À Saint-Nazaire : « on réapprend à construire ensemble »

Retour sur la deuxième Assemblée des assemblées à Saint-Nazaire (5, 6, 7 avril)

paru dans lundimatin#188, le 23 avril 2019

Les 5, 6 et 7 avril derniers se tenait à Saint-Nazaire la deuxième « Assemblée des assemblées » des Gilets jaunes après celle de Commercy en janvier. L’article qui suit est un compte-rendu partiel de ces rencontres qui en tire un bilan enthousiaste (« ce week-end fut historique ») quoique mitigé. Mais lorsqu’il évoque les « limites » et les « déceptions », l’auteur les intègre malgré tout à un long processus : « la démocratie doit se concevoir comme un apprentissage douloureux ». Pourtant, d’après les échos qui nous viennent d’autres sources, il semblerait que ce soient au moins en partie les formes même de la démocratie qui aient rendu ces quelques jours douloureux : obsession du vote, formalisme exacerbé, présence massive de militants aguerris, etc. Si nous pensons qu’il est vital pour le mouvement des Gilets jaunes de pouvoir s’organiser à l’échelle nationale autrement que par les canaux virtuels (facebook, telegram, etc), il nous semble un peu triste que ce processus, par bien des aspects, s’en tienne à reprendre les codes de la démocratie que l’on connaît : des représentants, élus, qui votent des textes et s’enlisent dans des conflits que plus personne ne comprend. Pourquoi ne pas simplement profiter de ce genre de moments pour échanger sur les différentes situations locales, se forger une perception plus aigüe de l’état du mouvement et de ses différentes composantes et coordonner éventuellement quelques actions pertinentes ?

[Photo : Yves Monteil]

Fin janvier, l’initiative de Commercy (petite ville perdue au cœur du Grand Est) posait les bases d’une structuration des gilets jaunes. L’idée ? Réunir des représentants de groupes des quatre coins de la France pour expérimenter une coordination, avec l’idée de proposer au mouvement une structure horizontale et une mise en pratique de la démocratie directe. Un pari fou et une réponse aux sceptiques.

Deux mois plus tard, à Saint Nazaire, pour le 2e opus de l’Assemblée des assemblées, les ronds-points semblent souscrire à l’idée : près de 250 délégations ont fait le déplacement pour porter la voix de leur groupe dans les débats. Succès pour l’équipe nazairienne, mais aussi défi logistique. Les portes de potentiels lieux d’accueil se sont fermées une à une, à Saint Nazaire et dans la région. Qu’importe, aux coups durs affligés à l’organisation répondent les coups de folie des organisateurs. Pourquoi ne pas faire ça ici, à la maison du Peuple, où se tiennent des assemblées populaires tous les soirs depuis des mois ? Pourquoi ne pas détruire ce rez-de-chaussée de l’ancienne sous-préfecture ? Abattre les murs et parier que cela suffira.

Le groupe organisateur le sait, le symbole est fort. La maison du Peuple a déjà colonisé les imaginaires jaunes un peu partout en France. Occuper un ancien bâtiment de pouvoir (une sous-préfecture) sur un coup de tête et en faire un lieu de vie et d’organisation, ça laisse rêveur. Et puis ce dernier pied de nez : y accueillir une assemblée des assemblées, en faire la capitale de la contestation jaune le temps d’un week-end. Un pouvoir en chasse un autre.

Le contexte, lui, a bien changé. Deux mois ont passé depuis Commercy, la détermination des débuts a dû apprendre à composer : la fatigue, puis les doutes. La litanie des journalistes de préfecture, la banalité des violences policières et judiciaires opèrent un inlassable travail de sape. Pour ceux qui refusent de désarmer, Saint Nazaire porte la promesse floue d’un nouveau débordement, d’un nouveau front.

« Ça va être compliqué  », « on va expérimenter  », « tout ne sera pas parfait  »

Devant l’impatience des mandatés, l’équipe organisatrice s’affiche prudente. L’ampleur de la tâche est immense, et les trois jours de discussion n’y pourront rien. Plénières alternent avec des groupes de travail thématiques. Sous les tonnelles et les chapiteaux qui bordent le bâtiment, la foule se divise puis se subdivise jusqu’à atteindre une taille raisonnable. D’un pas pressé, les plus gourmands fendent la pluie battante pour passer d’un groupe à l’autre. La formule est bien conçue, inconnus se lâchent et sympathisent. Nouveauté, les groupes ont pu proposer leur propre axe de travail : « Municipalisme » pour Commercy, « Charte des gilets jaunes » portée par Montpellier ou encore « Maison du Peuple » par Saint Nazaire, etc.

Ces petits groupes de discussion font la part belle aux vécus. À la violence de la répression répond le soulagement de se découvrir moins seul. Chacun narre ses actions, étonne le voisin par son audace ou sa créativité. Bloquer l’économie, récréer localement du lien, produire pour tous, reprendre les rond-point, imaginer une autre organisation du vivant, cibler certaines entreprises, mettre les autorités sous pression, développer l’éducation populaire, lutter contre le mal-logement, attaquer les symboles du désastre : chacun y va de son urgence, espérant emporter l’adhésion.

