Ajouter au malheur de ce monde - Arno Bertina

« Décrire permet de déchirer la surface étouffante des opinions personnelles »

paru dans lundimatin#194, le 4 juin 2019

Arno Bertina est romancier. Il nous a confié ce texte qui revient sur les derniers mois de la politique française et le resserrement des libertés que certains choisissent de ne pas voir.

Ajouter au malheur de ce monde [1]

On tractait gare du Nord contre la loi Travail, quand une amie m’a ouvert les yeux en m’expliquant que le vrai scandale n’était pas la violence de la répression policière mais le fait que ce niveau de violence créait un précédent ; le plafond contre quoi s’arrêtait le gouvernement en place étant appelé à devenir le sol du gouvernement suivant – qu’il soit du centre-droit, de la droite ou de l’extrême-droite. Du fait des choix de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve [2], il serait loisible au futur premier ministre de pousser le curseur encore plus loin.

Le Président normal qui promettait de purger le débat politique de toute l’hystérie inoculée par son prédécesseur, ce président-là, dont la bonhommie avait été jugée un peu salutaire par les électeurs de 2012, était donc celui qui allait permettre à un François Fillon (longtemps donné gagnant en 2017) ou à une Marine Le Pen, d’aller plus loin que Sarkozy, ou Chirac et Pasqua, dans la destruction du lien unissant les citoyens à l’Etat – en continuant de n’apporter qu’une réponse policière et répressive aux aspirations de la population, fut-elle de son propre bord politique (la gauche, au sens extrêmement large). Belle série de paradoxes pourrait-on dire, mais les paradoxes n’existent pas – ce mot ne sert qu’à décrire l’impasse constituée par une description fautive des éléments en présence (les avoir dits « de gauche », par exemple) !

Fillon ou Le Pen n’ont pas été élu, mais un homme qui n’aura jamais eu à se dire socialiste pour devenir le protégé du président normal ; un homme, Emmanuel Macron, qui aura tout de même avancé masqué car si beaucoup pointaient à travers lui cette oligarchie qui le soutenait, personne, je crois, ne sut dire alors, en 2017, à quel point il réactualiserait ce libéralisme autoritaire empruntant au thatchérisme comme aux « Chicago Boys » chiliens, ceux-là même qui profitèrent de l’absence de syndicats, de grèves et de contestation sociale, qui profitèrent – en un mot – de la dictature de Pinochet, pour promouvoir des réformes économiques libérales, très radicales, c’est-à-dire pour instituer un capitalisme dératé crachant sur les raisons de redistribuer les richesses produites. (Celui que nous découvrons chaque année plus avant, quand est publié, réactualisé, le chiffre de l’augmentation du patrimoine des millionnaires français, dans un contexte ou le reste de la population est chaque année paupérisé.)

La répression (documentée) du mouvement des gilets jaunes est depuis six mois (j’écris ces lignes en mai 2019) d’une violence telle qu’elle entretient la révolte et la colère des manifestants. S’il était clair, en 2016, que le pouvoir en place assumerait quelques bavures – puisque après les premières victimes sérieuses le degré de violence ne diminua pas d’un pouce –, force est de constater qu’il n’y eut pas de mort, et peu de blessés graves. Les gilets jaunes, eux, comptent leurs morts (par la police, directement : une Marseillaise ; par des chauffards, aux ronds-points : plusieurs manifestants) ; ils comptent aussi les éborgnés (24 personnes ont perdu un œil du fait des tirs tendus de LDB), et les mains arrachées par les grenades (5 à ce jour) [3].

Ce que prévoyait mon amie s’est réalisé.

