Annonce du bordel cosmique

Au sujet de la Grande bifurcation

paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

La plupart des habitants de la planète subissent aujourd’hui la réalité de ce qui – dans un avenir prochain – pourra se voir désigné comme « le Grand confinement ».

« Les historiens considèrent volontiers que le XXe siècle débute en 1914. Sans doute expliquera-t-on demain que le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du SARS-CoV-2 » écrit Jérôme Baschet. La nécessité de déclarer l’évènement fait déjà couler de l’encre et courir des bytes. On connait très bien les vices de ceux qui font de l’emballage du temps une forme de vie. Pourtant, les signes de cette époque charnière n’ont pas attendu le Covid-19 pour nous faire comprendre que les choses changeaient à jamais. Les foyers de révolte poussaient un peu partout l’année dernière, au moment où la catastrophe écologique en acte fait remonter l’inquiétude et la résistance face au modèle productif et au mode de vie qui va avec. Le temps de la fin ne commence pas en 2020, mais ce qu’on vit en ces semaines précipite sans doute les mots et les prises de parti.

Ce qui se voit appelé, invoqué, espéré, désormais de tous bords, et qui serait de l’ordre d’un basculement politique, s’impose. A quelques-uns de ce côté du monde, pourtant, il nous prend de regarder attentivement ce qui, aux yeux de nombreux commentateurs, se dresse comme une ligne de partage inévitable. On a entendu parler de bifurcation, et de la formule qui la rend lisible : « l’économie ou la vie ». Les cas déjà usés d’une inflexion de gauche – « l’économie ou la santé  » (que D. Fassin tente de dépasser en comprenant comme ses destinataires la vie comme survie) –, nous montrent jusqu’à quel point cette « Grande bifurcation » pourrait devenir le cadre des évidences partagées d’une nouvelle gauche, point de rencontre obligé de ceux qui partageaient un certain nombre d’évidences de comment vivre et lutter de nos temps.

Du grand choix nait aussi l’ensemble d’identités et de morales militantes à venir. La vielle machine de massification est en marche, et elle demeure encore dans l’injonction fantasmatique de blocs de devenir inopérants. On se souvient bien comment mis à part celles et ceux qui voulaient faire annuler l’An Zéro sur le Plateau de Millevaches organisé par l’association La Bascule, il y avait aussi les autres, qui voyaient la possibilité de rentrer en contact avec une masse d’étudiants enthousiastes de Sciences Po, qui dans un sens seraient du bon côté, c’est-à-dire du côté de la vie. Ainsi un sentiment d’époque est coincé dans les mailles d’une écologie transitionnelle. Ce non-événement, à l’air de renaissance, reste une puissante image d’un proto-catholicisme toujours à conjurer.

Les médias se hâtent aussi de nimber ce moment d’une aura d’effets positifs (la fascinante redécouverte de la « solidarité »). Au moment où la mise au travail exigée par le capitalisme s’avère définitivement une mise au travail subjective, où chacun devrait, par ses lectures et son jogging quotidien, ne pas céder à la panique ou à l’immoralisme – ce que Boccacio rapporte des réactions collectives lors de la peste noire de 1348, c’était en effet l’alternative entre l’abandon de tous ses biens et des proches, ou bien le dévergondage et la dissolution des mœurs – toutes ces choses qu’on verrouille aujourd’hui sous couvert de remonter le moral des populations et d’assurer la « mobilisation » scolaire, économique, sanitaire et morale (« Faites des langues ! Apprenez de nouvelles recettes ! Soyez so-li-daires ! » scandent les radios nationales) –, il n’a jamais été aussi patent que l’économie psychique qu’on nous propose serait l’assomption de l’existence de cette contradiction subjective économie-vie selon une logique de double bind.

