Le hantement du monde - Barrières d’espèces, barrières d’espace

Gil Bartholeyns

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Des superincendies aux pandémies, le dénominateur commun est l’effraction continue des espaces et le brassage brutal des espèces. En traitant les non-humains comme des choses, nous avons créé les conditions de notre propre fin. Comment sortir d’une très longue histoire.

Lorsque paraît, en 1906, La Jungle d’Upton Sinclair, enquête et récit effarant sur les abattoirs de Chicago, l’hygiène des lieux est au cœur du scandale. Le président Roosevelt appelle Sinclair à s’expliquer. Il entre dans le bureau ovale, on l’imagine circonspect, et l’affaire débouche sur les premières lois de protection des consommateurs aux États-Unis. L’écrivain voulait dénoncer la corruption et « l’esclavage » de la main d’œuvre, essentiellement des immigrés d’Europe de l’Est, dans ces lieux d’anéantissement de la vie. Mais c’est la raison sanitaire – l’estomac, dira Sinclair – qui l’emporta sur le cœur. Aujourd’hui s’ajoute la prise en compte des conditions de vie et d’abattage des animaux d’élevage. Pour leur bien-être ? C’est à voir. Pour la menace sanitaire qu’ils représentent ? Assurément. La chaîne de production et de « démontage » des bêtes, dont Henry Ford s’inspira pour mettre au point sa ligne de montage automobile, est de bout en bout une chaîne de rendement où les animaux ont été tournés en machines thermodynamiques susceptibles d’optimisation, jusqu’à une limite fixée en termes de bombe sanitaire. « Les normes minimales relatives à la protection des [porcs, veaux, poules...] », titre des Directives européennes et de leur traduction dans les droits nationaux, sont en réalité des garde-fous.

Démarrage, engraissement, finition ; lots, cycles, animaux réformés : la poétique de l’élevage industriel est techniciste de part en part. Un « bon éleveur » peut augmenter sa densité de peuplement : on pense qu’il est autorisé à le faire lorsqu’il répond mieux que les autres aux besoins éthologiques de ses animaux. Or pas du tout. L’éleveur de poulets de chair pourra passer de 33 à 39 kilos de poids vif au mètre carré, et jusqu’à 42 kilos (environ 20 poulets sur 1m2) si son taux de mortalité reste inférieur à 3,4 % « dans au moins sept troupeaux consécutifs », et si aucune irrégularité n’aura été constatée pendant deux ans, telle que des « niveaux anormaux... de parasitisme et de maladie systémique dans l’exploitation ». L’obligation d’un vide sanitaire de deux semaines entre chaque ronde, le gazage logistique des troupeaux contrôlés positifs et une batterie de tests encadrent la filière avicole comme tous les autres secteurs. Un monde tyrannisé par la biosécurité, c’est dire le danger supposé par les autorités. Le bien-être, c’est à voir. La menace biotique, assurément.

La zoonose actuelle, devenue pandémique en dépassant la contamination courante des seuls éleveurs, abatteurs ou marchands, prolonge (outre la généalogie virale des Sars et Mers-Cov de 2003 et 2012) toute une série de crises, dont la plus connue en Europe reste la « crise de la vache folle ». Rappelons-nous-en, nous qui préférons invoquer médiatiquement les « grandes pestes » et la grippe espagnole sans préciser que son origine est nord-américaine et aviaire selon toute vraisemblance, avec le cochon comme mammifère intermédiaire, autrement dit issue des basses-cours. Saison après saison, les crises dites de santé publique occupent les médias et sidèrent un moment les esprits, laissant la fourchette en suspension entre l’assiette et la bouche : poulet à la dioxine, grippe aviaire, tremblante du mouton, lait maternisé à la mélamine, lasagnes au bœuf de cheval, salmonellose des nourrissons biberonnés, œufs au fipronil, fraude à l’étiquetage de viandes périmées destinées à l’exportation. Virus, bactéries, prions, chimie.

Nous sommes heurtés par l’abattage préventif ou la destruction des cheptels infectés, mais nous le sommes sans que soient remises en cause les conditions qui conduisent à ces décisions ; sans se rendre compte que ces mêmes animaux auraient été abattus quelques semaines plus tard, à notre profit ; sans se demander si, au fond, il est acceptable de consommer des animaux – en somme de les élever à la tonne, de les vendre à la criée ou au marché noir, de les transporter en pièces détachées aux quatre coins du monde, avec pour seule logique distributive les « barrières économiques ».

