« Comment est le monde, cela est en dehors du monde. » [3] Si ce système sans telos [4] a provoqué l’extinction de masse la plus rapide de tous les temps, il s’agit sans doute d’y dériver en étranger pour réparer quelque peu ce monde, pour réparer tous les étants accidentés qui le peuplent. Car la crise la plus violente du 21e siècle, à tout le moins du côté des vainqueurs, n’est pas d’abord écologique, économique, morale ou architecturale, mais bien existentielle. Ce dont nous souffrons avant tout, barricadés derrière nos écrans et nos automatismes, c’est d’une crise de la présence [5]. Autrement formulé ce film document-fiction restera sans doute dans l’histoire du cinéma parce que son protagoniste assume une qualité d’absence sans laquelle aucune traduction, aucun étonnement, aucune vérité n’est possible. Tel un messie échoué sur la mauvaise planète, il se pose à côté ou en dehors du désastre - cette catastrophe durable -, pour la révéler silencieusement. En atteste cette femme de ménage nettoyant quelque écran de télévision, plus précisément la mannequin qui y défile, monnaie vivante de la plus haute valeur, chose-parmi-choses-dans-chose, assurément un dispositif [6]. En atteste cette conférence pro-palestinienne new-yorkaise dont Suleiman ne nous montre que les interminables applaudissements liminaires comme s’il s’agissait d’une fin de représentation théâtrale [7] : la parole comme mise à l’écart de l’agir, l’estrade comme séparation et hiérarchisation des étants humains, l’université comme mort de la pensée. C’est pourquoi ce film n’est pas un conte absurde comme la plupart des commentateurs le prétendent. Il y a bien entendu des gestes et des formes de vie apparemment absurdes, visiblement dénuées de sens, mais cette absence de sens n’est jamais dernière, elle précède et succède à d’autres scènes où le monde recommence.
« Ce monde n’est pas réél »
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Enfer ou purgatoire, il s’agit d’être capable de jouer pour survivre dans ce monde, s’en émerveiller encore [8]. It Must Be Heaven est bien entendu un conte muet sur la néo-colonisation, plus précisément sur l’occupation de la Palestine à partir d’ailleurs, sur l’occupation du monde et de nos esprits par le capital. Pour Elia Suleiman, le capital a enfanté a minima une armée impériale et une machine de guerre urbanistique. Il nous souffle : nous sommes tellement colonisés que nous sommes incapables de percevoir la moitié des déterminations qui nous réduisent. De Paris à New York, il y a toujours un hélicoptère, des tours quaternaires et quelques policiers à proximité [9]. Surveiller et nettoyer le trop plein, ou l’Occident comme peur du vide. Tout est apparemment sous contrôle, la destruction en cours se fait proprement. On manque de temps comme on se bat pour une chaise libre au milieu du Jardin des Tuileries, normalement malades, on se ressemble à ne plus se voir. On refoule sa mort comme on postule sur le soi-disant assassinat d’un général iranien, on feint de craindre une attaque nucléaire pour dénier ce que nous avons produit : la planète comme complexe militaro-industriel, le génocide-profit ou l’écocide-business. [10] Ce langage est réducteur, mais ce là n’appartient pas. [11]
« Le caractère destructeur démolit ce qui existe non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse. »
Walter Benjamin
Quand il est dit conte muet, qui plus est philosophique, nous sentons que nous avons affaire à une œuvre exceptionnelle, et ce même si ses principales influences sont assumées. Si nous avons déjà cité Tati et Keaton, nous ne pouvons pas ne pas penser à Kitano, à tout le moins pour les regards-caméra qui musicalisent tous ces plans fixes épurés. Entre poésie de la matière et chorégraphie de la misère, la qualité d’absence-présence et l’acuité du regard de l’acteur-réalisateur transforme la banalité du quotidien en domaine de l’inouï. Or comme disait Blanchot, le quotidien est ce qu’il y a de plus difficile à découvrir. Parce qu’il est l’évidence incarnée, le survisible, le toujours déjà là qui va-de-soi, sa loi est le mensonge. Face au quotidien - cette fausse transparence trop peu questionnée et méprisée par les philosophes - qu’y a-t-il de plus bouleversant que le silence ? Entre pensée du dehors et vie dans les plis, quelque part au milieu de la cour de la prison-monde, Elia Suleiman joue une version radicalisée du scribe le plus célèbre de l’histoire de la littérature, à savoir Bartleby. Si le copiste créé par Melville répète à quiconque lui adresse la parole sa formule magique, « i would prefer not to », Elia ne prononce qu’un mot quand on lui demande d’où il vient : « Nazareth ». Préférer ne pas répondre, laisser les autres parler pour ne rien dire, que ce soit pour calmer leurs névroses, s’excuser de ce qu’ils referont le lendemain, se plaindre de leur condition ou de leurs divertissements importe peu. Ils ne deviennent pas animal au sens deleuzien, ils le sont. Autrement éternué ils ne sont plus des hommes au sens d’Aristote - des êtres doués de parole, ils émettent des sons automatiquement. Comme Bartleby, Elia refuse cet automatisme, ne disant rien il remet tout en question. Comme l’être-qui-se-sait-dévasté blanchotien, il ruine tout en laissant tout en l’état [12]. Non pas une volonté de néant, pas plus un néant de volonté, simplement la révélation du désert, du monde comme de l’être. Le désastre, ontologiquement, est l’être qui est ses impossibilités [13]. Mais être ses impossibilités, souffle entre l’être et le non-être, qu’est-ce à dire ? Peut-être une disposition, sans doute une qualité d’absence, certainement une façon de ruiner et d’entendre sans s’y perdre tout ce qui arrive, survient, entoure, étant déjà perdu depuis longtemps. Non pas, à partir de l’impossible, penser et vivre le possible, « ça ne peut être que la fin d’un monde, en avançant », mais plutôt voir, sentir et penser ce qui, au sein du possible dans le désert, n’est pas désirable (le toujours déjà répété), relève de l’impossible, impossible au sein de l’impossible nommé par la plupart, par manque de discernement ou par conditionnement, le possible. Quand il lui manque les mots, c’est-à-dire lorsqu’il préfère éviter le mot en trop, Elia préfère dire, avec ses yeux ou par quelques pas fuyants : « ce n’est que la fin d’un monde, chaque jour plus péniblement ajourné »
« Vous, les Palestiniens, vous ne buvez pas pour oublier, mais pour vous souvenir. »
un protagoniste du film
Avoir perdu le paradis (à Nazareth) sans parvenir à le retrouver (à Paris ou à New-York) impose d’organiser son pessimisme, c’est-à-dire de se souvenir qu’il n’y a de destin qu’en dehors du paradis.
Fulvius Styx