Curieusement ces chiffres (des faits) ne font ni chaud ni froid à certains commentateurs, qui rechignent à valider certaines descriptions. « Intellectuels », « éditorialistes », « journalistes », « vous et moi », « trolls » sévissant sur les réseaux sociaux… tous font des gorges chaudes en entendant les mots « dictateur » et « violences policières » – qu’ils soient employés sur le mode de la description ou de l’inquiétude, de l’horizon redouté. Comment s’en étonner dès lors qu’un Christophe Barbier des grands jours assure que « se confronter au terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste » [4]. S’il est comme lui chroniqueur, éditorialiste et journaliste, Kamel Daoud est aussi, depuis 2003, l’auteur de récits, de nouvelles et de romans. Lecteur d’Albert Camus qu’il a voulu compléter avec le roman Meursault contre-enquête, l’écrivain s’est fendu en janvier 2019 d’une chronique publiée par Le Point. J’ai connu la Décennie Noire en Algérie, et le FLN au pouvoir, je sais ce que sont une guerre et une dictature, je vous assure, Français, que vous n’y êtes pas – ne soyez pas ridicules écrivait-il en substance [5]. « Un dictateur, c’est un homme qui prend le pouvoir à la vie à la mort. Qui tue la moitié de son peuple pour gouverner l’autre moitié agenouillée, qui a des prisons secrètes, une police secrète, une humeur secrète. Il est sanguinaire, fantasque, assassin. Il adore faire du pays une photo de lui-même. Il aime la parade et le portrait géant. » Que fait Kamel Daoud avec cette définition du véritable dictateur ? Il rapporte une situation donnée, dont il est le contemporain, dont il pourrait être l’observateur, à un ensemble de caractéristiques intemporelles ou atemporelles. Cette opération disqualifie l’écrivain radicalement.

Pourquoi, comment ? Tout d’abord parce qu’il sous-entend que le sens des mots n’évolue pas dans le temps, ce que contredit l’histoire de la langue. Ce sens évolue avec les pratiques. Piètre écrivain celui qui pense dire la vérité en s’appuyant sur des mots dont il fige le sens au lieu de les voir comme des bêtes sauvages imprévisibles, complexes. Inquiétantes. Puis, parmi toutes les définitions possibles du geste qui fait le poète, il en est une, certes incomplète, qui me semble dynamique : la passion de la description, qui suppose ou impose la patience nécessaire à l’observation – qu’il s’agisse d’observer la réalité (chez Balzac) ou d’observer ce qui se passe « au présent de l’écriture », c’est-à-dire ce que découvre la phrase et non l’auteur (Claude Simon). Quel bénéfice à cette obstination ? Ne pas être distancé ou débarqué par la réalité, qui est le lieu de toutes les métamorphoses – le lieu des formes qui dépérissent et de celles qui apparaissent, inextricablement mêlées. Le pouvoir de Napoléon, celui de Thatcher et celui du FLN algérien, pour avoir en commun d’être des pouvoirs forts [6], n’utilisent pas les mêmes formes ; ils crochètent la réalité différemment tout en étant inévitablement crochetés par elle et modifiés par elle – même les dictateurs sont tenus par la réalité, quand bien même ils font tout pour la redéfinir (à l’exemple des nazis modifiant la langue allemande de sorte que certaines choses ne puissent plus êtres pensées). Parce que Saddam Hussein a organisé une élection présidentielle en 2002 il faudrait le dire démocrate ? Parce que les Etats-Unis sont une démocratie et parce que John Edgar Hoover n’avait pas son portrait en 5x12 à chaque carrefour, on ne serait pas, avec le fameux directeur du FBI, dans une configuration dictatoriale ? Directeur du FBI pendant 48 ans, huit présidents élus se succédant « au pouvoir » quand lui ne bougeait pas, Hoover est tristement célèbre : « Outre les méthodes de répression classiques (filatures, écoutes téléphoniques, lettres anonymes, agents doubles, etc.), le FBI réalise des assassinats. Pour la seule année 1970, trente-huit militants sont tués lors de raids organisés contre les bureaux du Black Panther Party. Le 4 décembre 1969, le leader des Panthères de Chicago, Fred Hampton, est exécuté dans son lit par un agent du FBI infiltré. » indique la notice Wikipédia (France) qui lui est consacrée. Détournant un cadre démocratique à des fins personnelles (ses phantasmes sexuels) comme à des fins politiques n’ayant pas fait l’objet d’un choix de société, Hoover fut un dictateur en puissance qui n’en réclamait pas le titre, préférant rester en embuscade derrière les Présidents qui prenaient, eux, toute la lumière.