Est-ce que Philipp voulait savoir ? Le Martini accomplissait son œuvre inébriante de part et d’autre de la bouteille. Sully se lança.
Les poulets de Frederik Voegele étaient peut-être enfermés mais au moins le risque de maladies et de contagions étaient limités. Philipp écarta les mains pour dire : comment ça donc ? Eh bien la filière conventionnelle critiquait en douce l’élevage en plein air... Le poulet label représentait un risque sanitaire énorme... L’idée était simple.
Philipp avait le pavillon d’oreille qui chauffait.
Avec des poulaillers ouverts à tous les vents, la volaille entrait en contact avec toutes sortes d’animaux, renards, rapaces, rats, fouines, pigeons, corneilles. Les colverts et les oies représentaient un véritable danger...
Encore cette histoire d’oiseaux migrateurs porteurs de la grippe aviaire ! Philipp allait casser les dents à Sully. Mais il voulait aussi écouter.
Les défenseurs de l’élevage intensifs soutenaient la responsabilité de la faune sauvage dans la transmission du virus H5N1 depuis l’Asie, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute pour eux, et ils tenaient à mort à cet argument parce que les ornithologues avaient au contraire montré que les cas de grippe aviaire se produisaient le long des routes commerciales, et il y avait des cas avérés de transmission au sein même de la chaîne de production. Le virus était apparu dans de très grands élevages en Europe et en Afrique par des œufs couvés en Turquie ou par des poussins importés de Chine, sans aucun contact avec la faune sauvage. La transmission entre les oiseaux allait donc sans doute aussi dans l’autre sens : des volailles industrielles vers les oiseaux sauvages.
Philipp commençait à piger.
C’était la même chose pour la peste porcine africaine : les sangliers contaminés menaçaient les élevages de porcs mais le virus avait sans doute été apporté par des viandes ou des ouvriers étrangers, et par des sangliers ramenés d’Europe de l’Est par des chasseurs impatients de les buter dans leurs bois.
Pour Philipp, une porte venait de s’ouvrir sur l’abjection.
Le plus triste était que les représentants du secteur chargés de défendre les intérêts des aviculteurs auprès des pouvoirs publics ignoraient ses données. Ils auraient aimé pouvoir les mettre sur la table quand les industriels s’en prenaient à l’élevage en plein air et au circuit court. Il suffisait au lobby du hors-sol d’agiter le spectre de la pandémie pour valoriser le mode de production intensif. Le confinement total des volailles devenait une garantie sanitaire. Dans le doute, s’abstenir.
— Ils ne croient pas si bien dire ! dit Philipp en donnant congé à son verre pour porter directement la bouteille de vermouth à ses grandes lèvres gercées.
En plus, si la transmission à l’homme se faisait par les oiseaux sauvages, c’était surtout par le trafic d’oiseaux jusqu’au cœur des villes.
Philipp se leva et saisit l’épaule de Sully, maigrelette sous sa paluche, la tint, voulut dire quelque chose, mais le dit sans parler, en maintenant sa prise, jaugeant ce type qui lui récitait comme un évangile apocryphe.
— Bon Dieu de Bon Dieu ! dit Philipp pour se remettre de ses émotions et dans le divan. [1]

On parle à profusion de gestes-barrières. Toutes ces attitudes faciles et difficiles à observer envers soi et entre humains pour réduire les risques de contagion. Ainsi a-t-on vu se diffuser le barbarisme synthétique de « distanciation sociale » (défini il y a plus de dix ans, la page Wikipédia est créée le 13 mars 2020 en français et le 18 mars en anglais). Un tel syntagme convient sans doute mieux que celui de « distance sociale » parce que le suffixe -tion indique une action. Agissons contre, dressons des barrières en effet. À nos comportements radicaux se sont ajoutés des mesures fortes adoptées par les États et les institutions supranationales : suspensions des dividendes, allocation minimum de maintien, délais de remboursement, engagement à revaloriser les salaires... Les demandes sociales de longue haleine ont été comme « données », certaines actées, d’autres promises. Preuve est du moins faite que nous sommes capables d’infléchir la folle course du monde. Ce que les convictions quotidiennes et les balbutiements politiques en matière d’écologie notamment n’ont pas pu, le virus l’a fait – de force et de peur, il est vrai.

