Amnesty International, les droits de l’homme et la contre-insurrection

paru dans lundimatin#257, le 6 octobre 2020

« Aussi sûrement que nos diplomates et nos militaires, les ONG américaines sont dehors, engagées et se sacrifiant sur le front de la liberté. Les ONG sont un tel multiplicateur de force pour nous, une part très importante de notre équipe de combat ».

Colin Powell (2001)

Le 29 septembre 2020, Amnesty International a publié son dernier rapport, intitulé Arrêtés pour avoir manifesté. La loi comme arme de répression des manifestants pacifiques en France. Comme d’habitude, les conclusions du rapport seront reprises par les grands médias nationaux sans aucune distance critique – s’ils en étaient capables, cela se saurait. Comme d’habitude, ce rapport confortera « la gauche » et « les humanistes » : « on vous avait bien dit qu’il y avait un problème dans ce pays ».

Comme d’habitude, l’autorité morale, quasi-sacerdotale des organisations de défense des droits de l’homme se suffira à elle-même. Personne ne lira le rapport, mais tout le monde s’émouvra : « si Amnesty dit qu’il y a un problème, alors ça doit être sérieux ».

Mais pour quiconque ne considère pas la politique comme une simple sphère de discussion, pour quiconque « agir politiquement » ne se résume pas à exprimer son opinion mais précisément à agir – bref, pour quiconque prend la politique et le monde dans lequel nous vivons au sérieux, ce rapport apparaît tout de suite extrêmement problématique. Et cela dès le sous-titre : « la loi » est une « arme de répression des manifestants pacifiques », dit l’organisation de défense des droits de l’homme. La critique que formule le rapport, c’est donc que « la loi » est utilisée comme une arme de répression de ceux qui, dans l’espace public, ne font que parler, s’exprimer, faire part de leur opinion, en marchant si le cœur leur en dit – les inoffensifs, en somme. Et comment pourrait-on justifier que l’appareil d’État s’abatte sur de telles personnes qui, précisément, n’ont rien fait sinon s’exprimer ? Les opinions de ces manifestants pacifiques ne devraient-elles pas donner lieu à un débat d’idées plutôt qu’à un déluge de GLI-F4 et de coups de tonfa ?

Dès le sous-titre, donc, point à l’horizon le premier principe de toute stratégie contre-insurrectionnelle, qui se résume par la fameuse formule « diviser pour mieux régner ». Face à l’insurrection, le pouvoir se hâte de diviser l’attroupement en deux camps : les « bons manifestants », soit ceux qui s’expriment pacifiquement, de bonne foi, dans le respect de la loi, de la démocratie et des institutions, et les « mauvais manifestants », soit ceux qui ont choisi de se charger par eux-mêmes de façonner le monde dans lequel ils souhaitent vivre.

Dans la Synthèse, le rapport nous le donne en mille : « ce rapport ne porte pas sur les arrestations et poursuites à l’encontre de personnes soupçonnées d’avoir commis des violences, mais sur les milliers de manifestant·e·s placé·e·s en garde à vue et poursuivi·e·s » pour avoir simplement exprimé leur opinion. Plus précisément, le rapport se penche sur « trois domaines dans lesquels les autorités françaises ont restreint de manière injustifiée et disproportionnée le droit à la liberté de réunion pacifique entre 2018 et 2020 », à savoir

i) l’arrestation et la poursuite de « centaines de manifestant·e·s pour des actes protégés par le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté de réunion pacifique  », notamment sur le fondement de l’infraction d’outrage à l’encontre de personne dépositaire de l’autorité publique, alors même que les autorités « leur reprochaient souvent simplement d’avoir exprimé des critiques, un acte qui relève de l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression » ;

ii) l’arrestation et la poursuite de manifestants sur le fondement de la « participation à un groupement en vue de la préparation de violences », alors même – point important – qu’aucun élément « ne permett[ait] raisonnablement penser qu’ils avaient participé à la préparation de violences  » (ils s’étaient simplement protégés du gaz lacrymogène avec des lunettes de natation, des casques ou des masques) ; et

iii) en restreignant indûment « le droit à la liberté de réunion pacifique de certaines personnes en amont des manifestations en leur imposant des obligations de contrôle judiciaire dans l’attente de leur procès, qui leur interdisait de manifester ou qui limitait leur droit de circuler librement » (pp. 5-6).

