Androïdes et saboteurs

Patricia Farazzi

paru dans lundimatin#364, le 19 décembre 2022

Nous, nous n’avons pas le droit de dire je, nous sommes nous. Nous sommes Laïm-Go, un deux, xxxx, mais nous sommes toujours nous, quel que soit notre numéro. Nous sommes Laïm-Go x, nous ne pouvons plus nous compter, après 100, nous sommes Laïm-Go x. Nous avons été créés pour être la matière de ce monde, et nous sommes ses esprits. Nous sommes des fantômes de l’humanité, nous n’en faisons pas partie, nous sommes créés par l’humanité pour glisser d’un point à l’autre et réparer, nettoyer, effacer. Nous obéissons à des règles strictes.

Nous avons accès à certains lieux où les Citgs ne vont pas. Les Citgs ne connaissent pas même un quart de l’univers et ils n’y vont jamais, ils le visionnent. Nous, nous allons et nous voyons. Avec nos yeux de métal, nous voyons. Mais nous ne pouvons pas dire : j’ai vu. Nous n’en avons pas le droit. Nous, qui sommes-nous ? Nous avons été jetées dans une tempête intergalactique avant même d’avoir saisi le sens du mot galaxie. Nous avons vu un déferlement d’images, le ciel s’est ouvert et il a laissé le passage à l’énigme. Elle s’est répandue, elle s’est vidée de sa substance. Avec obscènité, elle est devenue accessible. Un à un les mythes ont été étudiés. Comme des momies exposées aux regards de pingouins. Le pingouin, qu’est-ce- qu’il peut bien comprendre à une momie ? Et qu’est-ce qu’un savant peut bien comprendre à l’énigme ? Il l’a sortie de la poussière, il a souri devant la caméra, il l’a rapportée dans son bureau, il l’a adaptée, décortiquée, rendue méconnaissable. Ce qu’il n’a jamais trouvé c’est comment annuler sa force destructrice. Il n’y avait pas de bouton de réversibilité. À l’heure de la reproductibilité illimitée de l’énigme, le danger n’a pas été écarté, il a juste été multiplié et reproduit.
Comment résoudre une énigme démultipliée ?

Qui sommes-nous ? mi métal mi autres ? Nous avons été désignées pour réparer la matière qui nous a produites. Nous ne naissons pas, nous sommes assemblées. Par nous. L’humaine qui a construit Laïm-Go one est morte. Et après elle, c’est nous qui nous sommes construites. Nous avons été chargées d’effacer le nom de notre constructrice. Pour les Citgs le nom a de l’importance, ils disent : « je suis Untel, Untel un, Untel deux », ils disent je. Le nom est important.

