12 thèses pour une solidarité révolutionnaire par le bas face à la guerre en Ukraine et ses conséquences

Groupe Sémion Karetnik

paru dans lundimatin#468, le 26 mars 2025

« Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs. »

Nestor Makhno

1. Si l’Ukraine est une zone charnière entre zones impériales concurrentes, elle a son histoire coloniale propre avec l’empire russe qui l’a longtemps dominée et veut la garder sous son influence. Bien que l’Ukraine, comme d’autres républiques post-soviétiques, ait sollicité l’OTAN pour se protéger de la menace russe, il n’y a pas eu de projet planifié de l’OTAN ou de l’UE en Ukraine. Si les drapeaux européens flottaient sur la place Maïdan en 2013-2014, c’était moins par adhésion que pour résister à l’impérialisme russe, perçu comme une menace directe, et se détacher de son système autoritaire et corrompu. Et s’il y a beaucoup de raisons de critiquer l’État et la classe politique ukrainienne, on ne peut leur reprocher d’avoir déclenché la guerre.

2. Jusqu’en 2022 l’interpénétration des intérêts capitalistes entre la Russie et l’Europe occidentale était très avancée et s’est même poursuivie jusque bien après le déclenchement de l’invasion de 2022. Après le 11 septembre 2001, la Russie avait même accueilli des bases de l’OTAN au nom de la lutte contre le terrorisme. Dans le même temps le monde occidental fermait les yeux sur les massacres en Tchétchénie menés aussi au nom de la guerre au terrorisme. Ce n’est qu’avec l’irruption des soulèvements arabes et sa peur d’une contagion en Russie, que Poutine a changé de partition pour partir en croisade contre ’la démocratie’ et ’l’occident collectif’.

3. Nous assistons bien à une lutte d’influence pour l’hégémonie au sein du système impérial, la montée en puissance du fascisme et des impérialismes belliqueux de tous les côtés des lignes de conflit apparentes en sont les traits saillants. Mais sous le théâtre de l’affrontement géopolitique, il y a des mouvements populaires qui défendent leurs territoires et leurs conditions d’existence au prix de leur vie. C’est à ceux là qu’il s’agit de redonner de la visibilité.

4. La résistance ukrainienne découle d’un mouvement populaire d’émancipation contre un système politique oligarchique à la solde du Kremlin. Ce système avait tenu jusque là grâce à la complaisance de l’Europe et appliquait les réformes néolibérales depuis 1991. Le mouvement de Maïdan a commencé en 2013 avec l’occupation de la place centrale de Kyïv par des centaines de milliers d’Ukrainien.nes venues de tout le pays. Au début de l’offensive russe de 2022, personne ne croyait à la résistance ukrainienne, et seule une mobilisation populaire massive a permis de tenir le choc. L’aide militaire occidentale, elle, n’est longtemps arrivée qu’au compte-goutte.

5. L’État russe n’est pas la victime innocente de manœuvres « impérialistes » occidentales, elle est une puissance impérialiste et coloniale de premier ordre et de longue date. La constitution de l’État russe tout au long de son histoire est passée par l’asservissement et l’acculturation de centaines de cultures minoritaires et la colonisation de leurs territoires. L’État russe n’a donc aucun titre à se poser en Héraut de la décolonisation et de l’anti-impérialisme.

6. L’ascension au pouvoir de manière quasi simultanée de partis néo-fascistes ou suprémacistes plus ou moins assumés au sein de toutes les puissances de premier rang (États-Unis, Union Européenne, Russie...) témoigne moins du retour d’affrontements inter-impérialistes selon des logiques de bloc distincts que de la généralisation d’une alliance au grand jour entre les ultra-riches globalisés et une internationale néo-fasciste, transverse à tous les blocs apparemment belligérants. Si l’urgence de la situation appelle à soutenir la résistance armée ukrainienne contre la stratégie d’accaparement russe, la ligne de front principale pour nous ne passe pas entre les États mais à l’intérieur de chacun des États. Redonner l’espace aux différences éthiques de s’exprimer et de déployer leurs implications stratégiques de chaque côté de la ligne de front est la seule manière de ne pas être avalés par la géopolitique guerrière.

7. Cette offensive néo-fasciste internationale est une réponse politique coordonnée aux avancées politiques émancipatrices des dernières années, la montée en puissance partout des luttes écologiques, anti-extractivistes et de décolonisation, la généralisation partout des luttes féministes et queer. Elle est aussi et surtout une réaction au retour fracassant des exigences démocratiques et de partage du pouvoir qui depuis la fin de la décennie 2000 a ébranlé et continue d’ébranler tant de régimes issus des partages du monde post-Seconde Guerre mondiale et post-guerre-froide. Si la révolution n’a encore gagné nulle part, elle est combattue partout avec la même hargne par les partis au pouvoir.

