1er mai (2/2) : Relire les appels à faire déborder l’événement parisien

Nous avons failli ne pas les publier. C’eût été dommage.

paru dans lundimatin#145, le 10 mai 2018

Le 1er mai 2018 a eu pour principale conséquence une vague de commentaires journalistiques et politiques comme on en voit rarement après une manifestation – surtout dans le cadre de la fête des travailleurs. Les "analyses" journalistiques ont surtout porté sur deux points : l’opération policière (fut-elle suffisamment efficace ?) et le(s) Black Bloc(s) (leurs raisons d’être, l’identité de leurs membres). La réponse politique s’annonce sur ces deux terrains : une commission d’enquête parlementaire concernant le dispositif de maintien de l’ordre et un projet de loi anti-casseurs. Il y eut enfin ces deux interventions, du premier Ministre et du Ministre de l’Intérieur, le premier condamnant "l’irresponsabilité des discours radicaux" et envisageant de demander la dissolution d’"associations" pour éviter de nouvelles violences. Le second annonçant vouloir poursuivre en justice "toutes celles et ceux qui appellent à l’insurrection" et traquer "les organisateurs" des violences. Une enquête préliminaire a d’ailleurs été ouverte dès le lendemain de la manifestation pour "association de malfaiteurs" visant les inconnus qui auraient organisé ou encouragé les exactions. Comme on dit au Figaro : "Le parquet de Paris a lancé la police judiciaire sur les traces des instigateurs de ces dégradations."

A l’inverse de la presse, qui y a peu fait référence, les deux membres du gouvernement semblent donc penser que les "1200 black blocs" présents en tête de cortège ce 1er Mai 2018 ne l’étaient pas sans quelques idées en tête, sans qu’ils ne se soient reconnus dans, par exemple, des appels à manifester. Lundimatin ayant justement relayé plusieurs textes incitant à prendre au sérieux cette date du 1er Mai, nous proposons d’en réexaminer le contenu afin de mieux comprendre ce qui se cachait derrière les mots du Préfet de police de Paris lorsqu’il annonçait, le 30 avril que "des groupes extrémistes [voulaient] faire de cette journée du 1er mai un grand rendez-vous « révolutionnaire »".

Deux articles publiés ces derniers mois et semaines invitent explicitement, l’un à "préparer un 1er mai bien révolutionnaire à Paris", l’autre (traduit en plusieurs langues et destiné plutôt à des personnes n’habitant pas dans la capitale) à se rallier à cette idée. Comme pour chaque article reçu afin de publication, ceux-ci ont suscité des débats au sein de la rédaction quant à leur pertinence : 1) le premier jour du mois de mai (c’est-à-dire plusieurs semaines après la réception de ces appels), quel sera l’état des différentes oppositions à la politique macronienne (cheminots, étudiants, ZAD, entre autres), feront-elles mouvement, et ce mouvement sera-t-il à même d’accueillir une telle proposition pratique ? 2) le devenir funèbre du cortège de tête correspondant à son ossification folklorique (une existence de plus en plus attendue et convenue) ce type d’appel accentuera-t-il ou remédiera-t-il à ce phénomène ? 3) annoncer une telle ambition n’est-ce pas offrir à la préfecture de police et au gouvernement les moyens de se préparer à écraser l’événement, voire à en tirer profit ?

Sur la thématique du 1er mai, non pas pour contrecarrer l’effet de ces appels, mais au contraire pour en permettre une lecture critique et donc plus féconde, un article a été publié qui revient sur les dispositifs de maintien de l’ordre déployés par la préfecture de Paris ces deux dernières années. Texte qui prédisait : "un dispositif semblable à celui du 12 septembre 2017, où le « cortège de tête » perd tout sens puisqu’il se ramène à jouer l’incontrôlé dans un espace lui-même sous contrôle total", tout en pariant tout de même sur la possibilité que s’étende "à toute la ville la zone d’un chaos qu’on aura plus de mal encore à contrôler". Un autre article aurait pu être republié : Nous avons atteint les limites de l’émeute, écrit après la manifestation du 14 juin 2016 – dernière apparition massive du Black Bloc, il se concluait ainsi :

Le cortège de tête du 14 juin est une bombe qui a explosé à l’intérieur du dispositif policier, à raison même du confinement imposé. Nous avons atteint les limites de l’émeute. La prochaine étape est de faire exploser le dispositif policier lui-même.

Et puis, comment cela s’est fait, on ne saura jamais, nous sentons tout d’un coup, d’ailleurs le bruit en court, que nous n’attendons pas mais que nous occupons. Ce n’est pas du tout pareil. Et la nuit va tomber sur des débuts de barricades. Le Quartier est à nous. C’est tout de suite la confusion des grandes fêtes et donc la confusion de mémoire. Cette nuit-là, nous ne nous la rappelons pas, nous la sentons encore vibrer.