Sur ces entrefaites cependant on se met à douter, à redouter. Dans l’espoir ingénu pointe subitement la crainte qu’après l’arrêt mondial de la vie comme elle va, plus que de revenir à son trantran familier, le monde va se propulser de lui-même dans un rattrapage frénétique d’investissements, de destinations exotiques, d’incitations adventices, accentuant les inégalités et la consumation des environnements au lieu de les réparer. Au mieux, suggère-t-on à présent, nous devons nous attendre à la reprise du régime anthropocénique, celui des rationalités néolibérale, capitaliste, extractiviste, empérialiste, égoïste et spéciste, globalisées par l’Histoire à partir des rivages du Vieux Continent. Mais pour l’heure, nous sommes volontaires, pour l’heure nous songeons à des mesures-barrières contre le futur coup d’état d’âme de ceux qui ne voudront toujours pas « atterrir ». Et nous sommes plein de ce sentiment terrestriel d’habiter une seule et même maison, comme il y a quelques mois, face aux superincendies (en Amazonie, en Sibérie, en Australie) provoqués ou accentués par la pression anthropique planétarisée.

Une rumeur phobique avait parcouru les pelouses du campus.
Alors en dernière année, Sully venait de remplacer au pied levé une camarade en stage dans un abattoir. Enceinte, Sara W. avait été écartée pour raison prophylactique. Sully était chargé de délivrer la certification de mort à des cochons. Il inspectait succinctement chaque animal qui descendait du camion dans des effluves de panique primaire. Il faut être en bonne santé pour mourir, s’était dit Sully, si c’est un paradoxe !
Et voilà qu’on reparlait des bactéries résistantes à la colistine dans des élevages de porcs en Chine. La colistine, donnée aux animaux pour augmenter leur masse musculaire, c’était l’antibiotique prescrit aux patients quand plus aucun autre ne fonctionnait sur eux. Or des chercheurs venaient de découvrir que le gène de résistance n’était plus seulement porté par le chromosome de la bactérie, mais par une de ses petites molécules d’ADN dite non chromosomique, qui a justement la faculté de se transmettre à grande vitesse entre les espèces de bactéries. La propagation, désormais, n’était plus limitée à la seule reproduction de la cellule mère aux deux filles.
En quelques années Sully avait appris à craindre le pire et à vacciner, à castrer, à désinfecter, à accoucher, à injecter, à suturer, à analyser et faire analyser, à diagnostiquer la peste aviaire et même le virus de Nipah. Il était bon observateur, bon machiniste, mais il n’était pas en capacité de créer de la satisfaction existentielle. Les animaux étaient seulement des organismes malades, secourus, euthanasiés, aimés comme on aime son lit et tristes comme une chanson est triste.

Les premiers coupe-feux que nous devrions établir, au-delà d’empêcher le « retour à la normale » (business as usual) des profits mirobolants et des agissements spencériens, ce sont des barrières interspécifiques. Abaissées par les échanges et la voracité, ce sont elles qui viennent de catastropher le monde. La traversée brutale de tous les écosystèmes et leur brassage incessant ont ouvert la voie à des invisibles qui, inoffensifs chez leurs hôtes naturels, deviennent pathogènes pour l’espèce humaine. Tous les mélanges ont eu lieu – et pourtant, s’il y a une chose que la culture occidentale craint et hait historiquement, à travers son soubassement judéo-chrétien le plus éhonté, c’est bien le mélange. Elle lui a donné le nom d’impureté, et en son nom elle a jeté à bas des femmes et des hommes, animalisé.es et méprisé.es selon une logique verticale qui réserve au bétail le sort qu’on lui connaît.

Secundum species suas, « selon leur espèce », l’expression revient neuf fois dans le récit biblique des origines composé huit à sept siècles avant l’ère commune, et chaque épisode qui met en péril l’humanité est une transgression de cet ordre. Les premiers parents n’avaient pas à connaître, comme Dieu, ce qui est bien et ce qui est mal (la faute n’est pas sexuelle avant Augustin), ils sont chassés du jardin d’Éden et l’harmonie entre eux et les espèces est à jamais compromise ; de végétarien l’homme devient prédateur. Plus tard, les filles des hommes frayent avec les fils de Dieu, et c’est le Déluge : hormis les espèces témoins de l’arche de Noé, la vie sur Terre est anéantie. Et voici la haute Babel qui prétend défier les forces de la nature ? S’ensuivent l’effondrement et la confusion des langues. C’est ce que nous avons appelé le drame des catégories [2]. Le maintien des catégories est posé comme contrat cosmologique. Sa perturbation est l’état du monde après la chute, le seul monde qu’ait jamais connu l’humanité. Logiquement, l’hybridation, dans tous les domaines, et singulièrement dans l’ordre du vivant, est un tabou ontologique dont il n’est pas téméraire de penser qu’il fait sentir ses effets jusqu’à aujourd’hui.