Les expériences locales se mélangent dans un immense bouillon de révolte et d’envies, les pages se noircissent, on se donne rendez-vous. On découvre aussi des pratiques dont on ne soupçonnait pas l’existence : Blocage des usines Airbus dans le Sud-Ouest, péages occupés et ouverts pendant plusieurs semaines, marchés citoyens hebdomadaires, etc. « Comment ça se fait que j’étais pas au courant ? Personne n’en a parlé, c’est pas normal, bordel  » s’agace un délégué. L’idée d’une grande plateforme d’information revient, pour ne plus dépendre de personne. Sur les 70 accréditations accordées, une bonne partie des badges rouges (média) ornent d’ailleurs des gilets jaunes : pages Facebook, auto média, documentaristes et médias indépendants sont présents en nombre. La critique se mue en acte : raconter soi-même son histoire, reprendre le contrôle de sa parole, se libérer de toute délégation.

C’est dans ces groupes réduits que se prend aussi le pouls du mouvement. Plus qu’à Commercy, la détermination s’affiche, il n’y a plus personne pour douter. 4 mois de lutte sont passés par là et ont transformé, même parmi les plus réfractaires. Il ne reste plus qu’à s’organiser. S’organiser pour y croire encore. L’idée d’une coordination plus approfondie est longuement discutée. Remobiliser puis agir, frapper simultanément un peu partout : l’idée remporte l’adhésion. Le calendrier promet son lot d’opportunités : 20 avril, 1e mai, élections européennes, sans oublier le G7 à Biarritz, fin août et les élections municipales en 2020.

Lorsque tous les délégués retrouvent l’assemblée plénière, l’ambiance est différente. On y expérimente la démocratie directe dans ce qu’elle a de complexe, d’utopique, et à Saint Nazaire, il y a beaucoup plus de monde qu’à Commercy, peut-être trop. L’assemblée éprouve ses premières limites. Côté micro, on se veut rassurant malgré le temps qui file à toute vitesse. Parvenir à se mettre d’accord sur un appel avant le dimanche soir s’annonce compliqué, mais personne ne veut y renoncer.

Une première proposition de texte commun est finalement soumise à l’assemblée dimanche en milieu de journée. Décevante. Certains consensus des groupes de travail semblent être passés à la trappe : on crie à l’arnaque, on s’indigne auprès des voisins. Dans les faits, il s’agit d’un texte a minima pour espérer arracher une validation, quitte à décevoir les ambitieux. D’autres textes, plus restreints et thématiques, plus concrets aussi, sont proposés en parallèles et plus facilement votés. Elections européennes, répression et annulation des peines, assemblées citoyennes et convergence écologique auront donc droit à leur propre texte. Pour la première fois en trois jours, la pluie cesse, le soleil redonne espoir aux fumeurs.

Alors que l’après-midi est déjà entamée, le rêve d’un appel de Saint Nazaire semble encore loin. Des choix sont faits pour y croire encore un peu : un nombre limité d’amendements est concédé. Faut-il parler de prisonniers politiques ? Exiger l’amnistie ou l’annulation des peines ? Un amendement de dernière minute est adopté sans vraiment de débat : l’objectif de sortie du capitalisme. Le texte est adopté par une très large majorité. Une fois de plus, la voix des délégués s’élève dans la grande salle, « On est là, on est là… ». Mais cette fois est différente, la fièvre jaune fait vibrer ces centaines de squatteurs de sous-préfecture. L’appel n’est pas parfait, mais le symbole est là, l’honneur est sauf et la joie tenace.

Pourtant le consensus ne dure pas et s’éteint avec le chant. L’amendement de dernière minute sur le capitalisme passe mal, « un coup de poignard dégueulasse  » lance un délégué. Des mots mal choisis : trop connotés, trop clivant, pas suffisamment à l’image des gilets jaunes dans leur diversité. L’absence d’orientation concrète et de proposition stratégique noires sur blanc sont fustigées par d’autres. En vain, le texte a été voté, il est définitif. Mais le souvenir du consensus de Commercy se volatilise.

Ce week end des 6, 7 et 8 avril fut historique, mais à ceux qui y ont placé leur espoir, il a surtout rappelé une chose : la démocratie doit se concevoir comme un apprentissage douloureux. C’est ce que l’équipe de Saint-Nazaire rappelle quelques jours plus tard, dans un message adressé aux participants : « Tout comme à Commercy, nous pouvons faire de ces 3 jours quelque chose de fondateur, particulièrement dans les enseignements à tirer, dans les erreurs à ne pas reproduire. Cette démocratie réelle que nous construisons et inventons s’inscrit dans le temps réel et dans sa complexité, dans une temporalité de la longueur et non dans la rapidité de celle des personnes que nous combattons. Nous n’avons que 4 mois d’expérience mais déjà que de chemin parcouru en si peu de temps !  »

Malgré les déceptions, rendez-vous est donné pour début juin. Deux groupes se sont déjà proposés pour accueillir et faire vivre un 3e opus qui s’annonce décisif.

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