Décrire permet de déchirer la surface étouffante des opinions personnelles – notre continent de plastique mental, si on veut, qui flotte à la surface de nos raisonnements et empêche la vie, en dessous, d’accéder à la lumière. En s’astreignant à proposer des descriptions, l’écrivain prendra ses distances avec la bêtise qui fait l’éditorialiste. Champion de la description, Balzac, a constitué une œuvre tout entière en contradiction avec ses opinions réactionnaires (que l’on connait par sa correspondance). Il a rendu fascinants les personnages qu’il réprouvait moralement, et ceux qu’il voulait exhausser sont bien souvent très fades. Décrire permet donc de laisser monter, dans le texte, quelque chose de la réalité – cette part qui nous dépasse de la tête et des épaules, et nous échappe ; par définition on est toujours mal outillé pour percevoir et comprendre la nouveauté.

Les bons mots ne rendront pas l’écrivain incontournable, ni les alexandrins parfaitement comptés, mais une passion : celle de la description qui permettra de dire comment les choses bougent (« Le monde est une branloire pérenne »). En écrivant des romans, des récits, pour le théâtre, je veux traquer les infléchissements, les surrections ; faire une place aux bizarreries qui me sembleront d’abord inexplicables [7]. Attendre les signes d’une dictature à l’ancienne, conforme, c’est manquer le réel, qui est cent fois plus mobile et trouvera toujours le moyen de passer quelque part, à l’image de la rivière qui creusera un nouveau lit pour la force qui la pousse si quelqu’un ou quelque chose tente de la contenir. Il s’agit, je crois, de suspendre les opinions – qui ne sont jamais strictement les nôtres mais plutôt l’écume de l’époque – pour être en mesure de décrire des situations, de constater des glissements – en l’occurrence : vers la privation de libertés fondamentales [8].

« Violences policières ». Il faut aller sur le terrain, et non pas une fois mais plusieurs fois – n’en déplaise aux éditorialistes. Ou à tout le moins visionner les innombrables vidéos accessibles via le net. Quelques-unes suffiront pour être dégoûtés, mais il faut en regarder beaucoup pour comprendre qu’elles ne sont pas le fait de certains CRS ou de certains « bacceux » ; il faut en visionner plusieurs dizaines pour comprendre qu’elles donnent à voir le présent du système, pour comprendre qu’elles nous obligent à questionner les ordres donnés par les hiérarchies militaire et politique, comme à décrire les libertés que s’octroient les fonctionnaires sur le terrain (à partir de ces consignes). Mais si les coups de matraque en plein visage sont insupportables, il y a pire ; ces gendarmes et policiers à qui on a retiré la muselière ne rentreront pas en eux [9]. Dès lors qu’on laisse quelqu’un exprimer les pulsions les plus dégueulasses [10], dès lors qu’on l’exonère d’être sensible à la douleur d’un autre [11], il n’y a pas de retour possible. Ces fonctionnaires resteront dans cette humeur fascistoïde, et c’est maintenant à toute la société de soigner cette tumeur. Pour l’hybris d’un Macron, sourd à la souffrance de beaucoup, à qui cette violence de la police est nécessaire, désormais, pour se maintenir, pour l’hybris d’un Macron attentif seulement à se maintenir, quel que soit le prix de cet entêtement, c’est à toute la société de payer.

