Par temps de Guerre : Michaux 1940-1944

« La catastrophe lente ne s’achève pas. »

Ut talpa - paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Aujourd’hui, ce texte est dédié à tous ceux et toutes celles dont la santé mentale a joué des tours. À ceux ou celles qui ont eu affaire avec la psychiatrie. À la mémoire de M. 

Il ne s’agira pas de biographie, ni d’histoire.

La séquence 1940-1944 est « l’année qui en est quatre », « qui en est cinq », « année qui sera bientôt toute notre vie » : en somme l’année maudite (16). Une année anémiée unique, vue depuis les belvédères du pays de l’atroce. La même année où, à Paris, l’histoire s’illumine pour l’Ange de Benjamin : parataxe concassée de scintillants décombres. Entrer dans l’année lente et longue n’exige pas l’histoire ; en elle, la ligne chiromancienne du temps s’est cimentée : « l’année était comme un mur devant la race des hommes » (66). Aussi ce qui suit est-il un peu spécial : un exercice atemporel en Poétique tactique. Nous y œuvrons en qualité de topographe. Nous y mènerons l’examen systématique d’un chronotope ; celui depuis lequel Michaux destine sa lettre aux lisants à venir : le chronotope de la « Cité du Temps interrompu » (53).

Cette Cité est un réseau épars. Elle n’est pas celée entre deux dates. 1940-1944 nous concerne encore maintenant ; sur le mode présomptueux des mises-en-garde. Comme Umberto Eco proposa un jour les quatorze traits reconnaissables de l’Ur-fascisme – du fascisme originaire, enjambeur des alpes historiques ; Michaux énonce les sensations-témoins d’une atmosphère de catastrophe naissante : ses poèmes, ruses de l’exorcisme (« La plupart des textes qui suivent sont en quelque sorte des exorcismes par ruse. »), il les conçoit comme des tourelles de bombardement et des attaques de bélier ; véritable arsenal, voué à « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile » (9).

Dresser les plans de la « Cité du Temps interrompu », c’est fabuler en moraliste offensif : chercher l’air de famille, le trait filial qui nous conduit de cette année à la nôtre. C’est préparer l’arcane d’une première riposte imaginaire.

– Comment le Poème permet-il, lorsque le mal est fait ; lorsque « la catastrophe lente ne s’achève pas. » (53) ; lorsque les « siècles aussi vivent sous terre » (57) ; lorsque les « têtes sont farcies de foutaises » (64), lorsque la Voix parle, que l’excroissance du Père, « immense père reconstruit géant » (12), a fait retour et que « le Dominateur cherche une nouvelle ascension-puissance » (71) ; comment, malgré ces inutiles brisements, le Poème permet-il d’« en sortir » (8) ? Comment le Poème manigance-t-il des « souvenirs pour résister » (82) sans pourtant que la « haine » ne prenne, à nos yeux, « une allure sanitaire » (64) ? –

Un Sphinx dans la Cité : Axiome et stratagème de la servitude psychique

Réduisons d’abord la Cité à la tête. Soyez Œdipe. Votre Cité est frappée d’une morbidité psychiatrique : le Sphinx. Qu’est-ce que le Sphinx ? Le Sphinx est l’ennemi intérieur : l’ennemi qui croît du dedans – mais dont les matériaux viennent du dehors. Michaux, sous le masque du « Maître de Ho », énonce, à travers l’image du Sphinx, l’axiome de la servitude psychique : « Celui qui ne dissout pas celui qui vient à lui, un Sphinx s’y forme et c’est de Sphinx que l’on meurt. » (56) Spinoza verrait dans la formation intérieure du Sphinx la multiplication métastatique d’idées inadéquates, mutilées et confuses. Il ferait du Sphinx l’hypostase des causes extérieures, se bouclant et tournoyant au creux du conatus (l’effort d’exister d’un être). Une determinatio simultanément negatio : une excroissance négatrice. Michaux, lui, effeuille la consistance du Sphinx par ses figures et ses effets. Le Sphinx c’est d’abord « l’Homme qui te parle ». Mais qui est cet Homme qui te parle ? Il est deux Hommes. L’« homme que tu fus » et, en même temps, « le père que tu as eu ». Freud dirait : le surmoi paternel, l’imago infantile. Pour Michaux, c’est l’homme passé, Toi petit et le Père d’hier. Si, pour Freud, la préhistoire du sujet est un monceau de ruines subconscientes à valences affectives ; pour Michaux, cette préhistoire est le lieu de fossilisation d’un « Sphinx qui te fus soumis ». Un Sphinx soumis, c’est-à-dire : non pas asservi à tes fins, mais soumis comme on soumet une question, une devinette, une énigme : c’est l’essence du Sphinx, l’énigme. L’enfant et le Père parlent en toi, Œdipe de la Cité, d’une « Voix » énigmatique qu’il faut savoir dissoudre.