L’énergie comprimée dans le dispositif voulait la destitution de ce qui gouverne, elle n’a atteint, à force de compression, que la destruction de ce qui était là. Tôt ou tard, elle envahira la ville, et noiera ce qui nous parle de si haut. Et nous serons alors rendus au sol avec un désir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre.

Quelques heures avant que les premiers manifestants n’arrivent sur la place de la Bastille nous avons aussi relayé une invitation à esquiver le piège préfectoral, et à entrer « en grève reconductible concernant le rôle qui nous [le cortège de tête] est assigné par les autorités dans le défilé » - grève sauvage devant entraîner bien sûr un sursaut de créativité.

Mais pour revenir sur les deux appels à un « 1er Mai révolutionnaire » et « international », outre les questions qu’ils suscitaient, ils nous semblaient aussi déployer des analyses intéressantes. On y notera par exemple un rapport à mai 68 qui évite de balayer cet événement historique comme une révolution ratée ou une machine à produire des macronistes, tout en évitant la commémoration débilitante.

Aujourd’hui, certains journalistes, intellectuels, artistes et politiciens souhaitent commémorer l’année 68 et ses révoltes, qu’ils présentent comme animées uniquement par le désir de démocratie capitaliste, de plaisir individualiste et libéral. Une fois encore, il s’agit de vendre, de l’audimat, des torchons littéraires et des bulletins de vote ; il s’agit en fait de neutraliser et de mettre à distance ce qui a pu se jouer de politique lors de l’une des années les plus subversives, violentes et offensives de l’après-guerre. Analyser l’histoire pour marteler sa fin, évoquer la fougue et la révolte d’une génération pour mieux enfermer et pacifier la suivante.
D’un mai sauvage à l’autre...

Nous, ce que l’on retient de mai 68, c’est 4 choses : 1- il y avait déjà des « casseurs » à l’époque, mais quand on est assez de casseurs on n’est plus des casseurs, on est un événement ; 2 – on n’arrive à rien si on ne parvient pas à bloquer le pays ; 3 – niveau ravage de la Terre, perte de sens de tout, zombification des gens, aberration de l’ordre social, triomphe de la technocratie et extension du malheur, le capitalisme s’est appliqué à réaliser avec méthode tout ce qui se disait de lui en mai 68 ; 4 – puisqu’en 68, en organisant l’abondance le pouvoir a récolté l’émeute, il s’est dit qu’en organisant la pénurie il aurait peut-être le calme. Pas sûr qu’il ait eu le calme, par contre la pénurie, on connaît, pas de doute qu’on s’y enfonce tranquillement

Donc, nous, on s’en fout de mai 68. Que Cohn-Bendit soit pote avec Macron et Debord à la Bibliothèque Nationale, ça ne nous fait ni chaud ni froid. Et surtout, ça n’est pas une raison pour ne pas se donner rencard en mai prochain, vu la situation. On ne va pas laisser Macron dérouler ses plans tranquillement pendant dix ans. On ne va pas se laisser marcher sur la gueule en nous récitant du Molière. Nous, on veut déchiqueter le désastre.
Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde

Pour en prôner une réappropriation en actes :

Nous nous rendrons à Paris parce que nous pensons que, tout autant que l’état du monde, les mots et l’histoire méritent eux aussi un combat. Il ne s’agit pas de fétichisme ou d’idéalisation d’une période révolue, mais de se nourrir, de rendre vivantes une mémoire, une histoire, des vies et des luttes, ainsi que les désirs et visées qui les ont traversés. Il y a cinquante ans, des milliers de compagnons se sont lancés à l’assaut du ciel. Qu’ils aient finalement échoué à abattre le capitalisme n’est pas l’important. Ce qui nous importe, ce sont les questionnements, les gestes et les élans qu’ils ont posés et comment leur faire écho, comment les respirer, les interroger, les réitérer peut-être. Comme le disent nos amis zapatistes, l’avenir est dans notre passé...
D’un mai sauvage à l’autre...

On pourrait donc faire ceci : plutôt que commémorer 1968, essayer d’organiser un beau mois de mai 2018.

En avril, rester présents, être aux aguets, mais surtout préparer un 1er mai bien révolutionnaire à Paris – les deux derniers n’étaient pas mal, malgré la férocité croissante des tactiques policières. En plus, à coups sûr, du fait de la date, il y aura tout un tas de Grecs, d’Italiens, d’Américains, d’Anglais, de Belges, d’Allemands qui trippent un peu sur mai 68 ou sur ce qui s’est passé en France ces dernières années. Évidemment, il faudra penser à les inviter explicitement à venir pour cette occasion, les inviter à rester aussi, et donc les accueillir et leur faire sentir qu’ils sont les bienvenus.

Pour la suite, tout est à construire – des occupations, des blocages, des grèves, des start-ups à rayer de la carte, des nuits à discuter, des manifestations sauvages comme on n’ose plus en faire, des manifestations tout ce qu’il y a de plus déclaré, une bordelisation du centre-ville yuppifié de Paris, et c’est pas les cibles ni les occasions qui vont manquer en mai 2018. Mais pour cela, il faudrait commencer dès maintenant à capter les composantes disponibles de tous horizons.

