Arracher l’art à l’artifice

paru dans lundimatin#295, le 6 juillet 2021

« On vous envoie trois petits textes qui marchent ensemble, comme un appel sourd à destituer l’Art. On s’est dit que peut-être ils vous parleraient... »

SE FAIRE VOYANT


(pour ne pas se faire voir)

L’homme est une créature qui invente
des formes et des rythmes ; c’est à cela
qu’il est le mieux exercé et il semble que
rien ne lui plaise autant que d’inventer des formes.

Nietzsche, Fragments posthumes

Il est des paroles souterraines, souvent obscures, que le poète administre avec précaution selon l’humeur, le lieu, l’écoute, à de petits cercles. Manière de soigner les siens par vibrations de cordes encore sensibles au beau et au vrai. Réflexe immémorial le rappelant à sa fonction de mage, de chaman ou de guérisseur, lorsqu’au hasard d’une pesanteur trop lourde, ses ailes l’empêchent.

C’est pour cela que le poète est clandestin — seule garantie de garder la hauteur. Je ne parle pas ici d’une clandestinité bassement politique — à la limite, si l’on tenait absolument à lui reconnaître quelque mondanité, on pourrait dire qu’elle est l’héritière désargentée d’une antique passion ésotérique. Mais en vérité, elle est avant tout et davantage un refuge ; une façon de s’abriter des débris du monde ; un « moyen », disons, de conjurer toute fin qui ne soit sienne.

Le poète n’a que faire des paillettes. L’irrévérence est son raffinement. L’attention, sa lumière. Soigner le monde en soignant les mots qui le fondent, voilà son engagement. Pour lui, un « monde nouveau » ne peut advenir qu’en arrachant l’art à l’artifice. Arracher l’art à l’artifice, c’est le dégluer de toute frivolité ; c’est l’extraire de la tare spectaculaire qui le confine, le vampirise, le rapetisse ; c’est affirmer sans ambages que l’art est vie, c’est-à-dire art-de-vivre. Arracher l’art à l’artifice donc, pour que respire enfin le feu délivré de l’âtre.

Alors, plutôt qu’un programme, une promesse :

Un coquelicot calé crème sur son lit de vert En face

La mer
Tourbilloner

Les mots

Les images

Les sons

Les fondre aux corps

Et danser danser
Danser encore

PRÉMONITIONS

Je pose la plume, sans la poser, et je vois,
par la fenêtre ouverte sur la campagne nocturne,
l’éclairage de la lune haute et ronde
répandre dans l’air une nouvelle façon de voir.
[…]
Dans le silence entièrement noir des arbres
pétrifiés, leur profil se découpe
comme si la vérité existait.
Pessoa, Manuscrit du Baron de Teive

Partir d’un poème pour se faire voyant
— Car tout désormais est affaire d’œil.

Attendre
Livré aux étoiles
Que blanchisse l’écueil

Et qu’enfin se brise
Traversé par la vague
Le miroir.

Échapper au reflet n’est pas chose aisée.
Certains tentent et ravivent, tels des chasseurs de coulpe,
D’irritantes plaies — ils n’en sont pas récompensés.

* * *

Quand les âmes alitées grondent, tremblant de fatigue,
Dans le brouillard épais d’une époque à bout de souffle,
Les corps agités se bousculent, s’entassent, saignent
— Chassant le signe.

Ailleurs,
Quoique conjurant aussi les distances,
D’autres attendent
— Nous voguons avec eux.

Tout est à laisser de ce que l’on sait.
Juste
Sentir.

Sentir dorer nos peaux aux rayons du désir,
Oublier l’âge,
Et sous le coup d’un souffle parcourant le rivage,
S’abandonner vivants aux baisers de sel.

L’astre qui décline,
Charriant d’un rouge vif l’antique lueur bleutée.
C’est l’ironie d’un soir
Qui passe
Et arrache à nos bouches ce goût d’infini.

Quand soudain surgit, surprenant l’horizon,
La belle rousse.
Rappliquant aux suppliques d’une nuit qui veut voir,
La voilà qui s’élève,
Élève nos regards.

Et les basses qui maintenant sondent jusqu’à l’os,
Guidant des reins aux têtes l’effort de Dionysos,
Pour qu’irradie enfin libérée par la grâce
La vision.

Des colonnes qui se dressent allongent sur le sable
D’immenses fantômes
— Le sol animé peignant au sabre
Leurs courbes monochromes.

Lueur immobile lavant le doute
— Nous libère.
Mirage de beauté magnifiant la voûte
— Nous perd.

Sensation aérienne,
Le vide fuit,
Et la voix des sirènes
Qui étourdit.