Mais pourquoi faudrait-il dissoudre la formation du Sphinx ? Parce qu’il est l’image fossilisée de ce que Michaux appelle les « dépendances malheureuses » (8). Michaux est spinoziste et, à sa manière, freudien : il ne croit pas à la toute-puissance. Il ne croit pas qu’une existence puisse aboutir, sans discipline, à une « harmonie parfaite », ce serait, pour lui, « bien extraordinaire ». L’axiome du Sphinx a pour corrélat la définition universelle de la situation : « Toute situation est dépendances et centaines de dépendances. » Par conséquent : « Il serait inouï qu’il en résultât une satisfaction sans ombre ou qu’un homme pût, si actif fût-il, les combattre toutes efficacement, dans la réalité. » (8). Or l’insatisfaction donnée des circonstances a pour propriété, justement, de « ne pas passer ». « Tout durcit » dit Michaux sous le masque du Maître de Ho, « tout durcit et revient à la tête » (56). Plus encore : « Tout dépose. Tout fait pierre… » : « Le sourire, le visage pur, que avide tu regardes, c’est lui, c’est lui-même, incompris, qui te fera ta plaie, et qui, le temps venu, de durs rochers sans fin t’encombrera. » (56). Autrement dit : le Sphinx est la pétrification des dépendances malheureuses et cette pétrification est suscitée par la question incomprise qu’elles posent.

Tout durcit, tout dépose, tout fait pierre mais, Michaux ajoutait déjà : « Tout tombe, dit le Maître de Ho. Tout tombe, déjà tu erres dans les ruines de demain. » (56). Ce qui veut dire : tout dépôt malheureux en toi préfigure déjà le labyrinthe effondré où tu joueras ton avenir. Le pessimisme du Maître de Ho éclate alors dans le poème suivant (« Labyrinthe ») : « Tout enfonce, rien ne libère. », « la prison ouvre sur une prison », « Rien ne débouche nulle part ». Le Sphinx est l’architecte du labyrinthe : « labyrinthe, la vie, labyrinthe, la mort / Labyrinthe sans fin, dit le Maître de Ho. » (57) Mais comment vivre son labyrinthe ?

Le poème de la page 106-107, « La vie double », décrit pragmatiquement le phénomène de formation du Sphinx. « J’ai laissé grandir en moi mon ennemi. » écrit Michaux. Il le découvre après-coup et juge que, s’il s’en était « aperçu à temps », s’il avait su « qu’il y avait des mesures à prendre » peut-être qu’on aurait pu l’éviter. Cet aveu l’éloigne un peu du pessimisme du Maître de Ho. La croissance de l’ennemi se fonde sur l’accumulation intérieure de matériaux inutilisables, recontrés lors de réflexions, de voyages, d’études, de vivotements. « Inutilisables, mais . » « Or, petit à petit, s’édifiant sur ces décombres forcément toujours un peu de la même famille (car j’écartais toujours les choses d’un même type), petit à petit se forma et grossit en moi un être gênant. » (106) Les restes, la déchetterie, le déchet en nous, sert de support élémentaire à la formation du Sphinx. Ses rebuts sont pour lui le rebus duquel interroger son hôte. « …s’élevant sur l’accumulation grandissante de matériaux hostiles à mon architecture, il en arriva à être presque en tout mon ennemi ; et armé par moi et de plus en plus. » (107) Mais quel est le processus par lequel on alimente son ennemi ? Pour Michaux, c’est très simple : l’effort par lequel on cherche à éliminer de nous ce qui constitue une contradiction. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas l’accumulation de contradiction en soi qui fait croître le Sphinx : c’est aussi l’effort pour les éliminer. « Plus j’éliminais de moi ce qui m’était contraire, plus je lui donnais force et appui et nourriture pour le lendemain. » (107) Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que chercher à sortir la contradiction de soi, c’est voir dans la contradiction une force funeste, avoir peur de sa menace : or le Sphinx, justement, s’approprie ces contraires craintifs pour apparaître. Si je dis A, il dira NON-A : et, partant, se profilera en négatif le long de moi comme un échafaudage hostile. Le seul remède restant est décevant : absorber du négatif, afin de ne pas nourrir l’ennemi, et en faire une part positive de soi. Or cela implique de s’avilir, de se mouiller. « Il sait à présent, me suivant partout, où trouver ce qui l’enrichira tandis que ma peur de m’appauvrir à son profit me fait m’adjoindre des éléments douteux ou mauvais qui ne me font aucun bien et me laissent en suspens aux limites de mon univers, plus exposé encore aux traitres coups de mon ennemi qui me connaît comme jamais adversaire ne connut le sien. » (107).

Il ne reste plus qu’à établir le stratagème imaginaire que nous pouvons déduire de la logique du Sphinx, comme la Fontaine cherchait, à la fin des fables, une moralité quelconque.

Stratagème intérieur (I) de la « Cité du Temps interrompu » :

Repérer et dissoudre les Sphinx ; résoudre ou trancher la question qu’ils te posent ; s’adjoindre, dans le cas d’une percée trop massive du gêneur, le négatif dont il se sert ; s’identifier par-delà soi et non-soi ; assumer la « récolte toujours bifide d’une vie double ».
Ut talpa

La semaine prochaine, nous explorerons le « Pays » de la Cité du Temps interrompu. Non plus l’individu intérieur, mais la constellation des tyrans et des dominateurs qui l’occupe. Nous étudierons comment déceler « dans le Spectre même de la puissance, la succion effroyable du Vide » (25)

Nous approcherons alors de la réponse à la question de savoir comment le poème forge des stratagèmes, des exorcismes, des « souvenirs pour résister ».

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