A quoi servent les magistrats italiens ?

(A propos de la condamnation de Mimmo Lucano à 13 ans de prison, de la décision d’extradition d’Emilio Scalzo… et de tant d’autres affaires.)
Par Serge Quadruppani

paru dans lundimatin#307, le 4 octobre 2021

A quoi sert la magistrature italienne ? D’abord, bien sûr, à elle-même : sa première tâche, celle qui oriente l’action de chacun de ses membres, sera toujours de défendre et d’étendre le pouvoir si particulier que cette corporation a acquis de manière si particulière depuis les années 70 à l’intérieur de la société transalpine.

Ensuite, et immédiatement après, la magistrature sert une classe politique qu’elle a contribué à « changer pour que rien ne change », et avec laquelle elle entretient des relations symbiotiques. En lui offrant le mantra du légalisme comme seule revendication, elle a permis à la post-gauche, depuis 40 ans, de ne plus s’inquiéter de justice sociale, de ne plus s’insérer dans aucune sorte de confit social : bref, de ne plus faire de politique. A la tendance droitière et fascisante, la magistrature italienne a servi, à de nombreuses reprises, à légitimer ses obsessions réactionnaires et l’évolution sécuritaire qu’elle promeut. Les disputes superficielles des deux composantes de la politique italienne ne sauraient masquer leur accord profond : c’est ce que démontrent, après tant d’autres, deux événements judiciaires survenus presque au même moment, la condamnation de Mimmo Lucano à 13 ans de prison, et l’extradition accordée à la justice française d’Emilio Scalzo.

Bande annonce du documentaire Un Paese in Calabria de Shue Quello et Catherine Catella.

Tandis que Mimmo Lucano vient d’être condamné pour complicité d’immigration clandestine à treize ans et deux mois de prison, Luca Traini, nazi auteur d’une fusillade contre des gens de couleur, en avait pris douze. Tandis que Vincenzo Vecchi, manifestant, a pris 13 ans et 3 mois de prison pour dévastation et pillage lors du G8 de Gênes, et que la justice italienne s’acharne à obtenir son extradition, Pietro Troiani et Salvatore Gava, policiers condamnés à 3 ans et 8 mois pour avoir falsifiés des preuves afin de couvrir le massacre de l’école Diaz à Gênes, ne sont pas restés logtemps à l’ombre avant d’obtenir de splendides promotions professionnelles. Ce genre de dissymétrie est aussi vieux que la justice bourgeoise. Mais il faut tout de même rappeler que durant la période des luttes sociales aigües des années 60 à 80, la magistrature a envoyé en prison des milliers de militants pour leur participation aux mouvements d’insubordination anticapitaliste, tandis qu’elle n’a pas touché à la grande majorité des responsables des attentats massacre de la stratégie de la tension tramée par l’extrême-droite et une partie des services secrets. Car c’est durant cette période que, sous le signe d’un état d’urgence qui ne cesse d’être relancé et de décennies en décennies, aggravé, s’est constituée l’union indéfectible de la magistrature italienne et d’une gauche institutionnelle toujours plus à droite. Une grande partie de la répression judiciaire qui s’est abattue sur les révolutionnaires des années 60-80, avec les constructions les plus délirantes comme celles du procès du 7 avril, qui faisait par exemple de Toni Negri le téléphoniste revendiquant l’assassinat d’Aldo Moro, étaient l’œuvre de magistrats proches d’un Parti communiste qui, d’une mutation à l’autre, s’est transformé en Parti démocrate [1]. Si le discours politique de cette « gauche »-là n’est plus depuis des décennies qu’une nuance du néo-libéralisme, son alliance avec la magistrature est restée un des piliers de sa pratique.

C’est ce qu’il faut garder à l’esprit pour comprendre la situation où se trouvent aujourd’hui aussi bien Mimmo Lucano qu’Emilio Scalzo.

La condamnation de Mimmo

Pour entrer dans le détail de l’affaire concernant l’ami Mimmo, ce maire qui avait fait de son village de Riace un exemple d’accueil des migrants au rayonnement international, lisons ce qu’en dit un site de rescapés du PC, derniers représentants de la tradition qui se dit « communiste », après la transformation néolibérale :

13 ans et 2 mois. Jeudi, l’ex-maire de Riace a été condamné par le tribunal de Locri à la peine que mérite un dangereux criminel. La magistrature italienne considère comme un délit […] « le modèle Riace » […] Quand il est maire du village – 1800 habitants — entre 2004 et 2018, Mimmo « ‘u curdu » [le kurde] met en œuvre une politique conséquente pour l’accueil et l’intégration des réfugiées, qui répond à leurs besoins et à ceux des habitants du bourg calabrais qui risque, comme beaucoup d’autres, de disparaître.

