« Alors ici, c’est bonheur ! »

Valence : des gilets jaunes en prison après une bousculade avec des policiers en civil

paru dans lundimatin#172, le 3 janvier 2019

Acte IV, 8 décembre, les gilets jaunes bloquent l’accès au centre commercial des Couleurs à Valence. Les sommations des CRS lancées, on entend qu’un manifestant se fait agresser non loin. Des gilets jaunes accourent et tentent de repousser deux hommes véhéments, pour certains avec coups de pied. L’attroupement dure quelques secondes avant de se disperser. Quatre personnes seront interpellées dans l’après-midi dans la ville, et feront 12 jours de détention provisoire.

Maria, Tom, Dylan et Stéphane sont inculpés sous le chef de « violences en réunion sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Car, pas de chance, il s’agissait de deux policiers en civil, dont le directeur départemental de la police. Mercredi 26 décembre, devant le tribunal de Valence ceux-ci affirment qu’ils portaient un brassard « Police » pour être identifiables. Pourtant sur la vidéo on voit de banals pulls à capuche, avec des manches nues. Ce n’est que l’espace d’un instant, où le dos d’un bras apparaît, que surgit une petite tâche orange. Dans la cohue celui-ci dégaine son arme, ce qui ne sera pas suffisamment visible pour être dissuasif. Pour le procureur Binet, c’est bien le signe que ce sont des « bouffeurs de flics qui n’ont peur de rien ». Le ton est donné.

Le marché aux preuves

Le seul policier présent à l’audience, aujourd’hui en uniforme, explique que leur intervention musclée visait un individu « recherché pour des violences sur la police », qui s’échappera au milieu de l’attroupement. Pour le tribunal cela reflète la violence du contexte. Pourtant le dossier ignore sciemment que cet « individu dangereux » sera arrêté quelques heures plus tard puis libéré avec un simple rappel à la loi.

Reconnaissant qu’ils ont commis une erreur tactique dans cette interpellation isolée et en civils, le policier admet à demi-mot qu’au milieu de la scène il y a un autre collègue en civil – qui ne fait rien pour calmer la situation ou aider les policiers. Ca ne chiffonne personne, et le président s’empresse d’ironiser sur la défense des prévenus. Depuis son piédestal il ouvre les débats à sa manière : « Alors expliquez-nous ! C’est comme ça que vous faites cesser la violence, en balançant des coups...?! » Plus tard il se passionnera pour les « équipements » et autre « matériel » que certains prévenus avaient : protections respiratoire ou masque de ski « Ah ben oui, c’est la saison ! »

L’audience se poursuit sans questions à la police et avec des commentaires acides du président interrompant les accusés, bientôt suivis par ceux du procureur. Un ancien flic témoigne par écrit : ces agents « ne portaient aucun brassard, ne disaient pas leur statut. Quand je leur ai demandé de se signaler et de donner leur matricule j’ai été frappé et j’ai pris une décharge de taser. » Cela n’amènera pas plus de question du président et du procureur, tout juste un commentaire de l’avocate de la partie civile : « un témoignage fantaisiste ! »

« Une meute déchaînée » : quelques coups et un bonnet enlevé

Sur la vidéo, pièce maîtresse du dossier, la majorité des gilets jaunes temporise et n’a aucun geste agressif envers les civils. Les prévenus affirment qu’ils ont en tête les agressions qu’ont pu vivre des gilets jaunes et veulent défendre les agressés. Trois d’entre eux insistent : ils ne savaient pas que c’étaient des policiers, jusqu’au moment où ils voient leur arme et alors s’en vont. Le quatrième, ancien pompier, les identifie plus vite et s’interpose pacifiquement, jusqu’au moment où il prend des coups du policier et y répond.

