Arles, fin de partie

A propos de l’inauguration de la tour Luma
Sylvain Maréchal

paru dans lundimatin#302, le 30 août 2021

Le 5 juillet dernier, la ville de Arles inaugurait la Tour Luma, « Complexe futuriste dédié à l’art, la culture et au design » conçu par l’architecte Frank Gehry à la demande de la collectionneuse et mécène Maja Hoffmann. Tout le gratin local était là autour de Renaud Muselier et Roseline Bachelot pour s’applaudir et se féliciter de l’érection de cette carcasse métallique de 56 mètres de hauteur. Pourtant, de nombreux habitants s’interrogent quant à cet énorme merdier qui trône désormais au cœur de la cité provencale. Nous publions ici une petite brochure qui se distribue dans les rues de la ville et tente de trouver un sens au dégout que provoque spontanément cette offensive esthétique.

Il n’est point besoin d’être Al Capone pour transgresser,
il suffit de penser.
Philippe Roth, J’ai épousé un communiste

Mais l’homme libre n’est point envieux, il admet volontiers ce qui est grand et sublime et se réjouit que cela existe.
G.W.F Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire

Les pieds dont celui qui vous maîtrise foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ?
Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire

Arles est une ville qui a la capacité de devenir quelque chose d’autre et d’absorber beaucoup plus que ce qui en a été fait jusqu’à présent [1].

Le souffle d’un changement est perceptible et Arles se trouve plus que jamais dans les esprits et dans les médias internationaux [2].

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Le spectacle de la richesse des riches est une insolence. Il ne s’agit pas d’un trait de caractère. Cette insolence tient à la nature de cette richesse dont l’existence même, indépendamment de la variété de ses manifestations sensibles, est une insolence.

Dans l’histoire du capitalisme, certains, avisés, avaient mis au point une éthique de la modestie ; leur vocation était de faire briller leur argent dans les veines obscures de l’investissement et de l’accumulation du capital, mais cette richesse, étant ce qu’elle est et davantage encore ce qu’elle est devenue depuis, n’échappe plus à sa propre manifestation directement sensible dans le spectacle [3] et ne contrôle plus cette intrinsèque insolence.

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A Arles, la tour dite Luma est l’une des formes sensibles de cette insolence. Loin de susciter l’indignation, elle est assez généralement vénérée par tous ceux à qui elle signifie un mépris qui, pourtant, devrait les éclairer sur l’état du monde et sur leur propre condition. Ces applaudissements presque unanimes à l’insulte indiquent assez la puissance de fascination du spectacle et le niveau d’acquiescement à la réalité aujourd’hui unilatéralement et exclusivement produite par le capital accumulé. Ils révèlent sa capacité à produire, d’un même mouvement et le spectacle et ses spectateurs.

3

La tour d’Arles est solidaire des vols spaciaux privés qui se succèdent dans une atmosphère terrestre qui devient une fournaise au point que de gigantesques incendies sont aujourd’hui immaîtrisables. Spectaculaires, ces incendies le sont moins par leurs capacités de dévastation qui leur valent d’être contemplés à la télévision, que parce qu’ils partagent la même cause que la tour d’Arles, le tourisme spatial ou toute autre déraison spectaculaire : Le règne devenu autocratique de l’économie marchande ayant accédé au statut de souveraineté irresponsable.

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Ceux - ils seront nombreux - qui seront scandalisés par le rapprochement de ces phénomènes qui leur semblent séparés veulent ignorer que partout les mêmes causes produisent déjà les mêmes effets. A Arles, le désastre intellectuel en cours dont témoigne l’exercice majoritaire de la seule liberté d’applaudir - désastre que vont efficacement achever les projets philanthropiques de la tour - rend, d’un même coup, la ville inhabitable par ses habitants. Ils seront remplacés par des spectateurs aguerris et plus fortunés, déjà conditionnés aux exigences renouvelées de passivité de l’entreprise spectaculaire.

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Que la tour vide la ville d’une forme déjà presque antérieure de l’humanité, voilà qui ne fait pas de doute. Le monde qu’elle installe avec elle est celui où le seul besoin est devenu le besoin d’argent, le besoin solvable. L’envie générale n’est que la forme déguisée où s’établit la cupidité que produit une économie fondée sur les seules eaux glacées du calcul égoïste.

« Le souffle d’un changement est perceptible et Arles se trouve plus que jamais dans les esprits et dans les médias internationaux. Cet enthousiasme suscite l’attraction et l’intérêt d’investisseurs individuels et d’entreprises [4]. Ce mouvement peut générer de l’inquiétude face au changement qu’il produit, notamment face au risque de gentrification, qui personnellement me préoccupe, mais représente aussi des opportunités nouvelles à saisir pour de nombreux acteurs locaux [5]. »

Transforme ta maison en marchandise dit celle qui organise un pompeux bavardage de plusieurs jours sur l’hospitalité en mai 2018 et appelle maisons ses luxueux hôtels et restaurants.