L’installation de 450 réfugiés offre de nouvelles perspectives. Des boutiques artisanales ouvrent ou ré-ouvrent leurs portes, dans lesquelles collaborent, à parité, réfugiés et locaux. Des emplois sont crés pour l’assistance des nouveaux arrivants et même l’école, fermée depuis longtemps, rouvre. Un moulin à huile entre en fonction. Les maisons abandonnées sont restaurées. Réalisations qui suscitent de l’intérêt bien au-delà des fronntières italiennes. Le réalisateur allemand Wim Wenders tourne un documentaire sur Riace. En 2017, la ville de Dresde attribue à Lucano le Prix de la Paix, les média du monde entier multiplient les reportages enthousiastes sur Riace.

A peine un an plus tard, Domenico Lucano est transformé en criminel. Le parquet de Locri lui impose les arrêts domiciliaires, en l’accusant d’enrichissement illicite. Les ministres de l’Intérieur Minniti et Slavini mettent fin à son système d’accueil. L’instruction doit prendre acte de l’inconsistance des accusations et des « preuves » relatives. Cela ne sert à rien. Pour le ministère public, Lucano a exploité les migrants plutôt que de les aider, afin d’y gagner un bénéfice exclusivement politique (les enquêtes ne révèent aucune somme encaissée indûment). Cela mérite une condamnation à sept ans et onze mois [peine réclamée par le procureur]. Les juges doublent la dose, en le condamnant à une peine quasiment double et à la restitution de 500 000 euros à l’UE et au gouvernement italien !

Quant à la signification de la condamnation, lisons ce qu’en dit l’excellent site Infoaut.org  :

La condamnation de Mimmo à treize ans de prison n’est que le énième exemple évident d’usage politique des tribunaux pour orienter l’opinion publique, écraser l’activisme social (…)

La persécution continuelle des activistes No-Tav, avec Dana toujours en train de purger aux arrêts domiciliaires deux de détention pour avoir distribué des tracts et Emilio qui risque d’être expatrié pour avoir apporté sa solidarité aux migrants sur la frontière. L’histoire d’Eddi, à qui vient d’être confirmée la « surveillance spéciale » [assignation à résidence et restriction des libertés] pour être allée combattre Daesh en Syrie. Les diverses enquêtes pour association de malfaiteurs inventées pour l’occasion et mettre la pression sur celles et ceux qui luttent aux côtés des travailleurs, chômeurs et expulsés de leurs logements. 

[…]Mimmo Lucano, comme le procureur lui-même l’a admis durant le procès, n’a pas gardé un sou pour lui, un projet imaginé pour redonner vie à un des villages mourants de la Calabre est transformé par la narration judiciaire en un système de clientèle. Et pourtant le quotidien porte à porte que font d’autres candidats en période électorale en distribuant des promesses pour acheter des votes, qui est encore une pratique commune à certaines latitudes, n’a jamais eu en réaction une telle sévérité. La Calabre est une région pratiquement en faillite, où un patrimoine forestier sans précédent est partie en fumée cet été et le tribunal de Locri a dans ses priorités l’élimination totale d’une des rares expériences qui, avec ses contradictions, a amené une perspective d’avenir possible sur la région. Le timing électoral n’est qu’un des aspects de ce qui se passe.

Qu’attendre de la magistrature ?

