inconsistance vaniteuse est apparue au bout de ces journées dans toute sa misère, tout en essayant pathétiquement de le relancer. Ceux qui se sont tant indignés que des centaines de compagnons se soient rendus à Gênes dans l’intention de déclencher une émeute, en se préparant un minimum en ce sens et en essayant de fuir le piège de l’affrontement direct avec la police, devraient réfléchir davantage sur qui a excité les esprits pendant des mois en promettant assauts et invasions de la “zone rouge” sans la moindre intention de les réaliser, sans tenir compte le moins du monde des conséquences possibles, sur qui a levé au ciel les mains blanches de la non-violence en signe de reddition et non pas de dignité, continuant à envoyer au casse-pipe des milliers de manifestants désarmés. Et peut-être se poser quelques questions : peut-on vraiment être “non-violent” tout en collaborant avec l’Etat, expression maximale de la violence ? Qui peut lancer l’anathème contre ceux qui à Gênes ont fracassé des vitrines ? Peut-être ceux qui ont fracassé des os, des têtes, des dents ? Peut-être ceux qui s’indignent pour les squares piétinés et considèrent normal les morts au travail ? Ou bien ceux qui veulent envahir la “zone rouge” du privilège en partant de la “zone grise” [2] du collaborationisme ? Si celui qui attaque une banque est un “provocateur infiltré”, alors comment peut-on qualifier celui qui conseille un ministre, discute avec un député, négocie avec un préfet ? Ce vendredi-là a fourni quelques réponses.

Samedi 21 juillet, les calculs politiques et la peur prenaient le dessus sur la rage. Les différents rackets politiques militants s’organisaient pour éloigner et exorciser leur véritable ennemi : tous les incontrôlables qui avaient mis en misérable faillite leurs plans. Le soir, comme chacun sait, une police déchaînée dans sa certitude absolue d’impunité, déclenchera l’attaque contre l’école Diaz, siège provisoire du Social Forum, où toutes les personnes présentes seront massacrées par une flicaille en furie. Un action apparemment incompréhensible parce qu’elle a même frappé quelques uns des meilleurs alliés de la police qui, pendant toute la journée, s’étaient distingués dans leur travail de délation. En réalité, cet épisode s’intègre aussi parfaitement dans la logique militaire qui avait gouverné l’action des forces de l’ordre. L’épreuve de force du gouvernement devait être menée jusqu’au bout.

Un bruissement assourdissant

Celui qui a quelque chose à dire, qu’il s’avance et qu’il se taise.

Karl Kraus

La révolte passée, ont débuté les commentaires des journalistes, des spécialistes et des experts. Plus les témoignages et les interprétations des événements augmentaient, plus leur clarté diminuait. L’émeute de Gênes, dans sa totalité vivante, a été sectionnée et démembrée en autant de petites parcelles. Tout a été émietté et réduit en poudre afin que rien ne puisse plus être vu. Naturellement, cette gigantesque œuvre de mystification a été conduite au nom de la vérité. La même vérité que plusieurs personnes attendent et prétendent qu’elle apparaisse dans les salles des tribunaux.

Pourtant, chacun sait ce qui s’est véritablement passé. C’est inscrit de manière indélébile dans la mémoire et la chair de milliers de manifestants. Gênes a précisément démontré la totale inutilité pratique, et souvent la dangerosité, des appareils photos et des caméras. À part la police, qui en a tiré profit pour identifier et accuser nombre d’émeutiers, tâche qui lui a été facilitée par l’omniprésence de ces machines, et à part les journaleux qui ont encaissé leur paie en échange du travail accompli, à quoi ont servi toutes ces images ? À quoi bon montrer à tout le monde que l’adjoint du chef de la Digos de Gênes, Alessandro Perugini, a donné un coup de pied en plein visage à un jeune bloqué à terre par ses collègues ? Cela l’a-t-il empêché, étant pris sur le fait, de réitérer son geste ? Un tribunal l’a-t-il condamné, a-t-il été viré de la police et remplacé par un flic poli et respectueux de la Constitution ? Non, évidemment, et même si c’était le cas, l’Etat, avec un humour plutôt macabre, a nommé Monsieur Perugini représentant officiel d’une campagne internationale contre la torture dans le monde.

La conviction qu’il suffit de dévoiler les abus du pouvoir pour le mettre à genoux est une illusion idéologique qui mérite, comme toutes les autres, de disparaître. Les idéalistes qui croient en la lumière qui vainc les ténèbres ont dû être bien dégoûtés en apprenant que l’expert du tribunal a établi rien de moins, en regardant les images, que c’est une pierre lancée par un manifestant qui a dévié le projectile tuant Carlo Giuliani. Une petite tâche blanche apparue soudaiéminin etéminin etn au dessus de sa tête, un instant avant sa mort, le prouverait... C’est vraiment vrai qu’avec une image, chacun peut faire croire ce qu’il veut. Et dans une compétition d’images et de bavardages entre médias alternatifs et institutionnels, il est inutile de se cacher que les seconds gagneront toujours.