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Sa fortune exonère Maja Hoffmann de cette cupidité que ne peuvent manquer de montrer ceux qui n’ont que leur force de travail à mettre sur le marché. Cette innocence qu’elle doit à l’onction du capital, ou à ses séjours édéniques sur une île privée des Grenadines, l’empêche de comprendre le scepticisme des arlésiens à l’égard de la gratuité qu’elle promet. Ca lui suffit, elle sait que l’appât du gain est dans la nature humaine. L’ingratitude, l’envie et la méchanceté aussi : sa belle innocence est impuissante à convaincre certains arlésiens du désintéressement de ses acquisitions à elle : « … je me trouve à nouveau, utilisée et stigmatisée, après des années d’engagement pour la ville, la création, l’environnement, les droits de l’homme, l’éducation… des convictions profondes réduites à un appétit immobilier dans lequel je ne me reconnais pas [6] ».

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« Tous les jours, note Maja Hoffmann, les gens se mêlent de choses qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne connaissent pas… Je préfère faire que réagir [7] »

Bien sûr, l’incompréhension des rares qui n’applaudissent pas, est, sans discussion, à mettre sur le compte de l’ignorance. La majorité de ceux qui acquiescent sont, eux, particulièrement bien informés par Paris-Match. Informés, par exemple, que le formidable nombre de plaques d’inox de la tour évoque le calcaire des Alpilles si proches. On ne saura pas s’il s’agit du calcaire urgonien ou de la molasse burdigalienne. Il s’agit de calcaire, cela devrait suffire aux spectateurs qui ne connaissent des Alpilles que le moulin de Daudet - où jamais Daudet n’a mis les pieds - pour croire que l’inox rappelle bien le calcaire.

Mais trêve de géologie, ce qui est important, c’est de savoir que Maja Hoffmann ne réagit pas, elle fait. Elle ne discute pas, elle fait. Comme sa fortune l’innocente de toute cupidité, elle l’exonère de faire de la politique : elle ne fait donc pas de politique. Il faut la croire, comme pour l’inox et le calcaire, ou la spéculation immobilière. A moins que nous nous mêlions, ici encore, de ce que nous ne comprenons pas.

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Nous comprenons cependant que cette action, cette culture du fait accompli dont Maja Hoffmann se prévaut, indifférente à toute discussion et sur laquelle aucune objection n’a de prise, c’est exactement l’exercice du pouvoir autocratique de l’économie marchande émancipée de la politique et de la fiction même de la démocratie. Un élu arlésien, dans un magnifique mouvement dialectique, résume bien cette phase de domination - et la justifie - en disant « c’est un investissement privé d’intérêt général [8] ». Dans la phase de domination réelle du capital, phase dans laquelle celui-ci produit tous les aspects de la vie, personne, de toute façon, n’a plus les moyens de suspecter les capitalistes de poursuivre des intérêts privés. En effet, ils produisent et le monde et ce qu’il convient d’en penser. Le pouvoir d’agir sans contrôle qu’exerce Maja Hoffmann, ce bon plaisir de mécène est identiquement une souveraineté irresponsable.

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Mais nous touchons à une époque où la capacité même de penser est devenue superflue.
Cette tour n’est pas une tour. C’est un complexe, un archipel. Ce centre d’art contemporain n’est pas un centre d’art contemporain. Ses promoteurs sont pleins d’idées pour changer le monde - sans le changer - mais on ne connaît aucune de ces idées ni ne les comprend. C’est un lieu de rencontre, aussi, où l’on partage régulièrement une soupe éclectique, dans laquelle des experts internationaux appointés et spécialisés dans la perpétuation de la vie mutilée viennent mettre leur grain de sel : logorrhée obscure qu’on ne peut traduire qu’en rêveries innocentes et puériles [9]. Voulez-vous remonter à la source et savoir ce que pense Maja Hoffmann ? Vous découvrez que ce sont ses compétences linguistiques qui vous empêchent précisément de la comprendre tout à fait : Maja Hoffmann, apprend-on, parle couramment le français parmi deux autres langues ; c’est la raison pour laquelle elle s’exprime de façon si hasardeuse [10]. Et ce qu’elle dit est par ailleurs si prophétique que cela échappe à l’entendement : il faut l’intervention d’exégètes aussi serviles qu’assermentés pour approcher ses visions : « Maja Hoffmann a pas mal d’avance sur l’opinion… Cette avance rend parfois difficile de comprendre ce qu’elle veut faire, parce qu’elle a une vision qui est à 20 ans, à 30 ans et qui, je pense, dépasse sa propre existence [11]. » Voilà que se vérifie une fois encore la vieille remarque selon laquelle tout ce que vous ne pouvez pas, votre argent le peut. Ici, un sujet du spectacle peut être remarqué pour sa bêtise et sa totale insignifiance au point de devenir une vedette, là, une marchande de mystères est créditée d’une intelligence hors norme parce qu’elle est milliardaire.

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Mais la tour est aussi un lieu, nous dit-on, de recherches et de production. On n’y produit – on y insiste - rien moins que l’avenir. On y travaille sur des matériaux biosourcés locaux, paille de riz, de tournesol, écorce de riz calcinée oubliant au passage de mentionner que ses recherches ont déjà été menées en d’autres lieux et laboratoires et que la technique de la paille associée à la terre a été déjà expérimentée par l’un des trois petits cochons.