Après avoir fait de Mimmo un de ses héros, c’est-à-dire un des rares marqueurs la distinguant de la droite pré-fasciste, la post-gauche (dont l’un des hérauts emblématiques est Roberto Saviano qui, à force de fréquenter les policiers, a fini par penser comme eux) ne pouvait qu’apporter son soutien à l’ex-maire de Riace face à l’énormité de la sentence. De son chef pour la Calabre à son secrétaire national, le Parti Démocrate et les représentants de la bourgeoisie intellectuelle qui gravitent autour de lui (le « parti de Repubblica ») ont protesté sur le thème : oui bien sûr, Mimmo a peut-être commis des irrégularités, mais c’était pour la bonne cause. On a même parlé de « crime pour l’humanité ». Ce qui, au fond, n’est pas très loin des discours qu’a tenu le procureur qui déclare regretter que la sentence qu’il demandait (8 ans) ait été presque doublée par ses collègues juges et qui compare Mimmo à un « bandit d’honneur », en ajoutant qu’il espérait qu’en appel, la peine serait réduite. On en oublierait presque que les poursuites ont été lancées à un moment où le ministère de la justice était entre les mains d’un représentant de cette post-gauche. Voilà donc qu’apparaît ici une sorte de faille dans l’union avec la magistrature : situation bien différente de ce qui prévaut depuis toujours dans la répression du mouvement no-Tav, à laquelle a toujours participé la post-gauche, enfoncée jusqu’au cou dans les intérêts qui soutiennent le délirant projet de tgv Lyon-Turin. On ne peut en effet compter sur le PD, qui, dans la vallée Susa, a toujours soutenu les constructions les plus extravagantes des juges (assimilant par exemple un sabotage de compresseur à un acte « terroriste ») pour s’opposer à l’extradition d’Emilio Scalzo en France. Dans les deux cas, on est pourtant frappé par l’énormité des armes judiciaires déployées pour réprimer des délits que personne ne se hasarde à considérer comme graves (quelques mariages arrangés pour l’un, une échauffourée avec des gendarmes pour l’autre).

Que cette magistrature qui, de Valpreda à Battisti, n’a cessé de fabriquer des monstres à sa convenance, et de Braibanti à Tortora, d’inventer des chasses aux sorcières qui n’ont jamais gêné la carrière de leurs responsables, que cette corporation-là ait pu construire le dispositif qui aboutit à la décision de Locri ne surprendra que les personnes qui depuis des décennies, se droguent au discours légaliste, cet envers si commode du défaut d’adhésion au civisme étatique, défaut généralisé dans la société italienne. Au sein de cette bourgeoisie intellectuelle qui avait vu dans les juges le seul rempart contre le berlusconisme, qui avait participé à ce mouvement lancé par Nani Moretti (autre paladin de la légalité), celui des girotondi, ces rondes autour des tribunaux que Berlusconi était censé menacer et que la ronde était censée protéger, combien de gens qui, ayant besoin de tel passe-droit au sein de l’administration ou de telle forme d’évasion fiscale, s’y refusaient vraiment ? L’Italie réelle a toujours eu un rapport compliqué avec la légalité, fruit d’une histoire séculaire de méfiance envers l’Etat, et de la formation très tardive de l’Etat-nation. Sur ce fond-là, le discours légaliste et le justicialisme n’ont jamais été que des formes d’assujettissement à l’existant, avec lesquelles ne pourront que rompre les forces qui défendent la légitimité des luttes contre le légalisme, et la justice sociale contre la Justice. Une faille apparaît dans le consensus autour de l’institution judiciaire ? Elargissons-là !

Pour reprendre les mots d’infoaut : « Plus la crise de légitimé de l’Etat s’approfondira, plus nous assisterons à des situations de ce genre. Aujourd’hui, nous ne devons pas laisser seul Mimmo Lucano, il ne faut pas reproduire le héros solitaire dans sa tragédie, mais nous devons ouvrir une discussion sérieuse et approfondie sur la nécessité d’une opposition, d’une construction d’un rapport de force en mesure de renverser la violence de cet Etat. Parce que la « justice » des tribunaux n’est rien d’autre que la politique par d’autres moyens, qui, elle, est la guerre. Guerre contre les prolétaires et les luttes sociales, et en dernier ressort pour régler les comptes internes à la bourgeoisie. Donc, ce qui arrive à Mimmo [et à Emilio, ajouterai-je] nous concerne toutes et tous. »

On conclura avec Mimmo qui, lors de la première interview qu’il a accordée après sa condamnation, s’est entendu demander : « Vous attendez quelque chose de la part de l’Etat ou du gouvernement ? », a répondu : « Je n’attends rien. »

[1Pour une bonne approche de cet épisode historique, il faut lire : Elisa Santalena, « Le procès 7 aprile : un cas prototypique de l’état d’urgence dans l’Italie des années quatre-vingt », Cahiers d’Etudes Italiennes, https://journals.openedition.org/cei/369

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