« ‟Les libertés fondamentales sont en très mauvais état en France”, renchérit le conseiller d’Etat Jean-Marie Delarue, en s’inquiétant de voir ‟les gouvernements donner toujours raison à leur police”, alors que les policiers peuvent, comme tout être humain, être sujets à l’erreur. Le reconnaître ne réglerait pas tout, mais contribuerait à briser l’engrenage de la violence. » [12]

***

Un autre exemple de ce resserrement sidérant des libertés, aujourd’hui en France : la réforme de l’école, dite Blanquer. « L’article 1er rappelle que la qualité du service public de l’éducation dépend de la cohésion de la communauté éducative autour de la transmission de connaissances et de valeurs partagées. Cela signifie, pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leur fonction et, pour les familles, le respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement. » [13]

Cet article ouvrant la réforme semblera anodin, peut-être. Certains voudront rappeler que les fonctionnaires ont toujours été tenus par un « devoir de réserve », et non seulement l’armée (« la grande muette ») ou les différentes forces de l’ordre. Mais l’extension du champ de la faute est neuve, elle, qui change tout ; le rapporteur de la commission sénatoriale a fait adopter, en effet, un amendement étendant « l’exemplarité » aux familles » [14] De quelles familles s’agit-il ? Celles des enseignants et du personnel administratif ? Celle des élèves ? Quelles que soient les familles désignées, l’extension est pernicieuse. S’il s’agit des familles des enseignants, ceux-ci ne devront plus seulement taire leur opinion devant les élèves, dans le cadre de la classe, mais en général, partout et tout le temps. Et sa famille devra afficher, elle aussi – en se taisant, à tout le moins – une solidarité sans faille avec les décisions ministérielles. S’il s’agit des parents d’élèves, c’est tout aussi grave puisqu’on se trouve alors face à une nouvelle inversion de la hiérarchie des normes : si dans les textes constitutionnels députés et ministres représentent la population, il n’en va plus de même et c’est à la population, désormais, d’être solidaire – sans discussions – des décisions du ministre et de son ministère.

Cette réforme n’est pas encore une loi promulguée que déjà des professeurs se voient signifier qu’il leur sera désormais impossible de s’exprimer sur leur métier et leurs conditions d’exercice. Une directrice d’établissement du Havre a été sanctionnée pour avoir envoyé un mail à la fin du mois de mars, à des parents d’élèves qu’elle voulait « tenir informés des problèmes liés, selon elle, au projet de loi porté par Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education. Un mail transféré à l’inspection, qui a décidé de sanctionner l’enseignante le vendredi 26 avril : un blâme et l’obligation de demander une mutation avant le vendredi 3 mai. » [15]

Cette interdiction faite aux enseignants d’examiner les décisions du Ministère n’est pas sans attaquer le lien social. L’idée démocratique repose sur la confiance dans l’intelligence des citoyens, chacun étant consulté (au moment des élections au moins) sur la base de cette compétence. Un système strictement vertical affirme au contraire l’inégalité des intelligences ou du droit à la parole. Si le corps enseignant est interdit de s’exprimer sur les sujets pour lesquels il est compétent, les parents d’élèves voient disparaitre un interlocuteur qui médiatisait pour eux les textes administratifs ou pédagogiques parfois techniques. C’est ainsi la capacité de la société entière à s’intéresser à l’éducation des jeunes générations qui est ruinée. « Si vous supprimez les détecteurs de fumée, vous vous foutez de l’incendie. En nous broyant tranquillement – elles sont où les manifs de parents d’élèves ? – on indique se foutre du tissu démocratique et, par rebond, de l’intelligence en devenir des jeunes générations. A l’heure où celles-ci nous reprochent de ne rien faire pour la planète, j’y vois comme un rapport de cause à effet. » [16]

***

La destruction de ces liens n’est pas neuve, elle a même commencé à porter ses fruits – le grand corps social n’est peut-être plus qu’un ensemble d’archipels. La proclamation de l’Etat d’urgence, en 2005, pour mater les banlieues, n’a pas mobilisé le cœur des villes, ce que les banlieues ont rappelé aux nuitdeboutistes qui appelaient en 2016 à la convergence ; ce qu’elles reprochent à nouveau, aujourd’hui, aux Gilets jaunes qui découvrent la férocité de la BAC. Autre exemple : la loi Travail aurait dû mobiliser contre elle bien plus de monde. La demande de justice fiscale formulée par les gilets jaunes devrait, elle aussi, rassembler de manière très large. Et les violences policières devraient pousser hors de chez eux des électeurs d’abord peu sensibles à la question de cette justice fiscale. Les parents d’élèves devraient être très nombreux à rejoindre les enseignants qui s’alarment [17]. La mobilisation citoyenne devrait être plus impressionnante [18].

