À la redécouverte d’Annkrist et de son œuvre en-chantée

« Pardonnez-moi, car moi je ne pardonne pas »

paru dans lundimatin#359, le 14 novembre 2022

Miracle, ou plutôt justice, l’ensemble des chansons d’Annkrist enregistrées entre 1975 et 1986 (cinq albums Vinyle) est aujourd’hui disponible à nouveau, dans un coffret comprenant 3 CD, soit 28 plages irremplaçables. Les années, les décennies passent, Annkrist est toujours parmi nous, discrète à force d’humilité ; Messieurs les producteurs, à quand le prochain enregistrement ? L’artiste ne manque pas de bijoux inédits dans sa besace !

Le premier 33T était sorti en 1975 sous le label Névénoé, 1000 exemplaires distribués par la bande et cependant un accueil critique plus qu’élogieux ; certains messieurs en restèrent pantois et quelque peu jaloux, ils se piquaient de poésie quand leur jeune collègue l’incarnait au plus haut point. Aussi bien Libération (« Un disque si beau qu’il devrait reposer auprès de chaque matelas, des couvertures indiennes, des nuits qui s’étirent… ») que Télérama (« en un seul disque, Annkrist se hisse au premier rang »), la presse spécialisée (Chanson, plus tard Paroles et musique) ou régionale (Ouest-France, Le télégramme de Brest) et les journaux d’extrême-gauche tel que Rouge (« Écorchée vive, elle nous écorche aussi et il faut se pincer pour émerger, pour rompre le charme dans lequel son univers, sa voix nous plonge. »), ils sont unanimes : une grande artiste nous est révélée ! Il faudra ajouter son nom à la liste très réduite des auteurs-poètes de la chanson.

Annkrist n’a guère, pour sa part, que le sentiment de faire son chemin : elle chante depuis toujours, et très naturellement, ses propres créations. Encore adolescente, déjà elle donnait à entendre sa singulière parole en certaines soirées du Folk-Club de Brest, non sans susciter l’étonnement, l’enthousiasme. Si bien qu’en dépit de son jeune âge, elle a déjà une bonne expérience au moment où sort ce premier disque, dont la pochette porte son seul nom pour titre.

« Qu’est-ce qu’on foutait Prison 101 ? / P’t-être qu’on attendait le soir / pour coller nos seins et nos cuisses / Un coup qu’personne pourrait savoir : / Cause de la nuit du ciel qui pisse  »  [1]
Prison 101 devient un hymne dans nombre de cellules carcérales, la chanson sonne blues, cru, femme, dans une époque où le féminisme jargonne volontiers, à l’aune des nombreux débats en cours, mai 68 est encore là, à Paris comme en province. Face B, un pur blues contemporain, 27, rue Kernadeïs, chronique subie et routinière d’une ouvrière d’usine : « Monsieur au fond d’ma têt’ y a un bruit d’train qu’ j’imagine / Qui répète et répète le bruit de la machine / Ma tête est un train fou »  [2] Les onze chansons de l’album sont mémorables, on les découvre et on les réécoute sans cesse. Depuis le temps, elles sont devenues le bagage clandestin d’une belle poignée de happy-few, n’est qu’à traîner sur la toile pour s’en apercevoir ; en matière de poésie chantée, l’underground francophone a au moins ce fleuron à sa boutonnière.

Tendre est ma nuit paraît en 1978, chez Spalax. D’un climat musical sans doute un peu différent, il est pourtant d’une même signature très reconnaissable, et d’un même climat envoûtant. Cette fois-ci, exit Névénoé, les musiciens Jacky Bouillol et Michel Runarvot sont aux arrangements, et on les retrouvera à la clef des albums suivants. Le décès de Michel Runarvot  [3] est survenu récemment, Annkrist n’oublie pas combien il a compté.