Nous voyons donc que ce qui révolte nos curés, c’est que « la loi » ait été utilisée comme « arme de répression » contre des personnes qui souhaitaient simplement exprimer leurs opinions dans l’espace public. Autrement dit, contre des personnes qui se sont simplement conformées à ce que l’État voudrait que l’espace public soit : un espace de discussion et surtout pas un espace d’action transformatrice – pour cela, il y a le vote.

Mais alors, qu’en est-il du sort réservé aux autres, aux manifestants qui ne rentrent pas dans la définition du « manifestant pacifique » d’Amnesty International ? Car il va sans dire que la répression s’est aussi abattue sur eux – et dans des proportions incommensurables avec les cas du panel faisant l’objet du rapport. Face à cette question, Amnesty a deux choix : soit l’organisation se contente de définir positivement le « manifestant pacifique » comme celui-qui-ne-fait-que-s’exprimer et de montrer comment la répression s’est abattue sur lui, et ne dit rien de son « Autre », le « manifestant non-pacifique », celui qui agit effectivement dans le monde ; soit elle traite du comportement du « manifestant non-pacifique », mais dans ce cas, encore faut-il déterminer sur quel mode on en parle.

Eh bien quant au « manifestant non-pacifique », l’organisation aurait mieux fait de se taire, tant ce qu’elle dit fait peur à lire. D’abord, sur un mode se voulant purement descriptif des évènements (le passage est tiré d’une partie du rapport sur le « contexte »), l’organisation dit ceci :

« Certaines personnes ont perpétré des actes de violence graves dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes. Elles ont dégradé des biens, notamment des locaux commerciaux, et agressé des agents des forces de l’ordre. Le ministère de l’Intérieur a fait état de 1 944 blessés parmi les forces de l’ordre. Les autorités ont souvent affirmé que ces violences étaient commises par des ’Black blocs’ ou des ’casseurs’, le terme utilisé par les autorités, les médias et le grand public pour désigner les personnes qui commettent des actes de violence lors des manifestations. Le Parlement, par exemple, dans sa proposition de loi relative à la protection de l’ordre public, a fait référence à la présence récurrente de Black blocs dans les manifestations des Gilets jaunes (...) » (p. 6).

Amnesty International aura au moins la décence de mettre des guillemets à « casseurs », laissant ainsi supposer que l’organisation ne reprend pas à son compte la construction délirante de l’appareil policier. Mais la décence s’arrête ici, tellement rien ne va dans ce passage. Tout d’abord, l’accusation de « violences graves ». On aimerait qu’Amnesty nous éclaire sur trois points : premièrement, qu’est-ce qui définit une « violence grave », si ce n’est la complexion affective de l’observateur ? Deuxièmement, qui est Amnesty International pour se permettre de qualifier le comportement de manifestants de « graves » ? Et enfin : qui leur a demandé leur avis ? Et en quoi est-ce pertinent pour leur rapport, qui porte précisément sur autre chose ? Nous pouvons supposer que les auteurs du rapport sont suffisamment subtils pour savoir que cette qualification n’a aucun intérêt juridique, ni même aucun intérêt tout court. En vérité, c’est vers sa fonction stratégique qu’il faut se tourner pour la comprendre. Il s’agit uniquement pour Amnesty International de signifier quelque chose à l’État, que l’on pourrait formuler comme suit : « nous condamnons ’la violence’ comme ’mode d’action politique’ dans un ’régime démocratique’ ; il est vrai que nous critiquons l’action de votre appareil répressif dans notre rapport mais quant à ’la violence’, nous sommes à vos côtés. Par conséquent, pourriez-vous réagir à notre rapport s’il vous plaît et éventuellement nous associer aux prochaines réflexions sur la réforme de la doctrine du maintien de l’ordre ? ».