Bref : pousser notre avantage (quoi, vous célébrez 68, et l’émeute serait illégitime, l’occupation illégale, l’évanouissement du pouvoir inimaginable, la révolution impossible et le bonheur proscrit ??!!).
Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde

Et actualisée...

La braise couve sous la cendre de l’anesthésie macronienne. Le gouvernement le sait. C’est pour ça qu’il veille à s’épargner toute épreuve critique. C’est pour ça qu’il ne s’attaque qu’aux faibles, ou à ceux qui se déclarent vaincus d’avance. C’est la stratégie de la non-bataille : une guerre dont la victoire consiste à esquiver toute épreuve de force décisive.

Il n’y a pas d’adhésion aux manœuvres gouvernementales, hors des sphères gouvernementales elles-mêmes notamment médiatiques. Ce qu’il y a, c’est une immense indifférence, une désaffection, une lassitude et une démoralisation, une démoralisation à laquelle les propriétaires de l’espace public travaillent assidûment, jour après jour.

Mais depuis la fin en queue de poisson du mouvement contre la loi Travail, il y a aussi tout un ensemble d’énergies diffuses, tout un ensemble de désertions imperceptibles qui tracent discrètement leur chemin. Il y a tout un élément inflammable en suspension, qui n’attend qu’une occasion pour se réagréger, une occasion qui ne soit pas la répétition mécanique de la tactique dépassée du « cortège de tête ». À cela s’ajoute, malgré la savante communication gouvernementale, si prodigue en contre-pieds, en effets de surprise, en jeux à cinq bandes et autres faux-semblants, les premiers effets de la politique réellement menée. Ces effets réels suscitent des mécontentements qui ne se laissent plus étourdir par tant d’artifices. Si tout le monde n’est pas à bout, le burn out général n’est plus très loin. Alors pourquoi ne pas tout mettre H.S. avant d’être soi-même H.S. ? Plutôt que d’attendre que le pouvoir nous donne l’occasion, qu’il ne nous fournira jamais, d’arrêter le train de malheur dans lequel il nous emmène, pourquoi ne pas la précipiter nous-mêmes, cette occasion ? Pourquoi ne pas la décider ? Et puisqu’au fond toutes les raisons de faire la révolution sont là, pourquoi ne pas se donner des dates et concentrer les forces ?
Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde

Nous nous rendrons également à Paris pour ce qui s’y joue actuellement, pour soutenir nos camarades français et présenter nos meilleurs vœux à Macron. Elu sur le rejet de la classe politique traditionnelle et se présentant comme « apolitique », Macron met en œuvre depuis un an une politique néolibérale à un rythme frénétique : destruction des droits sociaux, autoritarisme assumé, accroissement du contrôle étatique. Sa première erreur pourrait être de mener actuellement de front des réformes du baccalauréat, de l’accès à l’université et de la SNCF, tout en ayant rendu clair qu’il s’apprête à démolir le secteur public français. Les cheminots, connus comme étant les ouvriers les plus combatifs, ont initié un mouvement de grève qui affectera fortement les transports à partir de début avril. De nombreux lycéens et étudiantes ont commencé à bloquer et occuper leurs écoles et universités. Dans la fonction publique, les travailleurs comprennent que les cadences infernales et le management agressif auxquels ils sont soumis ne feront qu’empirer. Bien sûr le gouvernement double ses attaques politiques d’attaques médiatiques contre les cheminots et les fonctionnaires, alors que les occupations de lycées et d’universités font face à une répression policière et administrative féroce.
D’un mai sauvage à l’autre...

Entre le visionnages de quelques reportages sur les Black Bocks, et la lecture de deux-trois menaces gouvernementales, nous conseillons donc de relire ces « appels à l’insurrection » que notre ministre jure de traîner devant les tribunaux.

D’un mai sauvage à l’autre...

Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde

PS : Puisqu’il fut, la semaine passée, beaucoup question de « violence », nous vous proposons de voir ou revoir les vidéos que nous avons réalisé il y a peu avec Elsa Dorlin, autrice de Se défendre – une philosophie de la violence.

Interventions qui aident à sortir des considérations morales sur une question (la violence révolutionnaire), qui « en soi » nous semble avoir peu d’intérêt.

PS (bis) : Il est évident que la stigmatisation médiatiquement unanime - de l’extrême-droite jusqu’à la France Insoumise - d’une partie des manifestants selon la couleur de leur kway relève d’un déni de réalité autant que d’opérations politiques. Qu’une part toujours plus grande, voire massive ce 1er mai, des manifestants ne se reconnaisse plus dans les formes institutionnelles de la politique est un fait qu’aucune discrimination ou répression chromatique ne parviendra à résorber. La puissance à l’oeuvre, comme le désir de désertion qui se propage, ne sont tenus à aucune forme et resteront imperméables tant à la menace, qu’au chantage à la dissociation.

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