PaPou, le gentil dealer de Courbevoie

Patrick Pouyanné, le pétrole et le crack
Atécopol

paru dans lundimatin#367, le 23 janvier 2023

Les dialogues qui suivent sont librement inspirés des principaux éléments de communication utilisés par les industries pétrolières dans l’espace public pour se défausser de leur responsabilité dans la lutte contre le changement climatique. On les retrouve notamment dans les propos tenus par Patrick Pouyanné, PDG de Total Energies, et d’autres acteurs majeurs du pétrole dans le reportage « Le Système Total » diffusé par Arte, ainsi que par le Directeur Général Occitanie de TotalEnergies à l’occasion du forum Toulouse Zéro Carbone en octobre 2023.

L’opération a été un succès. Le célèbre PaPou, magnat du crack parisien aux airs bonhommes, est enfin en garde-à-vue. Avec lui, l’un de ses bras-droits, le gérant de la plaque tournante d’Occitanie et quelques petites mains, chouffeurs et livreurs un peu paumés.

L’interrogatoire commence, et les dealers de crack tentent de se justifier, avec des arguments bien rodés. « Je ne vois pas ce que vous me reprochez, dit l’un,on ne fait que répondre à la demande ! Les gens veulent du crack, nous on les fournit ! ». Mais le crack, c’est dangereux, souligne un policier. « Vous rigolez ? C’est d’arrêter le crack qui est dangereux ! Les gens sont complètement addicts. Si vous ne les fournissez plus, ils vont faire des crises de manque, en mourir même ! ». Les policiers sourient ironiquement : « A vous écouter, vous êtes des bienfaiteurs en fait ! ». « Vous ne comprenez pas, s’emporte le lieutenant occitan,c’est plus profond que ça : la vie des gens tourne autour du crack ici ; si vous enlevez ça, c’est tout lesystème qui s’effondre !  ». La sincérité est visible dans les yeux des chouffeur-livreurs : « on vous jure monsieur, on n’est pas desméchants, on fait juste notre boulot, et puis vous savez, si demain on arrête de livrer, c’est les autres qui vont prendre le business. Y’a les Ricains qui sont dans le game depuis longtemps, les Russes qui sont jamais très clairs mais qui ont une grosse production à écouler, les Arabes aussi qui ont de gros labos… Bref si nous on arrête, on sera tout simplement remplacés etça changera rien ! ». Devant la mauvaise volonté des gardés à vue qui se retranchent derrière leur partition habituelle, les policiers s’apprêtent à mettre fin aux auditions. C’est alors que PaPou plante son regard de Parrain dans les yeux de l’un d’eux :« Vous ferez passer un message à Monsieur le Maire de ma part. Vous lui rappellerez deux choses. Primo, que c’est moi qui fais tourner l’économie de son bled. Les guetteurs, les nourrices, les coupeurs, les chimistes. Si on arrête d’irriguer, tous ces gens sont à la rue. Et les clients vont gueuler. Des crack protests sur les ronds-points tous les samedis, ça fera pas joli à Courbevoie. Deuxio : qu’il n’oublie pas qu’on apassé un deal. Si on arrête le crack, il faudra nous dédommager. Et ça, ça va coûter cher. Très cher. »

* * *

La comparaison du deal de crack avec la vente d’énergies fossiles présente sans doute quelques limites, mais elle a l’intérêt de faire voir le caractère absurde, voire odieux, de certains arguments utilisés par les pétroliers pour défendre leur activité. Prenons maintenant le temps de les déconstruire plus précisément [1].

Le crack, c’est dangereux !

Premier élément à rappeler : le changement climatique est une catastrophe humanitaire sans précédent. Prétendre ne faire que « répondre à la demande », c’est négliger le fait que ce dont on fait commerce, à savoir les énergies fossiles, est littéralement mortel. Cette simple remarque devrait engager à pousser la réflexion et non à rejeter la responsabilité sur « les consommateurs ».

La sobriété implique le sevrage !

Il est vrai que l’on ne se passera pas de pétrole du jour au lendemain tant notre société toute entière repose sur les énergies fossiles. C’est la raison pour laquelle nous aurions dû depuis très longtemps préparer ce virage afin qu’il ne soit pas trop rude. La responsabilité historique des pétroliers est d’ailleurs immense sur ce plan : il est aujourd’hui de notoriété publique que leur lobbying (dont la fameuse « fabrique du doute ») a très largement participé à renforcer notre dépendance aux fossiles. Quoi qu’il en soit, l’alternative avec le pétrole est la même qu’avec le crack : le sevrage ou la mort. Les pétroliers, et les États qui les accompagnent, doivent donc s’engager dans le sevrage généralisé de notre société, et donc admettre de renoncer à cette activité lucrative. Au vu du peu de ressources fossiles que nous pouvons encore utiliser si nous voulons respecter l’Accord de Paris, ce sevrage se doit d’être extraordinairement rapide, inventif et coordonné. Dans ce contexte, continuer à extraire du pétrole et du gaz du sol, pour contenter toujours plus de nouveaux clients, est parfaitement irresponsable. Agiter le spectre du chantage à l’emploi ou de l’effondrement social n’est pas non plus à la hauteur : tout l’enjeu est justement de participer à une réflexion collective sur la manière de réaliser la transformation profonde de nos modèles d’activités, en limitant au maximum la casse sociale.