En vérité, tout le passage se lit au travers de cette fonction stratégique. Il s’agit uniquement de jeter l’opprobre sur les « mauvais manifestants » afin de signifier à l’État que, considérant que nous vivons dans une « démocratie », Amnesty se place du côté de l’ordre et de la sécurité, dans une position qui demeurera « respectable » aux yeux des autorités. On entend déjà nos curés dire bien fort, avec la certitude de celui qui vit si peu, que « en démocratie, on se combat par la parole, pas avec les poings ». Et suivant cette définition, les manifestants « non-pacifiques » ne sont pas démocratiques, justement : pour Amnesty, ils auraient « dégradé des biens » et notamment des « locaux commerciaux » – on voit immédiatement l’épicerie du coin en flammes, l’image est forte – et puis « agressé des forces de l’ordre », c’est-à-dire les forces de la République, celles qui font tenir notre démocratie contre le totalitarisme et nous défendent contre le terrorisme islamiste, imaginez-vous ! Et puis, cerise sur le gâteau, nos curés reprennent religieusement les chiffres du Ministère de l’Intérieur sur le nombre de blessés dans les rangs de la police, alors qu’il est de notoriété publique que ces chiffres sont bidons, volontairement gonflés par les syndicats en connivence avec la hiérarchie au motif (pour les syndicats) de mettre la pression sur la hiérarchie afin de demander « plus de moyens » et (pour la hiérarchie) de justifier une répression encore plus violente des manifestants.

Première conclusion, donc : dans la droite ligne de la pensée contre-insurrectionnelle, Amnesty sépare les « bons » et les « mauvais » manifestants, ceux qui se contentent de chanter des slogans en piétinant et ceux pour qui l’insurrection est une nécessité vitale. Amnesty International défend les premiers face à l’État, et se place du côté de l’ordre stato-sécuritaire quant aux seconds. Dans une situation insurrectionnelle, il n’y a donc rien à attendre d’Amnesty International. La barricade n’a que deux côtés, et nous savons lequel est le leur.

Mais ce n’est pas tout. L’organisation de défense des droits de l’homme dit aussi ceci :

« Prévenir les infractions violentes et traduire en justice les personnes soupçonnées de recourir à la violence lors des manifestations sont des objectifs légitimes, qui peuvent justifier des restrictions au droit à la liberté de réunion pacifique » (p. 5).

Pour le dire plus crûment : les insurgés rencontreront logiquement la matraque, la sentence du juge puis la prison, et cela, pour Amnesty, c’est « légitime ». Mais soyons justes. Alors que la position de l’organisation citée plus haut résultait d’une décision proprement politique de prendre parti contre celles et ceux qui ne se contentent pas de s’indigner et pour l’ordre stato-sécuritaire face à l’insurrection, cette position-ci se fonde uniquement sur des considérations juridiques. En effet, l’organisation ne fait que reprendre l’état du droit positif : il est possible pour l’État de porter atteinte à la liberté de manifester (et à la liberté d’expression, de réunion, d’association, de circulation et bien d’autres) pourvu que cette atteinte soit prévue par la loi, qu’elle soit nécessaire à la poursuite d’un objectif légitime (le maintien de l’ordre en est un) et proportionnée par rapport aux circonstances de fait. Ce qui est problématique dans ce passage, ce n’est donc pas tant les choix de l’organisation que le régime juridique des droits de l’homme lui-même.

Car il faut arrêter de se raconter des histoires – et cela vaut tout particulièrement pour les juristes et les militants spécialisés dans les droits de l’homme qui croient religieusement dans le potentiel anti-autoritaire de ce régime juridique : les droits de l’homme ne sont pas un régime juridique dont l’objet est de protéger l’individu face au pouvoir d’État. En tous cas, ils ne sont pas que cela. Les juristes et les militants spécialisés dans les droits de l’homme définissent souvent cette branche du droit comme « un régime juridique reconnaissant des droits au profit de l’individu et des obligations corrélatives à la charge de l’État de respecter, protéger et garantir ces droits ». Ils ajoutent volontiers que ce qui est au centre des droits de l’homme, c’est la volonté de protéger la « dignité humaine ».