Ainsi les moines médiévaux jardinent-ils les essences, les princes se délectent-ils d’ordonner leur ménagerie, chacun « selon son espèce ». Mais en séparant, ils regroupent, en organisant ils réunissent. Ours polaires, fauves, singes, aras... Bientôt les curiosa arrivent du monde entier. La dispersion est abolie, qui jusque-là faisait naturellement barrière. Nous ne faisons pas autre chose. La morale catégorique a incontestablement été une source d’assujettissement et de crimes plus que d’équilibre ou d’harmonie. Et il faut rappeler combien une certaine modernité s’est attachée à battre en brèche les dominations classificatrices de race, de classe, de genre et, à présent, d’espèce.

Alors il peut sembler paradoxal de vouloir réintroduire de la différence – des barrières. Sauf à voir que ce ne sont pas des barrières de valeurs. La séparation, l’évitement, la distance portent ici au contraire sur la reconnaissance et l’égard. La perspective pro-spécifique est compatible ici avec les perspectives animaliste et antispéciste. Aux « espèces compagnes » de Donna Haraway, les espaces sans compagnie. Chacun selon son espèce veut dire ici chacun sa maison. Concéder un droit de territoire ou de résidence aux êtres vivants, selon leur nature  : le mot conserve sa pertinence comme condition d’accomplissement. Le renard roux n’était, avant-guerre, presque jamais enregistré comme donnant la rage à l’homme. Pourquoi, dans les années 1980, représente-t-il plus de la moitié des cas [3] ? Avec les coupes forestières, le renard s’est développé au détriment du loup qui était la principale source sauvage du virus rabique, toutefois beaucoup moins que les animaux domestiques qui allaient de la prairie à la maison. La multiplication des habitations humaines achève de bouleverser la niche écologique du renard qui devient malgré lui une espèce synanthrope, vivant sur le même territoire que l’homme sans vivre avec lui. Mais les infections, on l’oublie, vont aussi largement dans l’autre sens, des hommes vers les animaux. La salmonellose est synonyme pour nous d’intoxication alimentaire. Pourtant c’est la zooanthroponose emblématique des animaux domestiqués (animaux de compagnie et animaux de rente). La « transformation épidémiologique » est intervenue dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec le développement de l’élevage industriel où les salmonelles sont désormais endémiques, infectant les humains par l’ingestion de produits animaux. C’est toujours un mélange à trois, et la circularité est son trait historique dominant. La solastalgia, mot désormais fameux, forgé en 2003 par Glenn Albrecht pour désigner le sentiment de tristesse et d’anxiété éprouvé devant la perte ou la dégradation irréversible de son habitat, de son territoire, de son chez-soi, est un sentiment qui nous rapproche brusquement de la condition vécue par des milliers d’autres espèces. L’exil réel ou affectif est partagé.

Frederik Voegele se mettait le doigt dans l’œil s’il pensait que ses poulets Hubbard avaient perdu leurs petits manèges ancestraux. Ils avaient conservé en eux toutes les manières de leurs ancêtres dorés des sous-bois indiens qui s’étaient répandus sur la planète à partir des jungles tropicales où quelques-uns fourrageaient encore, iridescents dans la lumière, s’ébouriffant, vocalisant, l’œil électrique, courant à toute berzingue dans les fourrés, se roulant dans les trous creusés par la mousson, se tapissant à l’ombre fraîche et brumeuse des vastes houppiers, entre les grimpants et les racines serpenteuses des banians centenaires, grattant avec énergie le sol pour surprendre une larve, un insecte, un bulbe, une pousse tendre, une baie tombée, se toilettant et se blottissant pour s’endormir à la tombée du jour éternel. Voegele ne devait pas penser un instant que ses jeunes poules et coqs hardis étaient dénaturés parce qu’ils étaient domestiqués depuis six millénaires, croisés de race en race, sélectionnés de spécimens les plus charnus en spécimens les moins retors. Ils résultaient, comme la dorade ou la fourmi, d’une coévolution avec leur environnement d’origine. Ils lui ressemblaient, il était en eux. Il suffisait de les abandonner sur une île déserte pour les retrouver décuplés en Robinson et Vendredi, trottant dans la luxuriance sans merci mais à leur gré.