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Le tout de cette affaire est d’ajouter à tout ce que nous croyons déjà encore quelque chose à croire. La pensée erratique des maîtres du monde inaugure des mystères qui réclament notre contemplation. Et les fidèles sont nombreux, et, bien sûr, toujours plus nombreux. Les réseaux sociaux, encéphalogrammes de la conscience spectaculaire, nous montrent la capacité des spectateurs à acquiescer à une version nouvelle du même mensonge selon lequel il n’y aurait de salut que dans un consentement toujours plus étroit au réel démiurgiquement produit par le capital.

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Comme les tombes se serraient contre l’église dans l’espoir de la résurrection et de la vie éternelle, les photos innombrables, les icones de la tour sur les réseaux sociaux témoignent de cette certitude naïve de participer à la résurrection d’Arles. La contemplation spectaculaire de la richesse même à laquelle est réduite la communauté des spectateurs est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, elle est l’esprit d’une époque sans esprit. La lutte contre cette contemplation est donc par ricochet la lutte contre ce monde qui la produit comme consolation toujours plus toxique.

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« L’investissement social », tel que nous le voyons se développer sur le territoire expérimental que devient Arles, donne aux riches et à leurs cercles autorité et emprise sur un territoire [12], ainsi que le pouvoir et la récompense délicieuse de faire le bien. Ce leurre à destination des spectateurs atomisés et séparés de tout pouvoir créer leur monde, relève par ailleurs d’une stratégie qui s’articule à merveille avec les présupposés et les résultats du néolibéralisme. Cet investissement se comprend dans le cadre d’une recomposition de l’action publique, rendue possible par le niveau des fortunes accumulées. Cette recomposition de l’action publique concomitante à sa décadence organisée par la ruine minutieuse de l’état dit providence, ouvre aux riches l’opportunité de s’immiscer dans la coordination des actions devenues très lacunaires des pouvoirs publics, des associations et acteurs historiques de terrain, de prescrire des règles et des priorités par le biais des appels à projets et des bourses et financements qu’ils consentent, bref de privatiser à bas bruit les techniques même de gouvernement.

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Les riches redéfinissent ainsi le monde avec une insolence et une autorités implacables qui a tout du rêve technocratique d’une société fonctionnelle et intégrée dans laquelle ceux qui sont dépossédés de tout apprennent de ceux qui les dépossèdent comment ils doivent survivre dans ce monde où ils n’ont plus de place. Et ils doivent les remercier, et, s’ils ne s’en mêlent pas, ils subiront leurs enfants au même titre que les catastrophes qu’amoncelle une économie criminelle qui a déclaré la guerre à tout ce qui est vivant.

Arles, Août 2021

[1Débat organisé par l’Arlésienne en 2017.

[2Luma Journal, n° 6, 2018

[3Quelques rappels peut-être nécessaires :
Le spectacle est le produit de l’exploitation du travail par le capital dans sa phase de domination réelle. La part extorquée revient vers le travailleur et lui fait face sous formes de marchandises concurrentes. Toute la vie des sociétés dans lesquelles s’exerce la domination réelle du capital se présente donc comme une immense accumulation de spectacles. Le spectacle n’est donc pas un décor ou un abus d’images ou encore un débordement de la sphère médiatique, c’est un rapport social entre des personnes médiatisé par des images.
Pour ce qui concerne le concept de domination réelle du capital, les lecteurs curieux pourront se référer au chapitre VI, dit inédit du Capital de Karl Marx.

[4Mais ces investisseurs deviennent en 2021, pour Maja Hoffman, si concernée par le sujet, des gens qui « grapillent », in L’Arlésienne n° 12, été 2021, p. 43

[5Luma Journal, n° 6, 2018

[6Maja Hoffmann, Lettre au Maire d’Arles du 23 septembre 2019

[7Paris-Match, 10 juin 2021

[8Débat organisé par l’Arlésienne en 2017.

[9« Situés à la croisée de l’art, du design, de la technologie, de l’engagement social et de l’écologie, les LUMA days font le lien entre le local et le global et favorisent la mise en œuvre de stratégies et de projets au travers de processus créatifs collaboratifs, afin de définir des scénarii crédibles et durables. » Luma Days 1, 2017 : Imaginer un futur pour une ville et une biorégion.

[10« Elle parle trois langues couramment, et du coup elle n’a jamais le bon mot, ce qui peut la rendre confuse. » Le Monde magazine, 2 juillet 2016, p. 35

[11Christophe Cachéra dans L’Arlésienne d’acier, Bernard George, 2019

[12Maja Hoffman n’est plus à Arles ; c’est Arles qui est chez Maja Hofmann : « L’esprit de notre projet est de faire en sorte qu’il soit un activateur du tissu artistique, culturel, écologique, social et économique d’Arles et de la Camargue, dans le delta du Rhône, en Méditerranée, à travers un échange et une connexion continue avec le monde et son évolution. » Pêché sur le site de la fondation.

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