En face, ce que proposent certains articles à « vocation » politique – ce que propose Latour par exemple – dans une visée apparemment inverse mais selon une même foi en un basculement et une participation active des populations, c’est précisément le dépassement de la contradiction subjective dans un choix qui serait le juste – celui de l’opposition à l’économie néolibérale. Nous deviendrons ainsi, par nos gestes et nos choix réflexifs de consommation mis bout à bout des « interrupteurs de globalisation » (dit Latour). Et France Inter ne dit pas autre chose lorsqu’on divise la population entre ceux qui vont « prendre conscience » que l’alimentation quotidienne peut être source de force et pourront donc « changer leurs habitudes », et ceux qui (certainement trop pauvres pour comprendre) resteront malheureusement « sourds » face à ces nouvelles responsabilités qui s’imposent à nous tous pour l’après.

C’est évident, au-delà de l’enjeu mémoriel qui aura lieu après la « parenthèse Covid-19 » [1] – (où l’on pourra effacer très rapidement ces questions : que fera-t-on des morts incomptés ? Des chiffres démentiels qui ressortiront des CRA, des camps de réfugiés, des prisons, des hôpitaux psychiatriques, des EHPAD ?) –, il est évident qu’il y a déjà un enjeu prophétique dans ces semaines de confinement. A savoir : déterminer quel sera le scénario le plus probant – qui ne nous dépossèdera pas de notre capacité politique tout en étant le plus proche de nos peurs élémentaires, de manière à pouvoir déclencher une « décision ». Entendons-nous bien : l’enjeu n’est pas de déterminer ce que cette Grande bifurcation comporte de réel ou non dans notre monde – s’il existe réellement des lieux où l’on aurait choisi « la vie » plutôt que l’économie, mais il est plutôt de saisir la politique que de nombreux articles ne cessent de relayer : l’important dans ces appels qui essaiment dans la presse (amie ou non), c’est qu’ils proposent la possibilité présente de se convertir. Parler de cette coïncidence entre textes ne veut pas dire les confondre. On peut reconnaître la force performative de l’injonction à choisir maintenant entre la vie et l’économie, pourtant cette image du point de croisement devrait être déplacée pour ne pas se fondre dans la mer du nouveau champ salutaire – au moment où ce qui se joue doit se construire dans une autre forme du temps.

* * *

Comment accéder à cette nouvelle temporalité ? Loin de croire qu’on est devant une alternative qui pourrait nous absoudre et nous confirmer dans notre bon droit à exercer la résistance, on doit se demander où sont nos luttes aujourd’hui, dans le sillage de l’économie, et confinés loin des nôtres (ou proches, mais en se tenant à une distance « raisonnable »…). Comment organisons-nous cette vie-de-fin-du-monde ? Comment inventerons-nous des manières de contrer ce qui se profile dans le « Déconfinement » ? Nous sommes quotidiennement ramenés au même point – point de non-retour ouvert désormais. Maintenant, il n’y a du salut que l’occasion – comme chute ou précipitation. Occasion donc d’être enfin ce à quoi nous ne nous préparions que trop – tout en ne nous y préparant pas. Esclaves comme non-esclaves. Libres comme non-libres. Jamais nous n’aurons pu ressentir aussi profondément cet état paradoxal dont nous parle Saint Paul. Tous les possibles ouverts au moment où tout semble impossible. Quelle durée ouvrons-nous, quand l’opposition à l’Empire pourrait se réduire très vite au champ des hérésies face à une nouvelle Église universelle ? Alors que lorsque le monde entier est en attente, le bonheur et le malheur que les points de suspension nous provoquent, cessent d’être contradictoires.

Il n’est pas contradictoire non plus que le point de non-retour sur lequel on se trouve, soit aussi un point de retour. L’élasticité de ce temps est fini, et la contraction confronte la fin et le commencement. On quitte la ville car l’exode est maintenant un revenir. Fin et commencement sont un peu partout. C’est en ce sens qu’il faut décliner notre temps spatialement. La grande bifurcation ne peut pas se substituer aux seuils multiples qui pourront séparer et rassembler. Nous voilà devant un nouveau bordel cosmique. Que d’intersections de lignes de désir. Des nouvelles langues, des nouveaux mots, sans traduction possible.

Demeurant au lac, quelques confineurs.

[1Quasiment plus personne ne s’illusionnera devant cette blague que constitue l’idée-même de parenthèse, le déconfinement promettant d’être en continuité parfaite avec « l’expérience » du confinement.

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