De même qu’il n’y a aucune vérité à attendre d’une image, nous ne pouvons attendre aucune justice d’un verdict. Et notamment parce que les tribunaux sont des institutions de ce même Etat qui a ordonné le massacre de Gênes. Pourquoi les magistrats devraient-ils condamner les hommes qui sont habituellement à leur service ? Débarrassons-nous du lieu commun garantiste prétendant qu’il existe une différence entre Etat de droit et Etat de fait, comme s’il s’agissait de deux entités qu’il était nécessaire de faire coïncider pour obtenir la justice. L’Etat invente son droit, il l’applique et le modifie comme bon lui semble, sachant bien qu’il s’agit juste d’un vieux chiffon. Les tortionnaires qui ont déchiré les cartes d’identité des arrêtés à Bolzaneto en hurlant « ici vous n’avez aucun droit, vous n’êtes personne », ont exprimé sans fard la nature de l’Etat, celui dont ils sont des serviteurs obéissants et loyaux.

Les illusions d’une fin

Le courage de l’impossible est la lumière qui fend le brouillard, devant lequel chutent les terreurs de la mort et le présent devient vie.

Carlo Michelstaedter

Ce dont on se souvient des journées de Gênes, c’est presque uniquement de la brutalité de la flicaille. L’aspect joyeux d’une subversion de la vie quotidienne a été presqu’enterré. Mais l’émeute d’il y a trois ans est toujours là, menaçante, dans son inachèvement. Tellement menaçante, qu’entre temps son sens n’a pas été érodé par une raison d’Etat qui a imposé une guerre infinie, ou par la calomnie, la mystification, le refoulement mis en acte par tous ceux —en uniforme bleu ou blanc— qui devaient garantir l’ordre et la sécurité dans les rues de Gênes, avec le résultat que l’on connaît. Tellement menaçante que des centaines d’actions directes (des distributeurs automatiques sabotés aux trains bloqués, des commissariats attaqués aux instituts de sciences de la mort endommagés, de voitures diplomatiques incendiées aux agences et concessionnaires italiens saccagés) ont été accomplis partout dans le monde les semaines et les mois suivants. Tellement menaçante enfin, qu’après le brouillard de la représentation, le pouvoir est en train de préparer le ciment de l’incarcération.

Contre la vengeance d’Etat, et en dépit de ceux qui étalent devant les juges l’odieuse division déjà réalisée dans la rue entre bons et mauvais (en justifiant à la limite les affrontements avec les flics en tant que légitime défense contre les charges, mais condamnant les actions contre les structures de l’Etat et du capital qui se sont déroulées avant...), il s’agit d’affirmer le sens de cette émeute contre les pacificateurs et les inquisiteurs. Pour que la révolte explose, bien au-delà des échéances établies par le pouvoir, là où la partie se joue vraiment : dans la totalité de nos vies. Voilà le lieu où se rencontreront, avec les conflits sociaux à venir, les désirs de toutes celles et ceux qui se sont battus avec courage à Gênes. Le lieu d’un crime nommé liberté où il n’existe ni innocents ni coupables.

Alors aucun tribunal, isolant et frappant les accusés, ne scellera ces journées-là.

à propos...

A Gênes, 2 700 militaires seront déployés, moi, au Liban, je n’en avais que 2 300.

Général Franco Angioni

Notre Etat est un Etat démocratique où personne n’a le droit de penser qu’il y ait des suppressions de liberté.

Gianfranco Fini,
(vice-président du conseil des ministres), après le G8

L’Etat n’est plus, dorénavant, l’ennemi à abattre, mais l’homologue avec lequel nous devons discuter.