Je note cela, je décris cela qui me fait penser au Rivage des Syrtes. Dans ce roman de 1951, Julien Gracq imagine une vieille cité, dont les habitants (ses aristocrates notamment) n’ont plus l’énergie de se refuser à la guerre avec l’autre rive. Renversant les idées convenues sur la vigueur des peuples, Gracq montre que la décadence de la République d’Orsenna consiste dans le fait de ne plus avoir l’énergie de défendre la paix ; paresseusement, elle préfère se laisser aller à faire la guerre – l’inversion des critères fascistes est assez passionnante, qui voient dans la marche vers la guerre le signe d’une santé recouvrée.

Comment ne pas voir qu’aujourd’hui c’est toute une société qui file droit vers des formes renouvelées de pouvoir autoritaire depuis des positions libérales ou prétendument démocrates ? Si l’on dit parfois qu’ils font avancer la société sur le plan des mœurs [19], ces hommes et ces femmes politiques inaugurent par ailleurs quelque chose d’ignoble sur le plan policier, et par contrecoup sur le plan des mentalités (frilosité, peur ou effroi dès lors qu’on se retrouvera face aux services de l’Etat, quels qu’ils soient). Ils empêchent le débat public, l’expression d’une détresse ou d’une colère, ou ne serait-ce que son début – des gens ont été arrêtés à Nantes parce qu’ils préparaient une banderole avec laquelle ils voulaient partir en manifestation.

Comment ne pas voir que la rareté du travail est utilisée comme un moyen de pression pour supporter des conditions de plus en plus dures, et par conséquent un struggle for life que tout un chacun validera secrètement. La dureté de ce monde rend indifférent ; inquiétés par la précarité, et la perspective ou la réalité du déclassement, hypnotisés par la compétition individuelle, on a de plus en plus de mal à se sentir concernés par ce que devient « la société ». Mais à ce jeu là – l’histoire le prouve – on est tous perdants. En croyant s’endurcir devant la tombe de son collègue suicidé, on creuse en fait la sienne. Fondateur du cabinet Technologia, Jean-Claude Delgènes montre qu’on « a banalisé les actes suicidaires. En 2006, 2007, 2009, on était sous le coup de la sidération autant nationale qu’internationale au moment des crises suicidaires dans les entreprises françaises. Aujourd’hui, (…) parce que les grands groupes ont repris en main la communication relative à ce sujet, on parle beaucoup moins des crises suicidaires qui pourtant demeurent assez présentes. On l’observe y compris dans les services publics, à l’hôpital, chez les policiers, chez les agriculteurs... On a une situation où la présomption d’imputabilité professionnelle est très présente. » [20] Sauver la réputation de l’entreprise et sa cotation en bourse, plutôt que les salariés qui produisent de la valeur.

Cette dureté fait le lit de nouvelles formes de fascisme en ce qu’elle rend indifférent aux violences policières, par exemple ; la gestion des relations par la force ne fait plus scandale. On se suicide sur son lieu de travail parce qu’on n’a plus les moyens de se révolter – ni les mots pour dire comment et à quel point cette dureté est scandaleuse, ni les collègues pour comprendre que dans la tentation du suicide individuel c’est un destin collectif qui se manifeste. Le gouvernement Macron a fait supprimer des aides destinées aux handicapés, et personne n’a quitté son logement pour aller manifester. Trois mois plus tard une femme en fauteuil roulant reçoit du gaz lacrymogène en plein visage, la police parle de légitime défense, cette femme disposant d’une arme (son fauteuil roulant). Que cela nous fasse rire (jaune) est compréhensible, que cela ne nous fasse pas descendre dans la rue l’est beaucoup moins. Je peux citer à nouveau l’analyse de Gracq mais autrement : depuis les années quatre-vingt-dix il est très régulièrement question de « sursaut » (« républicain » presque tout le temps – au point que ces deux mots ne vont plus l’un sans l’autre, au point qu’on ne puisse plus dire qu’on a sursauté devant tel film d’horreur sans que votre interlocuteur pense à une soirée électorale). Ceux qui appellent à ce sursautrépublicain parient encore sur la vivacité de la démocratie, mais depuis le 22 avril 2002 ce sursaut n’a plus jamais eu lieu. Chaque gouvernement utilise un peu plus naturellement la force, il y a loin de Sarkozy à Macron, on ne se dresse plus contre le risque d’un pouvoir fort.