Puiser au poison le remède,
Ensemble
Sur la jetée du cap,
Ce ne peut être que le début d’un monde, en avançant.

* * *

De là et pour conclure, blâmons le poète en le mimant :
Ni je
Ni autre.
Nous seuls avons la clef de cette parade sauvage.

Post-scriptum

À l’écriture de ce texte, un an vient de s’écouler depuis l’irruption du nouveau régime de vérité. Ce qui peut irriter, c’est qu’on ne saurait le comprendre — juste, sentir. Et qui mieux que l’artiste pour voir, entendre, faire voir et faire entendre ce nouveau régime ?

Maintenant que la maison brûle, tout s’illumine — c’est que la vérité brille depuis les corps.

LE BEAU [ε] LE VRAI

Comme le lion en cage abandonne sa splendeur au mythe, lorsque l’art entre au musée, il quitte la vie. En ceci l’on visite un musée comme on va au zoo. Nous sommes devenus les spectateurs d’une beauté égarée, sinon perdue, dans les méandres d’une vie mutilée.

Il y avait déjà, annonçant 68, quelque lucidité artistique nous avertissant de la misère d’un monde où tout ce qui était directement vécu tendait à s’éloigner dans une représentation. Il n’est pas aujourd’hui jusqu’à cet avertissement même qui ne se soit renversé en image ou en mot-creux.

Nous ne dirons pas que l’art devrait se cantonner à la révolte — ce serait encore faire grâce aux délices du bourgeois en mal de choc. Nous ne dirons pas non plus de l’oeuvre qu’elle ne puise sa légitimité ou sa force qu’à s’engager dans les affres politiques de l’époque qui la fait naître. Nous affirmons en revanche que l’artiste baise les codes ; c’est ainsi qu’il procrée. Non pour se faire bassement mousser au milieu du cirque spectaculaire qui de près ou de loin l’environne nécessairement, mais bien plutôt pour faire germer, tel un oasis au milieu du désert, des tiges de liberté. Ceci, c’est la quintessence même de l’art qui le lui intime, transformant son pinceau ou sa plume, son piano ou sa simple voix en putain de marteau-pilon défonçant sans relâche et au gré des muses les pâles certitudes d’un monde qui doute.

En s’attachant à démontrer frénétiquement ce qu’il ne parvient plus à montrer, l’artiste contemporain finit par montrer platement ce qu’il ne parvient plus à démontrer : à savoir que le geste artistique éventre le Temps — le traverse !

Si la psychanalyse a bien raison de comprendre l’art comme l’effet d’une sublimation, elle a tort lorsqu’elle prétend réduire celui-la à celle-ci. Ceci pour rappeler que la sublimation échappe largement à la guilde fantasmatique des contemplateurs de l’existence. En prolongeant Freud, Lacan le dépasse. Et ce notamment lorsqu’il souligne ce fait anthropologique majeur : à savoir que l’énonciation et le refoulement participent d’une même opération élocutoire pouvant se résumer ainsi : dire, c’est taire. Car il n’est pas jusqu’au plus insignifiant des « bonjour » qui ne doive en passer par le filtre humain, trop humain, du refoulement — or il ne suffit pas d’être poli pour être artiste.

Si, donc, la thèse de la sublimation ne saurait prétendre à la délimitation du champ de l’art, qu’est-ce qui caractérise l’artiste et le distingue des non-artistes ? Ou, pour poser à nouveaux frais la question, qu’est-ce qui, reliant l’oeuvre à la subjectivité qui l’opère, les définit respectivement comme « d’art » et « d’artiste » ?

Si l’art et l’artiste ne s’exposent véritablement qu’en dehors des champs spéculatifs de la psychanalyse, de la philosophie analytique ou du marché, il est toutefois patent que toujours intervienne, afin de certifier le beau, l’infatigable cohorte des diseurs de bon. De ces animaux-là l’artiste se détourne. Il déploie autour de lui, comme autant de contrepoints à leurs sombres sermons, ses œuvres brûlantes d’évidence cosmique. Là est le beau ! Là est le vrai ! Mais il ne se dit pas.

L’artiste habite le beau, et c’est d’ici-même qu’il questionne — car l’on ne pose de question que là où l’on a déjà la réponse.

Entre la création sublime d’un Guernica et le vil design d’un logo, il y a des siècles de distance. Moins au regard des moyens employés que du rapport de ceux-ci à leur fin. Car toute fin a ses moyens et tout moyen sa fin. De cette sainte alliance naissent toutes les noces : de l’art et la vie comme de l’homme et l’artiste.

Officiers de la séparation gare à vous ! Car très bientôt le beau éventrera le monde.

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