Pas de nouveau PaPou dans un monde sans crack

L’idée selon laquelle l’arrêt des activités fossiles d’une entreprise entraînerait automatiquement la reprise par une autre est également à courte vue. Évidemment, sans régulation du marché, affaiblir un acteur n’aboutit qu’à son remplacement. Mais tout comme le marché de la drogue est régulé (par une prohibition partielle), celui des énergies fossiles pourrait l’être. Bien entendu, comme pour le sevrage, cela implique une coordination internationale et mixte entre États et entreprises, mais là encore le choix de communication des pétroliers n’est pas à la hauteur des enjeux : plutôt que de se défausser de toute responsabilité, ils devraient poser sur le devant de la scène publique la question desavoir comment faire pour organiser collectivement la sortie des fossiles. On souligne souvent combien les entreprises manquent de marge de manœuvre pour changer elles-mêmes leurs pratiques dans un marché concurrentiel et féroce. C’est vrai, mais les pluspuissantes entreprises ont des leviers que les plus petites n’ont pas pour transformer les pratiques sectorielles. La question est de savoir si un groupe comme Total Energies essaie vraiment de les activer, ou si le dealer défend simplement son business.

Les mafias ont le bras long mais elles se démantèlent

Les groupes les plus puissants parviennent à conserver leur position de pouvoir parce qu’ils arrivent à mêler leurs intérêts à ceux d’autres acteurs. Il en va ainsi des mafias, qui, entre autres pratiques, savent infiltrer ou mouiller les décideurs politiques afin de les enrôler. Il en va également de même des grands groupes industriels, qui peuvent pousser les élus à s’aligner avec leurs intérêts privés plutôt qu’avec la défense du bien commun. Le chantage à l’emploi ou à la prospérité économique déjà évoqué est un de ces moyens, mais il y a plus puissant encore, et bien moins connu du grand public : les lois ou accords qui imposent aux structures publiques (des municipalités jusqu’aux États) de verser des dommages et intérêts aux entreprises si les régulations qu’elles leurs imposent impactent leurbusiness. Il en existe de plusieurs types. Le traité sur la charte de l’énergie est un de ces contrats opposables par les entreprises. Les tribunaux arbitraux internationaux peuvent également imposer aux Etats de défrayer des multinationalessi leurs politiques climatiques sont trop contraignantes. Au Texas, une loi signée par le gouverneur de l’Étatempêche touteinterdictionde la fracturation hydraulique pour l’exploitation du gaz de schiste. Bref : agir pour le bien commun se heurte parfois à des lois, qui ont bien sûr été mises en place sur fond de lobbying des multinationales. On voit combien le problème est profond, et il est clair qu’il n’y a pas de solution simple à un tel niveau de verrouillage de la trajectoire de nos sociétés. Sortir du traité de la charte de l’énergie, par exemple, comme le souhaitent actuellement plusieurs pays européens dont la France, n’empêche pasd’y être encore engagé pour 20 ans. Mais l’enjeu est justement de ne pas prendre cette situation pour acquise, et d’œuvrer activement à la transformer, et surtout pas à la conserver. L’hypocrisie du discours du parrain du crack PaPou saute aux yeux à ce sujet. Il devrait en être de même pour ceux des magnats des énergies fossiles.

Souligner ces quelques éléments ne lève bien sûr pas toutes les difficultés liées à la sortie de notre dépendance aux énergies fossiles. Néanmoins, cela permet de montrer combienles discours publics des pétroliers manquent, au mieux, de hauteur de vue, au pire, d’honnêteté. Dans tous les cas, au regard de l’enjeu, qui est ni plus ni moins vital pour l’humanité, il apparaît parfaitement irresponsable d’éluder systématiquement la seule question qui compte, à savoir comment sortir de notre dépendance aux énergies fossiles de manière coordonnée et solidaire.

Ce texte est issu des réflexions de l’Atécopol de Toulouse, groupe de scientifiques spécialisé dans l’analyse des enjeux écologiques contemporains. Il a été écrit par Guillaume Carbou, Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication.

[1Pour une analyse plus précise et sourcée de ces arguments, voir le texte consacré à Total Energies sur le site internet de l’Atécopol.

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