Parallèlement aux gestes-barrière à maintenir et aux mesures collectives à inventer contre la probable OPA hostile lancée sur les sociétés démocratiques (autoritarisme, état d’exception rendu permanant), on peut vouloir avant tout restaurer certaines barrières biologiques. La Chine a interdit le commerce et la consommation d’animaux sauvages, puis éclipsé le chien et le chat de la liste officielle des animaux consommables. Ces mesures seront-elles vraiment définitives et, surtout, seront-elles suivies des actes ? Le gouvernement de Pékin avait déjà légiféré en ce sens lors de la crise du Sras en 2003, et il adhère à la convention de Washington contre le trafic de la faune sauvage menacée d’extinction comme le sont la plupart des animaux mis en cause en tant que réservoir viral ou hôte intermédiaire dans les épidémies de Covid.

L’Europe est à son tour un cas d’école, et un exemple suffira. Jusqu’en 2001 l’Europe autorise qu’on nourrisse les animaux d’élevage les uns avec les autres, les oiseaux mangent des farines de poisson, les vaches du mouton... y compris le cannibalisme : l’interdiction du « recyclage intraspécifique » est actée en 2002. Ces mesures ne sont toutefois prises que plusieurs années après la mise en évidence de l’implication des farines dans une maladie à prions chez les ruminants (ESB) et sa transmission fatale à l’homme (maladie de Creutzfeldt-Jakob atypique). La barrière aura été de surcroît de courte durée, puisqu’à partir de 2006 l’interdiction devient de plus en plus dérogatoire et on assiste à la réintroduction progressive des farines d’os, de sang, de cornes, de plumes, d’abord en aquaculture puis pour l’alimentation des monogastriques, quoiqu’en consommation croisée uniquement.

La question n’est pas ici d’être dérangé d’apprendre que des truites sont nourries avec une formulation à base de broyat de poussins, mais que la maladie soit une maladie de franchissement : saut de la barrière d’espèce, et saut de la barrière naturelle ou éthologique, puisque les ruminants ne sont pas des carnivores et qu’aucun vertébré n’est homophage ou alors de façon occasionnelle, en raison de situations exceptionnelles ou bien « non naturelles » comme les poissons élevés en bassin artificiel. Souvenons-nous : à l’été 1906, le président Roosevelt entendait réformer l’organisation du travail de la filière bovine parce que les ouvriers tuberculeux infectaient les viandes et – l’anecdote d’Upton Sinclair est frappante – parce que « des hommes se réjouissaient de découvrir la tuberculose dans leur bétail, parce que ça le faisait engraisser plus vite ».

Les animaux domestiques et les « nouveaux animaux de compagnie » ne sont, eux aussi, interdits au commerce et à la détention qu’à la suite de conséquences indésirables pour les humains. En Europe, l’écureuil de Corée parce qu’il est le vecteur de la maladie de Lyme. Aux États-Unis, tous les rongeurs des forêts tropicales d’Afrique parce qu’ils transmettent la variole du singe, directement ou via les chiens de prairies vendus en animalerie. Les mesures sont toujours locales, ciblées, en réaction. Une fraternité ou sororité élargie consisterait au contraire à ne pas enlever les animaux à leur aire de répartition habituelle, pour ne rien dire de la dévastation de leur habitat en faveur de la monoculture et de l’élevage extensif. Nous sommes à chaque fois comme des enfants après un mauvais bulletin : mis en échec, on se corrige puis, le plus souvent, on reprend nos mauvaises habitudes sur injonction du modèle productiviste-hédoniste à l’égard des non-humains.

Vers 1320, Dante écrit ces mots terribles – c’est Adam qui parle à l’auteur : « Or, mon fils, ce n’est pas goûter à l’arbre [de la connaissance] qui fut le vrai motif d’un tel exil, mais seulement d’avoir franchi la limite/la borne » (traspassar del segno). Prendre date du franchissement. Le XXIe siècle commence exactement avec sept cent ans de retard sur le conseil de la Comédie, qui finit par le paradis mais débute par l’égarement du narrateur « dans une forêt obscure » et se poursuit en enfer, lieu à la fois physique et tout intérieur de la conscience.

Quel sortilège avait-on jeté sur le monde ? En deçà de la pensée et au-delà de la société, se rappela Sully énigmatiquement, voilà le seul contrat digne d’être passé avec la vie.

Gil Bartholeyns est historien et romancier. Il est aussi corédacteur en chef de la revue Techniques & Culture.

Photo : Txmx 2018

[1Les citations sont extraites du roman Deux kilos deux, Paris, JC Lattès, 2019.

[2Avec Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge, Paris, PUF, 2008.

[3Données sur lesquelles se fonde E. N. Shlyakhov, « Influence de l’activité humaine sur l’épidémiologie des zooanthroponoses », Médecine et maladies Infectieuses, 1983, 13, n° 12, p. 784-787.

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