Cependant, comme le dit un spécialiste peu suspect de velléités révolutionnaires mais très au clair sur ce que sont réellement les droits de l’homme, « [l]e régime d’un droit est (...) en même temps et symétriquement, le régime des atteintes à ce droit, la réglementation des atteintes que l’État peut porter aux droits (...) ». En d’autres termes, les droits de l’homme sont profondément et structurellement ambivalents : ils protègent bel et bien « l’individu » contre « l’État », mais ils autorisent également « l’État » à porter atteinte aux droits de « l’individu » lorsque le bon ordre social menace de se déliter, en limitant les droits, en les suspendant ou en y dérogeant. Les gouvernants ne sont pas stupides. Jamais ils ne s’engageront à respecter l’ensemble des droits – et surtout pas le droit de manifester – en toutes circonstances  ; ils ont donc assorti les droits de l’homme d’un régime d’autorisation d’atteintes aux droits, afin de permettre à « la démocratie » de se défendre contre ses « ennemis » – c’est la doctrine, héritée de Carl Schmitt par Karl Loewenstein, de la « démocratie combative », qui permit aux démocraties libérales dans l’Europe des années 1950-1960 d’écraser communistes, anarchistes et néonazis. Et la prévention de l’insurrection est l’exemple par excellence du fondement légitime permettant de porter atteinte à de nombreux droits – c’est-à-dire, plus prosaïquement : de déchaîner la violence d’État sur les insurgés. Définir les droits de l’homme au travers de la protection de la « dignité humaine », c’est donc dire la moitié de la vérité. Le régime juridique des droits de l’homme intègre l’ensemble des moyens nécessaires pour priver de liberté les ennemis de l’ordre démocratique – c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, les ennemis de l’ordre existant.

Étrangement, ce sont sans doute les juges de la Cour européenne des droits de l’homme qui sont le plus au clair sur ce point. Un ancien président de la Cour de Strasbourg peut ainsi dire ceci :

« Alors que la promotion de la paix internationale est désormais partagée au niveau transnational avec d’autres institutions (...), la fonction et la rationalité fondamentales de [la Convention européenne des droits de l’homme] continue d’être la défense de l’identité et de l’intégrité des systèmes politiques, constitutionnels et juridiques des démocraties européennes au travers du langage et du médium des droits de l’homme, plutôt que de bénéficier aux requérants individuels per se ».

L’objet premier des droits de l’homme n’est donc pas de protéger la dignité humaine. Il est de protéger l’ordre démocratique, ou pour reprendre les termes d’un délégué britannique lors de la rédaction de la Convention européenne des droits de l’homme, le régime juridique des droits de l’homme est « un moyen de renforcer la résistance dans tous nos pays contre les tentatives insidieuses de saper notre mode de vie démocratique, et ainsi de donner à l’Europe occidentale entière une plus grande stabilité politique ». On comprend aisément pourquoi ce qui est au centre du régime juridique des droits de l’homme, ce ne sont pas les droits subjectifs eux-mêmes, mais l’ordre démocratique : dans la pensée libérale, l’ordre démocratique est la condition de possibilité des libertés individuelles. Avant toute discussion sur les libertés individuelles, il est nécessaire d’établir un espace sécurisé, pacifié dans lequel ces libertés puissent exister. Et on ne pacifie pas un espace social en respectant l’autonomie individuelle et la « dignité humaine » ; on le fait dans le sang – en gazant, mutilant, frappant, asphyxiant, emprisonnant, tuant, etc. Bref, comme le montre très bien Mark Neocleous, l’idée selon laquelle « liberté » et « sécurité » se trouveraient sur le même plan de sorte qu’il suffirait d’établir un « équilibre » entre les deux est analytiquement fausse [1]. La sécurité, c’est-à-dire la fabrication dans le sang, la répression et la peur d’un espace social pacifié est toujours première. Les libertés viendront plus tard, et seulement pour autant que le pays se tient sage.

Par conséquent, pour celles et ceux qui prennent la sphère politique et le monde dans lequel nous vivons au sérieux, c’est-à-dire celles et ceux pour qui la politique n’est pas une longue logorrhée sans fin mais l’espace dans lequel nous construisons le monde dans lequel nous voulons vivre – quitte à détruire celui-ci s’il nous barre la route –, il n’y a rien à attendre ni des droits de l’homme, ni des ONG qui les défendent. Ils font partie, pour reprendre les mots de cette bonne vieille raclure de Colin Powell – qui, pour le coup, vit juste –, de « l’équipe de combat » de l’appareil stato-sécuritaire des États dits « démocratiques ». À la limite, qu’Amnesty International cherche à faire advenir sa « vision (...) d’un monde où chacun et chacune peut se prévaloir de tous les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme  », soit. Cette « vision », aussi médiocre politiquement soit-elle, est inoffensive. Mais par pitié, qu’Amnesty se garde de parler de celles et ceux qui prennent notre époque au sérieux. Personne ne leur a rien demandé.

Arska

[1Mark Neocleous, A Critique of Security, Edinburgh University Press, 2008

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