Le sac

Et si on n’y retournait pas ?

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Avertissement : Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec des faits ou personnages a-réels est rigoureusement interdite et sera dénoncée aux forces du désordre.

Là-bas, au bureau, j’avais écris sur ma porte Ralentissez, n’écrasez pas les paysages. Et puis je galérais à essayer d’empêcher des guirlandes de projets assassins absurdes. Un virus couronné a réussi. Il a ralenti le monde. Le con. Finement.

Il a tué. Comme le suicide et les hommes. Mais on n’était pas aux manettes alors on s’est senti vulnérable. Dans les autres cas (meurtres, génocides...) on n’est qu’une partie à se sentir vulnérable. La partie visée. Les autres ils sont de l’autre côté de l’arbalète, ils maîtrisent, se sentent légitimes et ils écrivent l’histoire. Au moins au présent. Là, on est tous dans le même sac, à craindre le baiser de la mort. On s’est rappelé qu’on allait mourir. Tous. Quand on oublie qu’on est tous dans le même sac, ça met pas la même panique. La peur n’a pas le même périmètre. Sans doute qu’au pire il n’y a qu’une moitié de la population tout au plus qui se rue sur le papier cul. A moins que cette conception de la première nécessité soit un signe de dégénérescence collective. Il faudrait demander aux spécialistes de la Syrie, de la Palestine ou de la Tchétchénie si en temps de guerre on se dépêche de prendre son papier cul avant de fuir, de se terrer chez soi ou de combattre.

Manu ça l’a pas fait redescendre. Tel un chasseur de mammouth à la martialité phallique, il a dit c’est la guerre. C’était un mensonge, le virus il fait la guerre a personne. C’est un virus. Point. La manipulation ça peut pas marcher à tous les coups, Manu. Là c’est un peu tombé à plat et tout le monde est sorti fêter ça. Peut-être parce que le discours était trop ridicule. La distorsion entre les mots employés, le personnage et la réalité vécue trop grande pour être crédible. Dans ces cas là, parfois, ça fat rigoler. Et c’est salutaire. Ça veut dire que tout n’est pas perdu et qu’on n’est pas complètement con. Pas encore. Il faut dire que ça fait pas mal de temps qu’on emploie les mots à tort et à travers. De façon antithétique. A cet égard, pour prendre un exemple qui n’a rien à voir avec le bazar (euh.. si en fait, voir le Monde diplomatique de mars 2020, Sonia Shah Contre les pandémies, l’écologie), l’expression « développement durable » est une grande réussite. Une antithèse en soi. C’est très pratique car chacun en déduit le sens qu’il veut. On enlève le sens, on enlève l’humain, on se concentre sur la gestion. Gestion du vide pour ne rien laisser éclore.

Ou alors, c’était pour prévenir tout le monde qu’il n’était pas armé, Manu, et qu’il avait très peur. Comme quand on essaie de masquer quelque chose qui nous déborde et qu’on s’empresse de faire un lapsus révélateur en plein milieu de la conversation. Alors, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. C’est une option que je trouve assez séduisante parce que du coup, je peux éprouver de la compassion pour cet autre humain effrayé par la mort. Sacré Manu. Bon. Finalement, les privilégiés se sont aperçus qu’ils étaient dans le sac. Aussi. Ils s’en rappelaient pas. Ils ont eu très peur. D’où la fuite dans les résidences secondaires. Les autres ont peut-être eu peur aussi, mais dans la vie d’en bas, la violence on la rencontre tous les jours alors on est un peu plus habitué. La morsure du quotidien. Et pour le coup on est conscient d’y être, dans le sac. Et puis on n’a pas de résidence secondaire. Et puis on n’ira pas bosser pendant un mois. Ça peut drôlement soulager. Ou alors on pense au suicide parce que ce mois-ci on sait pas comment on fera manger ses enfants. Et puis le suicide c’est 9 000 morts par an en France. Une paille. Bon je le mets quand même parce qu’en ce moment on kiffe le décompte des morts.

Ou alors, il s’est cru dans un jeu vidéo, Manu, attaqué par plein de couronnes volantes qui essayaient de lui voler son souffle. Il mettait toute son énergie à les canarder avec son pistolet à chloroquine-qu-il-avait-tout-gardé-au-cas-ou-pour-les-pas-encore-morts-importants-ah-ah-je-rigole-hein-faut-pas-tout-prendre-au-premier-degré-non-plus mais les couronnes venaient invariablement enserrer l’arme pointue. C’était horrible. Il a perdu. Et il est mort tout seul sans sédatif. D’asphyxie comme ma grand-mère dans sa maison de retraite. Alors évidemment ça secoue.

Peut-être que j’y retournerai pas.

Nota bene pour plus tard : à la fin de tout ça, bien se souvenir 1/de ceux qui y sont passés, 2/qu’on aurait pu y passer. Bien avant la retraite. Retrait. Ne plus traiter ou traire une seconde fois ? Euh. Ah non ça c’était avant. Ce mot n’existe plus. Pardon. Tout va trop vite et moi, je suis un peu lente. Ou autiste. Ce monde fou que l’on construit collectivement aux fins de nous détruire me sidère.

On va y passer. Notre seule certitude. La nouvelle du siècle.

On est dans le sac. Le contenant. Tous ensemble. Je crois que l’accoutrement du chasseur de mammouth n’est pas le plus approprié, Manu. Redescends. Range cette martialité phallique. Écoute. Ça se passe dans le creux, le contenant, le sac. Le soin et le soutien.

Ta guerre, c’est un contresens. De ceux qui abîment.

Mon fils de six ans m’a dit j’aime pas l’odeur de l’hôpital. Ça sent l’odeur de plein de gens qui ont eu mal. Tu vois, il sent qu’il est dans le sac, lui.

Moi j’aime pas l’odeur que tu insinues Manu. Ça pue. C’est pas parce que t’as peur qu’il faut balancer des boules puantes dans le sac. Tu peux entraîner toutes les forces de l’ordre que tu veux dans ton imaginaire assassin, il restera toujours une part de désordre. Et la mort.

Respire. Après tout, ce qui compte quand on y passe c’est d’être certain d’avoir été au service de l’humain, d’avoir protégé les plus faibles surtout quand on a des responsabilités politiques, non ? Ah, et si con finé tu sais pas quoi faire, que tu brûles de désir d’appeler la police parce que tes voisins boivent l’apéro avec les autres voisins et qu’à-toi-on-l’a-même-pas-dit-c’est-dégueulasse-de-toute-façon-t’y-serais-pas-allé-c’est-vraiments-des-cons-inconscients je te conseille la lecture de Matin brun de Franck Pavlov.

Une habitante du sac

Pour la liberté, pour la santé mentale du collectif, ceci est un S-O-S en lettres d’argile [1].

[1Dooz Kawa, Trop jeune pour dormir

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