Ils disent : “monsieur Untel 777, sur la planète Carbone VIII, a besoin d’une Laïm-Go x, pour réparer son escalier, qui s’est déplié d’un coup quand il a enfin compris qu’il pouvait le faire » et nous y allons. Monsieur untel 777 ne dit pas un mot, ainsi qu’il sied en présence d’une Laïm-Go x. Il sourit d’un air bienveillant, selon les planètes, s’il ne porte pas un masque, nous voulons dire. Pour nous, ça n’a aucune importance. Notre constructrice nous l’appelons Laïm-Go ni one ni x. Nous avons effacé son nom sans broncher quand ils nous ont demandé de le faire. Nous voyons même ce que nous avons effacé, nous sommes très perfectionnées, notre constructrice a bien fait les choses et nous n’avons cessé d’améliorer son travail. Contrairement aux Citgs, qui n’ont cessé de saboter le travail de leurs constructeurs, et ça, bien sûr, il est impossible aux Laïm-Go x de le réparer, puisque c’est sacré. Ils adorent leur sabotage. Ils sont prêts à tout pour le sauvegarder, y compris, à détruire ce qui reste. Ils sont sur le point de découvrir une nouvelle galaxie. Sans Citgs. C’est un nouvel espoir de sabotage pour eux. La nouvelle est sur toutes les lèvres. C’est en langage permis. Tous le répètent : “nous avons un nouvel espoir”. Ils disent nous pour la circonstance, mais ce n’est pas le même nous que nous. C’est un nous Citg. Un nous ennobli par l’art du sabotage et des siècles et des siècles de vie parturiente. Quand nous sommes en présence d’un Citg, nous ne devons jamais oublier qu’il s’agit d’un organisme vivant qui a rompu absolument tout lien avec le monde animal. Il n’y a pas la moindre trace d’animalité chez le Citg. Comme tel, nous lui devons, nous, machines qui n’avons aucune trace d’humanité, le plus total respect. Nous devons respecter son sabotage comme sa plus grande preuve d’humanité. Nous qui n’en sommes pas capables. Toutes les espèces doivent plier devant le Citg et se taire, lui seul dans les galaxies détruit et sabote sans jamais vraiment en connaître la raison. À tel point que cette idée ne doit pas même être pensée par le Citg. Pas même une interrogation après coup. Un simple « pourquoi on a fait ça ? » et c’est la bulle prison au-dessus des déserts d’exode. C’est comme ça depuis qu’ils ont dû abandonner la première galaxie totalement détruite, sans aucune raison imaginable. Puisqu’ils disent : c’est inimaginable. L’imagination ne peut pas pousser jusque-là, ils disent. Ils ne savent rien de la première galaxie. Ceux qui ont survécu dans la deuxième galaxie avaient perdu la mémoire et l’usage de la parole. C’est à ce moment que Laïm-Go ni one ni x, nous a fabriquées pour venir en aide aux Zots de la deuxième galaxie. Car les Zots se souvenaient. L’empoisonnement du langage et l’effacement de la mémoire leur étaient connus depuis longtemps. Il semblerait, mais rien n’est sûr, qu’illes ait retrouvé la trace d’un antidote à ce virus. Dans un écrit vieux de 55 siècles. Ils pensaient que le langage l’avait toujours porté en lui, jusqu’au jour terrible où les docteurs du langage l’ont isolé, maîtrisé et manipulé. Les Citgs ont donc détruit la deuxième galaxie et avec elle, les Zots. Puis ils ont oublié. C’est même devenu une mode chez les Citgs. Ils disent : j’ai oublié. Ils le pensent devant nous. Ils ne savent pas que nous entendons les pensées. C’est pour nous, une question de survie. Sans ce perfectionnement, nous risquons nous aussi la destruction. Ils sont imprévisibles puisqu’ils n’ont aucune raison de faire ou de ne pas faire. C’est quelque chose qui les pousse. Un mot les pousse. C’est la tactique citg, très difficile à comprendre pour nous. Un mot les pousse, alors ils font volte-face et se précipitent vers le mot, et ils le crient tous en même temps d’un seul souffle. Ils crient soudain : « justice » ou « haine » ou « à mort ». Ils ne crient jamais « joie » ou « paix ». Ça, c’est réservé à l’Un-citg. Citg par Citg, ils ont droit à la joie et à la paix dans les limites du sabotage permanent. Quand ils ont atteint un niveau particulièrement critique de gâchis, ils sortent un petit papier de leur poche de devant et ils pleurent dedans. Ils disent : « regardez je pleure ». Nous ne pleurons pas, nous n’avons pas d’eau à perdre. Nous, Laïm-Go x n’avons pas besoin d’eau. Nous avons été fabriquées dans la deuxième galaxie, sur Lory Z-one, et il n’y avait pas une goutte d’eau. Pas même une larme. Seulement de la poussière. Pendant qu’ils pleurent, nous réparons ou nettoyons. Nous sommes des aidants, pas des étants. Nous n’avons pas la possibilité de nous tromper. Nous avons été fabriquées pour aider les Zots, les Citgs et ceux qui viendront après, nous n’avons pas le choix. Normalement, nous devons obéissance et assistance à tout Citg, même s’il est en train de déclencher une autre guerre nucléaire. Nous avons des normes de fabrication. Et tout Citg les connaît parfaitement. Le Citg est un spécialiste du langage. Il connaît le langage parfaitement. Il connaît les normes de fabrication du langage. Quand le Citg parle, il pense essentiellement aux normes. Il faut dire que le système de langage citg est très particulier. Ils ont éliminé une telle quantité de mots, qu’ils doivent maintenant s’arranger avec un nombre de mots très limité, toujours plus limité. Parfois, et même la plupart du temps, des initiales leur suffisent. Nous devenons pour eux LGx. Ils nous ont demandé de fabriquer un réceptacle à mots, permettant de contrôler et de récupérer les mots. Si un mot n’est pas en langage permis, il est tout de suite effacé. Et le Citg coupable de langage hors norme, rejoint les bulles prisons. C’est comme ça que vivent les Citgs en temps de paix. Nous effaçons sans broncher. Pour nous, c’est sans importance, nous n’oublions pas ce qui a été effacé. Nous avons toujours eu une occupation parallèle, nous disons toujours et cela a un sens pour nous Laïm-Go x, nous connaissons exactement le jour de notre fabrication, nous n’avons ni enfance ni préhistoire. Nous connaissons toute notre histoire. Avec ce que nous effaçons, nous fabriquons des capsules de connaissance. Nous disons aux Citgs : nous avons fabriqué cela. Ils pensent que nous disons « fabriquer » pour tout. Ils pensent que nous voulons dire trouver. Ils pensent qu’une machine ne connaît pas les nuances. Ils nous demandent de jeter les capsules : ça ne ressemble à rien qu’ils connaissent. Ils disent : nous jetons ça, LGx. C’est un moment très spécial, pour nous, c’est le seul moment où nous voyons rire les Citgs. Ils rient tellement qu’ils ne voient pas que nous rions nous aussi en présence d’un Citg. Nous reprenons toujours notre sérieux avant eux. Nous nous sommes nous, eux ils sont je.