Album plutôt serein et grave, « on note toujours dans la poésie, splendide, de la Brestoise une note de tristesse, de pessimisme, de cassure d’avec le bonheur… Annkrist demeure pourtant une femme de la fête des sens, de la fête des couleurs, de la fête du retour sur soi-même. »  [4]

La lumière descend la ruelle
Plus lentement que les passants
Transpercés d’une brume telle
Alors c’est l’hiver sûrement
Prépare tes souliers de vair
Au bout de tes doigts t’auras du sang
Faut prévoir le compte à revers
D’ l’amour qui bat en foutant l’camp  [5]

L’année suivante, un troisième album, aux tonalités nettement plus rock, plus électriques : Batik original. Mais toujours ce goût des lumières et cet onirisme paradoxal, car ancré dans une réalité vécue de près. Le critique de Libération, Bayon, ne s’y trompe pas : «  … cette étrange fille de Bretagne perdue entre la rue de Siam et la 42ème est une des personnalités les plus attachantes de cette nouvelle chanson française au féminin qui a choisi de se faire entendre sans fatalement avoir à tortiller du cul ni nécessairement entrer dans les ordres. C’est quelqu’un.  »  [6]

J’arrive à Montparnasse et si c’est le Nouvel An ce n’est pas trop tôt
Si quelqu’un me dépasse c’est ma fatigue lasse dans les lavabos
Je la vois dans la glace qui me parle à toutes petites traces avec ses cils froids
Et pour les lendemains de fête : je peux compter sur elle, elle peut compter sur moi  [7]

C’est seulement en 1986, après de nouveaux lointains voyages et des tournées çà et là, que viennent deux albums auto-produits, Bleu cobalt et Ange de nuit. Ils seront vendus principalement à la librairie anarchiste Publico, à Paris, dans quelques lieux militants ou après quelques concerts, rarement en boutiques « spécialisées ». Baignés d’une même atmosphère concoctée avec ses fidèles complices, Runarvot et Bouillol, les deux vinyles forment un diptyque captivant. À tel point que la critique y arrêtera ses oreilles avec assez d’intérêt pour que, quelques mois plus tard, un prix spécial de l’académie Charles Cros soit décerné à l’artiste (Imagine-t-on un livre auto-édité recevoir le prix Goncourt ?).

Pardonnez-moi, car moi je ne pardonne pas
Je n’irai jamais plus où le soleil est là

J’ai rêvé cette nuit qu’il nous mettait à mort
Que nous restions en vie et c’était pire encore  [8]

L’an dernier, comme une surprise, un livre consacré à Annkrist était publié aux éditions Goater  [9]. Il comprenait les textes des chansons, dont un paquet d’inédites, mais aussi des témoignages et des articles de presse.

Aujourd’hui Annkrist apparaît dans le nouveau film de Rabah Ameur-Zaïmeche : Le gang des bois du temple. Et grâce à l’enthousiasme et à l’efficacité du journaliste-écrivain Jean-Luc Porquet, fidèle auditeur d’Annkrist depuis des lustres, c’est donc l’ensemble des chansons qui refait surface à travers un coffret CD produit par ses soins.

Lundimatin vous donne à entendre trois chansons extraites de ce coffret, comme avant-goût :

27, rue Kernedeïs (1975)

Chanson d’amours (1979)

La pluie dans la tête (1986)

Annkrist enchantée, coffret 3 CD, produit par Cristal iroise, distribution : Kuroneko. (Jaquette et livret illustrés par Wozniak). 2022. 17 €

Illustration : Kristen Noguès et Annkrist, photographie de Claude Fonteyne, 1974.

[1Annkrist, Prison 101, in Annkrist (1975).

[2Annkrist, 27, rue Kernedeïs, in Annkrist (1975).

[3Michel Runarvot, bassiste, disparu en septembre 2022.

[4André-Georges Hamon, Annkrist, la force d’une vision intérieure, Ouest-France, 1978.

[5Annkrist, La lumière descend la ruelle, in Tendre est ma nuit (1978).

[6Bayon, Une petite lumière verte, mademoiselle Annkrist, Libération, 11 décembre 1979.

[7Annkrist, P’tites lumières, in Batik original (1979).

[8Annkrist, Enez Eussa, in Bleu cobalt, 1986.

[9Annkrist, ouvrage coordonnée par Jean-Claude Leroy, éditions Goater, 2021.

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