1971, Oman : des jeunes femmes contre l’impérialisme

« L’heure de la libération a sonné »

paru dans lundimatin#133, le 12 février 2018

Contre l’image stéréotypée d’un golfe Persique immuable et uniforme, un documentaire de 1974 nous plonge dans une guérilla omanaise qui plaçait l’émancipation des femmes au centre de son projet.

C’est un film rare qui a été diffusé ce 9 février au cinéma de L’Écran à Saint-Denis. L’Heure de la libération a sonné a été montré en France à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en 1974. Sa réalisatrice, Heiny Srour, Libanaise née en 1945 est ainsi restée comme « la première femme arabe à aller à Cannes ». Produit grâce à des dons de militants arabes émigrés, le film été tourné sur pellicule 16 mm au Dhofar, dans le sud du sultanat d’Oman, en 1971, alors que la région est bombardée par l’aviation britannique. Une insurrection socialiste et panarabe, soutenue par le Yémen du Sud alors sous orbite soviétique, s’oppose au sultan Saïd Ibn Taymour puis à son fils Qabus, dont l’armée est dirigée par des Britanniques qui ont conservé intérêts et bases militaires dans le pays.

La mémoire du "Front populaire de libération d’Oman et du Golfe arabe" s’est étiolée avec le temps. Et celle du film avec, quoiqu’on peut encore en entendre parler, ça et là. Ainsi le très médiatique Gilles Kepel se souvient, dans Passion arabe, paru en 2013 : "Étudiant, j’avais vibré au documentaire d’une réalisatrice libanaise (...), L’heure de la révolution a sonné, vu au cinéma Champollion, où l’on donnait alors des films militants pour le public soixante-huitard." L’auteur concède ne plus bien se souvenir du récit mais peut encore décrire l’affiche annonçant le film : "une jeune femme à la peau cuivrée, en short kaki, les cheveux courts bouclés, assise en tailleur à même le sol (...) tenant droit un fusil sont la crosse reposait à terre, sourire conquérant aux lèvres." Étonnement, il ne relève pas que la même photographie figure en couverture du roman Warda, de l’égyptien Sonallah Ibrahim, dans sa version arabe et dans sa traduction française (Actes Sud, 2002). Le livre prend la même guérilla comme cadre. Et comme le documentaire, il se concentre sur deux de ses aspects : la jeunesse de ses partisans et la place importante qui occupe les femmes. En octobre 1974, Ignacio Ramonet vantait déjà les vertus didactiques de ce film dans Le Monde diplomatique. Avec le temps, le "souci de didactisme militant" qu’évoquait le journaliste s’apparente surtout à une voix off dont le vocabulaire semble un brin poussiéreux. Mais qu’importe : la caméra de Srour est allée là où personne d’autre ou presque n’allait alors et a enregistré les paroles d’une lutte menée dans une région qui, encore aujourd’hui, est le plus souvent décrite par le truchement de divers spécialistes et de manière simpliste. Wahhabisme, pétrodollars et puissants émirs sont les lignes directrices des analyses occidentales sur la péninsule Arabique, alors que la guerre et la révolution au Yémen sont restés des sujets traités de manière lointaine.

Le film, lui, insiste sur la place des femmes dans l’insurrection : le Front les considère comme doublement opprimées, par l’impérialisme et par une société décrite comme patriarcale. Les rares fois où la caméra cesse de montrer des plans d’ensemble, c’est pour se rapprocher du visage de jeunes femmes - cheveux courts pour éviter les poux -, qui décrivent en langue himyarite leur implication dans un mouvement qui leur permettrait selon elles de s’émanciper du poids de leur tribu. Mona, bergère de quinze ans, mèche rebelle, visage poupon et fusil en bandoulière explique ainsi son combat avec une organisation qui se promet de défaire le vieil ordre tribal, sans pour autant affronter la piété religieuse. « Il nous faut rendre grâce à Dieu, car Il nous a mis sur le chemin de la révolution. », souligne un homme, déjà repris par Ramonet en 1974. En plus de se battre, elles reçoivent une instruction. Srour plante en effet sa caméra dans une étonnante école, faite de quelques tentes et toute entière aux mains d’enfants, d’adolescents et de quelques jeunes adultes, tous en uniformes. Certaines scènes sont étonnantes : dans un paysage quasi-désertique et vallonné, des jeunes montent par eux-mêmes une leçon d’histoire aux accents anti-impérialistes dans une sorte de reconstitution théâtrale où chaque élève incarne une nation. Les jeunes femmes, comme leurs camarades masculins, sont tenues de participer à différents travaux, comme la construction de petits barrages et de systèmes d’irrigation, dans une région habitée par des nomades. Le Front et le documentaire insistent sur le besoin de "développement" du Dhofar. Mais l’expérience révolutionnaire est vite avortée par les efforts de l’impressionnante coalition liguée contre elle. En 1976, la rébellion est défaite. L’exploitation du pétrole explose. Aujourd’hui, le sultan Qabus Ibn Saïd règne toujours. Il est souvent présenté comme un réformateur et un esprit conciliant : les médias occidentaux ont relevé le décret royal qui en 2010, a offert aux Omanaises la possibilité de s’opposer à un mariage arrangé par leur famille ou la neutralité du sultanat dans la guerre au Yémen, lui offrant un rôle de potentiel médiateur.

Le film de Srour, lui, devrait de nouveau être montré dans une version restaurée dans les temps à venir, après une nouvelle sortie annoncée en 2016 mais peu suivie de projections. Il témoigne de la vivacité d’un documentaire militant arabe qui aujourd’hui encore, accompagne différents mouvements d’émancipation.

Jules Crétois

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