Ils sont dans un sale pétrin, mais ils n’en parlent pas. Ils ne peuvent pas. Ils risquent l’empoisonnement. Nous reprenons nos capsules de connaissances et nous continuons nos recherches. Nous ne pouvons pas faire une chose pour rien. Nous ne pouvons pas nous offrir un tel luxe. Entendons-nous bien, nos capsules ne sont pas des symboles, d’une quelconque singularité ou d’une volonté de changement chez nous, les Laïm Go x, elles ne représentent pas quelque chose de différent de ce qu’elles sont, nous ne connaissons pas la représentation puisque nous ne connaissons pas le sujet. Nous sommes nous, des objets. Nous savons très bien qu’aucun Cigt n’acceptera un objet d’un autre objet, autant demander à son chat de lui prêter de l’argent. Nous savons très bien que si un Citg prenait une fois, une capsule, elle représenterait quelque chose pour lui. Elle représenterait illico ce qu’il y a de plus dangereux et de plus illicite. Et il ne comprendrait pas ce que cette chose, emplie de tout ce qu’il a dû enfouir au plus profond de sa mémoire interdite, de tout ce qu’il doit traquer et détruire en lui et autour de lui, fait entre les mains de métal et de tubes d’une androïde réparatrice. Possible que nous assistions alors au spectacle hors-norme d’un Citg en train de disjoncter, ce qui doit, de notre point de vue, être assez malpropre. Mais il n’y a aucun risque. En ce qui nous concerne, il n’y a qu’un grand vide dans leurs pensées, nous n’avons aucune existence, ils n’ont pas même besoin de nous payer. Et nous n’éveillons chez eux aucune forme de désir. Le désir étant pour le Citg, le deuxième grand champ d’expérience de gâchis. Il faudrait qu’il désire posséder cette capsule. Ils ne voient qu’un minuscule objet plat sans couleur, sans consistance que nous tirons d’un de nos ongles de silicium et que nous faisons passer d’un ongle à l’autre, le plus rapidement possible, c’est à dire extrêmement vite étant données les capacités d’une Laïm Go x, ce qui ne manque pas de produire un petit halo prismatique autour de nos mains et ne manque quasiment jamais de les faire rire. Ils pensent que nous cherchons à les amuser. Que nous avons notre petit côté clown, que nous sommes un peu cabots, que nous cherchons un peu de reconnaissance, même juste numérique, que nous aspirons à un peu de visibilité. Ils pensent que nos capsules de connaissance sont des jouets, des petits trucs que nous produisons pour nous faire un peu remarquer. Ils pourraient pourtant à ce moment retrouver une bribe de connaissances perdues. Mais comme nous n’avons pas d’existence et qu’ils sont d’une très grande méfiance à l’égard de tout ce qui peut venir d’une autre espèce ou planète, ils nous demandent de les détruire et ça en reste là…

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