A Maria on reproche d’avoir retiré un bonnet – celui du chef de la police… « C’est un trophée pour montrer aux copains ! Un bonnet de flic ! Elle chope le trophée, j’vous l’dit ! » Un trophée qui restera par terre... On ne parviendra pas à tenir le compte du nombre de fois que le tribunal a prononcé le mot trophée dans la séance. Le président est manifestement sur la même longueur d’onde, mais Binet voudrait éviter qu’il y ait la moindre relaxe, alors il ajoute : « prendre un bonnet, c’est une violence ! » Et pour assurer le coup il lui reproche un coup de pied invisible à la vidéo et que ne confirme pas le policier présent. Méthode Binet : « On ne le voit pas, mais oui, c’est sûr, elle porte un coup ! »

Devant les images de coup de pied donné par un accusé, le président lance avec un lourd sous-entendu : « Eh ben tout ça nous en rappelle, des scènes de violence... » Maître Kempf, avocat d’un prévenu : « Quelles scènes M. le président ? – Oh aucune… – Vous en avez peut-être une en tête ? – Non, non, c’était en général, très général… »

La partie civile démarre sa plaidoirie par une phrase sur l’apaisement nécessaire, sur la sagesse du commissaire qui « n’a pas de haine pour les quatre ». Dès la phrase suivante, ça change de régime : « Ce dossier est violent. La violence transpire ! Elle est dense. Une déferlante, une vague de haine ! Ils sont entourés par une meute, une meute déchaînée qui voulait casser du flic ! » Elle conclut sur la description des hématomes et rougeurs, dont la taille est minutieusement précisée (15 et 20 cm², soit 3x5 et 4x5cm) et qui ont entraîné deux jours d’ITT pour l’un et trois jours pour l’autre policier.

Bientôt le point Godwin

Ce tour de chauffe fini, le procureur sent son heure venue. Il descend pompeusement de son promontoire au milieu de la salle : « vous me le permettrez ! » et axe son réquisitoire sur le climat national : « Avec le mouvement des gilets jaunes on a des gens qui viennent foutre le bordel, bouffer du flic ! Alors ici c’est bonheur ! » Les effets de manche et les hausses de ton ne lui suffisent pas. « Ce sont des bouffeurs de flics. Ils viennent pour en découdre ! » Les formules délicates non plus, alors pour dramatiser davantage il commet un rapprochement avec des violences commises sur des policiers en uniforme, avec jet de projectiles, à Paris quinze jours plus tard. Mais ce n’est toujours pas assez : Dominique Binet en vient à nommer des actes antisémites chez les gilets jaunes. Bien sûr qu’il « ne faut pas tout mélanger », mais il faut dénoncer « toutes les violences ». Les vies des gilets jaunes morts et amputés pendant ce mouvement n’apparaitront, elles, à aucun moment, sinon dans la bouche des prévenus.
« On ne le voit pas, mais oui, c’est sûr, elle porte un coup ! »

Face à ce duo du président et du procureur, les avocats et les prévenus jouent serrés . Pas d’envolées générales, dramatiques ou politiques. Ils s’en tiennent à l’affaire, aux faits, à la vidéo et au casier vierge de leurs clients face à cette déferlante rhétorique. Maître Kempf déconstruit la stratégie du Parquet : « d’abord vous dépolitisez le dossier pour permettre une comparution immédiate et de la détention préventive, mais en audience par contre vous le repolitisez à outrance. Ca me met en colère. Et puis on évoque des actes antisémites… Mais qu’est-ce que ça a à voir ?! On réclame vengeance, avec des réquisitions enflammées qui ne cherchent pas même à convaincre. » Il affirme que son client ne savait pas qu’il s’agissait de policiers – une circonstance aggravante – et rappelle qu’il a une famille, avec une fille de deux ans. Pour l’avocat, ils ont payé dès leur interpellation, d’abord dans leur corps : décharge de taser pour l’un, flashball pour l’autre, plaies suturées au crâne et autres contusions. Puis avec le choc de l’incarcération et la privation de contact avec leur famille lors de la détention -– une privation qui n’avait pas été ordonnée par le juge.

Son confrère Maître Beaux martèle : « On doit juger cette affaire, pas un mouvement national. Avec ces interdictions de manifester on demande à la justice de suppléer aux carences de l’État dans le maintien de l’ordre, ça n’a pas lieu d’être. »

Le tribunal suit largement les réquisitions et les condamne les quatre à 3 ans d’interdiction de manifester ; pour les trois garçons qui ont porté un coup 10 à 18 mois de prison dont 6 avec sursis ; et pour le retrait de bonnet ça sera 3 mois fermes et 6 avec sursis.

Les médias ont pour la plupart repris la dépêche AFP centrée autour des mots du procureur sur les « bouffeurs de flics ».

L’un d’eux a annoncé faire appel, les autres ont encore quelques jours.

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