Préparer, oui, quelque chose d’ignoble, dès lors qu’on se fiche des désarrois individuels (les suicides en entreprise devraient à eux seuls justifier qu’on encadre mieux le monde de l’entreprise pour diminuer les effets du libéralisme). L’ex-PDG d’Orange (France Telecom), Didier Lombard, a pris la parole au deuxième jour de son procès en redisant qu’il n’avait pas à se sentir coupable de quoi que ce soit, lui qui avait pourtant lancé deux plans de restructuration de l’entreprise en disant « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte » [21], ouvrant ainsi la voix à des notes internes précisant que pour atteindre l’objectif de 22.000 salariés en moins, il fallait « désespérer » ces salariés).

Ceux qui ne souffrent pas sont obsédés par l’idée que l’Etat n’est pas là pour protéger de la dureté de la vie…

Destruction du système social basé sur la redistribution et la protection de tous les citoyens, indifférence à la santé de la démocratie, inversion des normes… Préparer, oui, quelque chose d’ignoble.

Arno Bertina

[1Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression » Œuvres complètes, Volume 1, page 908 « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »

[2Respectivement Premier ministre et Ministre de l’intérieur au moment de la loi Travail et des manifestations qui la contestaient.

[3Chiffres arrêtés à la date du 6 mai 2019, soit l’acte 23 du mouvement.

[4Dans une interview donnée au JDD le 14 avril 2017. https://www.lejdd.fr/Societe/christophe-barbier-se-confronter-au-terrain-pollue-lesprit-de-leditorialiste-3294632#xtor=CS1-4 Cette citation appelle nombre de commentaires (sur ce qu’elle dit d’un milieu médiatique qui n’a plus que d’invraisemblables arguments pour justifier sa défense d’un système inique), mais cela m’éloignerait un peu de l’art poétique qui est l’ambition de ce texte.

[5Au prix d’une description grotesque de ce qu’est un dictateur éternellement : « Un dictateur, c’est un homme qui prend le pouvoir à la vie à la mort. Qui tue la moitié de son peuple pour gouverner l’autre moitié agenouillée, qui a des prisons secrètes, une police secrète, une humeur secrète. Il est sanguinaire, fantasque, assassin. Il adore faire du pays une photo de lui-même. Il aime la parade et le portrait géant. » On est plus proche d’Ubu, avec cette description, que des outils qui nous permettraient de nommer, par exemple, un John Edgard Hoover, directeur du FBI mais dictateur de l’ombre en poste pendant 48 ans, les Présidents élus se succédant quand lui ne bougeait pas. « Outre les méthodes de répression classiques (filatures, écoutes téléphoniques, lettres anonymes, agents doubles, etc.), le FBI réalise des assassinats. Pour la seule année 1970, trente-huit militants sont tués lors de raids organisés contre les bureaux du Black Panther Party. Le 4 décembre 1969, le leader des Panthères de Chicago, Fred Hampton, est exécuté dans son lit par un agent du FBI infiltré. » indique la notice Wikipédia (France) qui lui est consacrée.

[6Si Margaret Thatcher a été élue, son surnom – « la dame de fer » – indique tout autre chose qu’un usage démocratique du système représentatif.