Luca Casarini (porte-parole des Tute Bianche) Il Gazzettino, 23/4/1998

Les “tute bianche” et ces secteurs de manifestants qui participent aux cortèges avec un “équipement d’autodéfense”, qui exercent une pression physique et recourent à l’usage contrôlé de la force, jouent un rôle ambigu. Mais il s’agit d’un rôle, à mon avis, positivement ambigu. Il offre à l’agressivité un canal par lequel s’exprimer et, en même temps, un schéma (rituel et combatif) qui l’administre. Il propose un débouché [...] mais exerce un contrôle et pose (ou tente de poser) des limites. L’activité des “tute bianche” est donc, littéralement, un exercice sportif (et le sport est, classiquement, la poursuite de la codification de la guerre par des moyens non sanglants), qui décharge et désamorce la violence [...]. Certes, cela présuppose une vision de la violence de rue comme une sorte de flux prévisible, orientable, contrôlable : mais c’est justement en ces termes qu’elle est traitée par de nombreux responsables de l’ordre public et par de nombreux leaders du mouvement. [...] Et c’est là que des témoignages directs peuvent être utiles. Il y a un an et demi, au cours d’une réunion à la préfecture d’une ville du Nord, les responsables de l’ordre public et certains leaders du mouvement discutèrent pointilleusement et, enfin, convinrent minutieusement tant du trajet que de la destination finale du cortège. Et nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il y avait une limite, matérialisée par un numéro de rue, atteignable avec le consensus des forces de l’ordre, et une autre limite, signalée par un numéro de rue plus élevé, non “consenti” mais “toléré”. L’espace entre ces deux limites successives —une centaine de mètres— fut ensuite le “champ de bataille” d’un affrontement non sanglant et presqu’entièrement simulé (mais qui n’apparaissait pas comme tel sur les retransmissions télévisées) entre les manifestants et la police.

Luigi Manconi
(ex-membre de Lotta Continua, actuellement sénateur du centre-gauche et sociologue)
La Repubblica, 14/7/2001

Il ne nous restait qu’un signal à négocier, un signal symbolique pour les Tute Bianche, cinq centimètres de zone rouge auraient suffi... mais il n’a rien été possible de négocier.

Luana Zanella
(députée vert, membre du “groupe de contact” entre les Tute Bianche et la police au cours du G8)
Il Manifesto, 22/7/2001

Nous le connaissions peu [Carlo Giuliani], nous le rencontrions quelque fois au bar Asinelli. C’était un punkabbestia [Ndt : “crusty”, “chamard”], un de ceux qui n’ont pas de travail mais qui portent beaucoup de boucles d’oreilles, un qui veut entrer sans payer, un que les gens bien-pensants appellent parasite. Le monde le faisait chier et il n’avait rien à voir avec nous, des centres sociaux, il disait que nous étions trop disciplinés.

Matteo Jade,
(porte-parole des Tute Bianche de Gênes lors d’un direct sur une radio du mouvement)
20/7/2001

Est-ce que vous continuerez à manifester à côté des black bloc ? « Nous sommes en train de discuter dans le mouvement sur comment nous [en] protéger. Mais il m’intéresserait qu’il y ait une véritable enquête sur ces black bloc ».

Interview de Luca Casarini
_ La Repubblica, 31/7/2001

Le chef de la police nous a dit qu’il traiterait bien les bons et mal les méchants, affirmant que le niveau de répression serait fonction des mesures adoptées : donc, si quelqu’un avait tenté de franchir la ligne rouge sans instrument offensif, il y aurait eu un certain niveau de riposte. Le problème, c’est qu’il s’est passé autre chose !

_ Vittorio Agnoletto,
(porte-parole du Social Forum de Gênes devant la Commission d’enquête parlementaire) 6/9/2001

Ces éléments, dont personne n’imagine qu’ils seraient inconnus des services de police en Europe, ont pu en toute impunité multiplier les agressions et les déprédations.Ils n’ont pas non plus hésité à s’attaquer à des organisations membres du GSF. Attac France s’associe à la condamnation, par le GSF, de ces éléments provocateurs et de la complaisance de la police à leur égard.

Attac France,
communiqué du 20/7/2001

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Que ce juillet-là redevienne une menace by lundimatin on Scribd

[1En 1960, le président démocrate-chrétien du conseil italien, Tambroni, souhaite intégrer des membres du parti fasciste MSI dans son gouvernement. Organisant un meeting politique à Gênes, ville historique de la Résistance, il est accueilli par une manifestation qui vire à l’émeute populaire. Tandis que les dockers manifestent au cri de “Azet 36, fascista dove sei ?” [Clé à molette de taille 36, où es-tu fasciste ?], la jeunesse rebelle en “tee-shirts rayés” à la mode de l’époque s’affronte avec les flics au cours d’une révolte généralisée. Des anciens partisans préparent les armes qu’ils n’ont jamais rendues et établissent de véritables plans de bataille... Finalement, le meeting sera annulé, le PCI et les syndicats hurleront aux provocateurs contre les jeunes voyous et le gouvernement présentera ses excuses à la ville de Gênes.

[2Dans son livre, Les naufragés et les rescapés, écrit en 1986 quelques mois avant de se suicider, Primo Levi définit la “zone grise” comme l’espace de collaboration entre certains internés d’Auschwitz et leurs bourreaux et, plus généralement, la collaboration sociale quotidienne des gens ordinaires avec la machine à exterminer nazie.

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