mathias et la révolution - leslie kaplan

« Et le vide, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas neutre, il est autoritaire. »

paru dans lundimatin#44, le 18 janvier 2016

Concédons-le, lundimatin ne s’intéresse pas assez à la littérature et encore moins à la littérature contemporaine. C’est pourtant un hasard tout relatif qui nous a amené ce week-end à lire Mathias et la Révolution, le dernier livre de Leslie Kaplan paru chez P.O.L.

Le roman se déroule dans le centre de Paris. À travers les rues, les parcs, les cafés et le BHV, on suit Mathias et ses rencontres.

Quand on dit un mot, ça fait exister la chose. Tout le monde le sait mais tout le monde ne le croit pas.
Il y en a trop des cyniques. Les cyniques ne croient pas aux mots. ils croient qu’ils peuvent manipuler les mots sans que ça ait un effet sur eux. Ils sont cons. Ils se trompent.

Au loin, en banlieue, bruissent des émeutes. On ne sait pas exactement où, à Gonèse peut-être ou aux Lilas. On ne sait pas précisément pourquoi, si ce n’est que dans un hôpital quelqu’un est mort, qu’il y a eu un accident. Tout le monde en parle de ces émeutes mais personne n’en sait rien, à la radio il est question de tout sauf de cela. C’est toujours comme ça.


— Je suis très montre dit Sybille. Très très montre.
— Le monde est une montre, tout se mesure, dit Rachel.
— Le temps c’est de l’argent, dit Anna.
— Le temps ne passe pas, il se compte, dit Anaïs.
— Rien ne compte, sauf ce qui se compte, dit Anna.
— Et plus vite mieux c’est, dit Sybille. Elle ajouta : Ça suffit avec les montres, ça m’angoisse. Et je déteste la Suisse.
— N’importe quoi, dit Anaïs, moi j’aime beaucoup la Suisse, c’est à Genève qu’est né Jean-Jacques Rousseau. D’ailleurs son père était horloger, et son grand-père aussi.

Pour s’orienter, les personnages échangent des SMS et reprennent les paroles de la Révolution française— Robespierre, Saint-Just. La question révolutionnaire est urgente et omniprésente, les émeutes secouent déjà Paris.

 « Il s’agit moins de rendre un peuple heureux que de l’empêcher d’être malheureux. N’opprimez pas voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez qui serait établi le préjugé qu’il doit son bonheur à ceux qui gouvernent ne le conserverait pas longtemps. »
Un gouvernement qui prétend dispenser le bonheur, c’est un gouvernement qui fait la police et qui surveille les moeurs.
— Mais le conformisme aujourd’hui c’est quoi ?
— C’est penser comme on achète.
— Penser comme on achète ?
— Penser de façon binaire.
Ou bien on achète, ou bien on achète pas.
Ou bien on a, ou bien on a pas.
Ou bien on est ceci ou cela, ou bien on ne l’est pas.
Une pensée simpliste, schématique.
— Moi j’appelle ça une pensée industrielle.
— Moi j’appelle ça une pensée vide.
Et le vide, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas neutre, il est autoritaire.

On croise un académicien qui éructe face à la déchéance de son pays et de ses valeurs, un vendeur du BHV qui n’en peut plus de ses milliers de luminaires, des jeunes filles qui ont peur, des jeunes filles qui n’ont pas peur, des vieilles dames.

Je ne veux pas aller en maison de retraite, je n’irai pas en maison de retraite. […] À mon avis, ils font visiter exprès, pour amener les gens au désespoir, les provoquer. J’ai pensé ça.
On est réduits, là-dedans. On est ramenés, je ne sais pas, au biologique.
Des décorations stupides, des arbres peints, des palmiers. Je leur ai demandé, C’est le Paradis ? Ils n’ont même pas compris.
Au déjeuner, parce qu’ils m’ont fait déjeuner, les gens disent tout le temps, Comme on est bien ici, comme c’est bon, la nourriture, comme c’est propre et joli, comme on a des amis. Il y a plein d’activités, tout le temps. On n’a pas le temps de s’ennuyer.
S’ils le disent autant c’est pour se persuader, je connais ça, j’ai pas été dans la vente pour rien. C’est pour se persuader, et persuader les autres.
C’est stupide.
C’est totalitaire.
Vous savez ce que ça veut dire, totalitaire ? Pas besoin de barbelés.
Je n’irai pas.

Tout le roman n’est qu’un enchevêtrement de dialogues et de paroles, un aller-retour entre la puissance des mots de la Révolution et l’urgence sereine du présent.

le marché rend tout abstrait, une banane vaut tant, une sculpture vaut tant… un homme vaut tant… moi moi moi… tout devient abstrait et idiot… on finit toujours par se vendre au plus bas prix, c’est la loi du marché… moi moi moi… c’est un moi nul… l’individualisme c’est le cliché de l’être humain… c’est un moi bête… et méchant…

Le récit est toujours doux et jamais naif. Les personnages se baladent, traînent ou dérivent mais sont tous également tirés vers l’ineluctable. L’écriture de Leslie Kaplan est infiniment calme et déterminée.

Louise comprit qu’il était paniqué.
Elle lui dit, Vous savez, Ernest, il ne faut pas aller contre la peur, il faut faire avec.
Je ne veux pas brûler, dit Ernest.
On ne brûle plus, Ernest, dit Louise. C’est un autre genre de feu.

Nous vous conseillons de lire Mathias et la Révolution.

Les abonnés de Mediapart pourront lire cette interview de Leslie Kaplan.


Leslie Kaplan : “Mathias et la Révolution” 1/2 par Mediapart


Leslie Kaplan : “Mathias et la Révolution” 2/2 par Mediapart

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