[7Qu’on me permette de renvoyer à un travail en cours, qui tient du reportage comme peut-être de la littérature documentaire, consacré aux ex-GM&S de La Souterraine, en Creuse. https://aoc.media/fiction/2018/01/28/ce-qui-est-beau-dans-votre-combat/ et https://aoc.media/fiction/2019/05/26/qui-est-responsable/

[8Ce n’est pas faire preuve d’une manie, ou d’un sens paranoïaque usant ; dans un entretien publié alors qu’il était encore Président, François Hollande a convenu, bonhomme, d’une chose pourtant scandaleuse : les mesures policières autorisées par la proclamation de l’Etat d’urgence, en 2016, ont plus servies à traquer les activistes écologistes et les opposants à la loi Travail que les terroristes islamistes qui en étaient pourtant la justification officielle.

[9« Pour la manif de samedi des Gilets jaunes, le nouveau préfet de police de Paris Didier Lallement, a augmenté le nombre de policiers à moto (170) et a mobilisé une douzaine de chiens policiers dressés pour l’attaque. Précision : il a ordonné de les démuseler. (V/ @canardenchaine) pic.twitter.com/BhdsVxw3Py

— David Perrotin (@davidperrotin) April 24, 2019

[10Gazer une femme en plein visage alors qu’elle est dans un fauteuil roulant est un exemple parmi des centaines d’autres. 788 signalements – comptage arrêté le 11 mai 2019, par le journaliste David Dufresne, au Ministère de l’Intérieur, dont pas un, pour l’heure, n’a donné lieu à l’ouverture d’une enquête. Impunité totale des forces de l’ordre.

[11Maria, par exemple, cette serveuse de dix-neuf ans tabassée par cinq CRS, désormais terrifiée, défigurée et handicapée. https://www.dailymotion.com/video/x77vfjr

[12Editorial du journal Le Monde, édition du 13 mai 2019.

[13http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl1481.asp?fbclid=IwAR1vJ_1timbFZRN3Q-wzDI2-hR87CpnOuNKpcPe0zI3t9kWojs62ey4wV6c J’écris ces lignes avant la publication du décret, mais après la validation de cet article 1 par le Sénat.

[14Comment verrouiller la chose, comment s’assurer de cette solidarité ? En resserrant la surveillance, c’est-à-dire en modifiant les règles hiérarchiques prévalant depuis longtemps : « Un amendement déposé par J. Grosperrin, Les Républicains, met les professeurs des écoles sous l’autorité hiérarchique du directeur d’école qui ’participe à leur évaluation’. » F. Jarraud, le lundi 06 mai 2019, sur le site « Le Café Pédagogique ». http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/05/06052019Article636927255042513290.aspx?fbclid=IwAR045Dl6O0MTrkd13IsLOgFaVxOAeTMoqVKWZSxHOOz9KoWUv1_FCMP9T8A

[15Source : France Info, 30 avril 2019.

[16Propos tenus par une enseignante manifestant à Paris le XX mai 2019.

[17« Les parents d’élèves qui ont bénéficié d’une certaine qualité d’enseignement n’ambitionnent pas cette qualité pour leurs propres enfants. Pourquoi ? Que s’est-il passé pour que la désagrégation sociétale se prolonge aujourd’hui en indifférence générationnelle ? » Propos tenus par un manifestant, à Paris, le XX mai 2019.

[18Elle n’est pas nulle (la stratégie de la tension voulue par le pouvoir politique n’a pas eu raison de la détermination des gilets jaunes alors que tout manifestant sait, désormais, qu’il risque sa vie ou sa santé à manifester le samedi).

[19Hollande et le « mariage pour tous », Macron et son épouse plus âgée que lui.

[20https://www.franceinter.fr/societe/on-banalise-les-actes-suicidaires-en-entreprise-selon-un-expert-temoin-au-proces-france-telecom?fbclid=IwAR3coay2lmDPFnZneIoUAlmn0RBe73R9KE-7y-TauLVjusk-jctlBcF_T80 Ce chiffre : 60 suicides chez France Telecom entre 2007 et 2010, mais 57 suicides de cheminots en 2017 seulement, sur leur lieu de travail. Vertigineux, effrayant.

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