8. Le fait qu’une résistance nationale ou populaire s’appuie sur des grandes puissances concurrentes pour desserrer le joug qui pèse sur elle n’enlève rien à la légitimité de sa lutte pour l’émancipation. Cela vaut aujourd’hui autant pour la Palestine, pour la Kanaky, pour toute l’Afrique de l’Ouest, pour la Syrie, que pour l’Ukraine ou la Géorgie. Dénier cela reviendrait à devoir jeter aux oubliettes de l’histoire tous les résistant.es et révolutionnaires qui peuplent le panthéon des luttes anti-impérialistes.

9. Aujourd’hui comme hier, c’est dans les foyers de résistance populaire à l’invasion et à la colonisation que s’expérimentent et se forgent les forces qui façonneront l’après. Il découle de cela qu’il ne faut laisser aucun terrain à la seule main de nos adversaires d’aujourd’hui et de demain qu’ils soient fascistes, réactionnaires ou libéraux-autoritaires. Pour les Ukrainien.nes révolutionnaires participer pleinement à la défense territoriale s’est fait dans la droite ligne du soulèvement de Maïdan et pour en défendre les promesses dans la guerre, comme dans la paix. Les Ukrainien.ne.s ne se battent pas pour Zelensky et les partis au pouvoir mais pour une Ukraine dans laquelle ils pourront s’opposer à un gouvernement responsable devant eux.elles, et pas devant Moscou, Washington... ou l’Union Européenne.

10. Il nous faut être à la fois du côté de la résistance palestinienne à la colonisation israélienne et aux côtés de la résistance populaire ukrainienne à l’invasion russe. Dans la guerre ou dans un cessez-le-feu négocié sur la tête des Ukrainien.nes par le nouvel axe impérialiste Trump-Poutine, il nous faut nous tenir à distance de tout alignement géopolitique et défendre un horizon révolutionnaire commun, seul antidote à la fuite en avant réactionnaire et extractiviste à laquelle concourent toutes les puissances étatiques. Cet horizon révolutionnaire implique des positionnements et des prises de parti stratégiques qui varient selon les moments et les lieux et nécessitent de cultiver et d’actualiser une intelligence internationaliste des situations.

11. Au cours de la dernière décennie, de nombreuses révolutions ont été suivies de guerres réprimées violemment par les puissances en place. En Ukraine, les révolutionnaires affrontent une contre-révolution russe visant à écraser le mouvement populaire de Maïdan et à rétablir un ordre impérial. La résistance armée est perçue comme inévitable face à la menace existentielle contre les communautés, les terres et le vivant, mais des stratégies non militaires, comme le sabotage, le soutien médical et l’aide humanitaire, sont aussi cruciales. Ces approches complémentaires ne sont pas contradictoires. Depuis la France, la lutte contre le fascisme russe et l’agression impérialiste peut se traduire par une solidarité active et de l’aide directe.

Dans ce contexte, notre priorité n’est pas de nous perdre dans des discours a priori contre la guerre (qui est en cours actuellement et qui consiste en une invasion, une destruction et une occupation des terres et des vies d’Ukraine) ou contre la livraison d’armes à l’Ukraine, mais de comprendre les choix des révolutionnaires en situation et de soutenir concrètement ces derniers dans la diversité de leurs actions, selon nos sensibilités et capacités. Nous ne sommes pas dupes des manœuvres des pouvoirs occidentaux, qui chercheront à tirer profit de la situation pour en faire un instrument de domination, tout en continuant à brader l’Ukraine sous prétexte de la défendre. Nous n’attendons rien de ces États et nous ne suivons pas leur agenda médiatique. Nous construisons concrètement nos propres actions et notre solidarité, tant que la guerre et l’occupation russes persistent.

12. De ces quelques points découlent différentes actions possibles : renforcer les liens concrets avec les organisations civiles ukrainiennes pour préparer l’avenir quel qu’il soit, appuyer de toutes les manières les camarades actifs.ves dans l’aide civile autant que ceux et celles qui ont choisi de prendre part à la résistance militaire. Appuyer, accueillir et venir en aide aux déserteurs russes bien entendu, mais aussi aux réfugié.e.s ukrainien.nes qui ne voient pas ou plus comment continuer à exister dans les conditions actuelles du conflit.

Les situations de guerre et d’occupation, comme les soulèvements, produisent des basculements qui ouvrent pour chacun.e l’espace de choix existentiels radicaux. Plutôt que de chercher à définir des lignes idéologiques monolithiques à distance, il n’est pas pour nous de meilleure manière de se rapporter à la situation que de tâcher de comprendre et d’épauler toutes celles et ceux qui œuvrent pour l’émancipation et le pouvoir populaire, dans leur façons d’agir dans la situation (en Ukraine, en Russie, en Géorgie, dans les diasporas et les collectifs de solidarité, sur le front, à l’arrière, dans l’exil). D’abord se reconnaître donc, partager nos analyses et nos choix stratégiques, coopérer pour renforcer nos actions respectives dans une situation qui, bien que de manière distincte, nous est déjà commune.

Groupe Sémion Karetnik

« Fuck Empires, support local resistances ! »

Illustration : Ilya, 11 ans, habitant de Marioupol enlevé pars les russes puis revenu de captivité.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :