Affaire de la voiture de police brûlée quai de Valmy

Jour 3 : « On a vu le caleçon de la justice. » par Serge Quadruppani

paru dans lundimatin#115, le 30 septembre 2017

Le 19 septembre, s’est ouvert au tribunal de grande instance de Paris le procès de l’affaire de la voiture de police brûlée sur le quai de Valmy.
Les enjeux politiques, judiciaires et policiers de ce procès sont nombreux et exacerbés. Quelle est la légitimité de la colère face à la violence policière et institutionnelle ? Le témoignage anonyme d’un policier du renseignement est-il suffisant pour condamner des jeunes militants à des mois d’incarcération ? Une cour peut-elle juger un mouvement en y prélevant une poignée d’individus ? La justice n’est-elle que la chambre d’enregistrement rituel et officiel des pratiques de contrôle et de correction de l’institution policière ?

Gageons qu’il ne manquera pas de chroniqueurs judiciaires pour suivre les débats et ne pas répondre à ces questions. C’est pour cette raison que lundimatin a choisi de couvrir ce procès d’une manière inédite. Quatre écrivains reconnus chacun dans des domaines très distincts de la littérature se relaient dans la salle d’audience afin de raconter ce qu’ils y ont vu et entendu. Frédéric Lordon, Nathalie Quintane, Alain Damasio et Serge Quadruppani nous font l’honneur de leurs compte-rendus qui sont publiés quotidiennement dans nos pages ainsi que sur Mediapart.

Cette seconde journée nous est racontée par Serge Quadruppani.

Alain Alçufrom, vice-président du tribunal de grande instance de Paris, qui préside le tribunal correctionnel jugeant l’affaire dite « de la voiture brûlée » a exprimé ses vœux pour la nouvelle année 2017 à l’Express sous forme de propositions pour une meilleure Justice, dans un article qui mérite d’être lu. Hormis qu’il est partisan de mettre le drapeau tricolore dans les salles d’audience, on y découvre notamment deux points importants : qu’avant d’être magistrat, il a travaillé dans les années 90 aux Etats Unis dans la publicité, et qu’il souhaiterait que mentir devienne, par le truchement d’un serment, un délit. Cette contradiction manifeste entre deux parties de sa vie, l’une reposant structurellement sur le mensonge, l’autre ambitionnant de rendre la vérité obligatoire, donne-t-elle la clé sur sa manière de mener les débats ? A la différence de bien de ses collègues, M. Alçufrom ne manifeste aucune hargne envers les prévenus, il leur coupe rarement la parole et ne cesse de rappeler les droits de la défense. Mais quand on l’entend invoquer l’intérêt des accusés pour exiger que la salle se retienne de pouffer au moment où le procureur se lance dans des extrapolations ridicules à partir d’images floues, ou quand il l’évoque encore pour faire expulser une jeune femme qui se contentait de résister aux provocations d’un facho tricolore défendu par ses collègues d’Alliance, on comprend mieux quelle vérité il vise : la vérité judiciaire.

Le mensonge fondamental sur lequel repose la vérité judiciaire c’est que, dans les enceintes où elle s’énonce, tout le monde feint de discuter comme si accusés et accusateurs étaient à armes égales. Cette comédie n’est possible qu’en refoulant du débat la présence lourde et menaçante des forces de l’ordre dans et hors des murs, en refoulant la présence de ces murs mêmes dans lesquels les accusés sont contraints de se trouver. Or, comme l’a dit un célèbre vieux cheval de retour de l’avocature aux amis de son client qui s’indignaient de l’expulsion de la jeune femme : « nous, ici, nous n’avons aucun pouvoir, absolument aucun pouvoir ». Une vérité sous contrainte a-t-elle le moindre rapport avec la vérité tout court ? La vérité judiciaire, comme le droit, est-elle jamais autre chose que la manifestation d’un rapport de force ? C’était ce genre d’abîme qui s’ouvrait sous nos pieds tandis qu’au dehors, sous les fenêtres, des amis des accusés manifestaient, expulsés du hall pour avoir protesté contre le fait qu’on les empêche d’entrer au profit du provocateur facho qui s’était distingué la veille en les insultant. Entre les murs de la justice, on fait comme s’il s’agissait de débattre en s’appuyant uniquement sur des informations et des raisonnements, en excluant les passions qu’on maintient au dehors par la force, et qui ont pourtant entraîné les événements qu’on prétend juger. La jeune femme fut donc expulsée dans l’impuissance et la confusion, les deux sentiments qui ont dominé toute l’audience. La présence obsessionnelle des images était sûrement pour beaucoup dans cette humeur impuissante et confusionnelle.

L’essentiel de l’audience consista en effet à regarder un écran et à commenter les images qui y apparaissaient avec une obstination hypnotique. C’était long et laborieux, la manipulation du défilement et des zooms, le repérage des cotes du dossier ne semblaient pas être la spécialité de la spécialiste aux commandes de la machine. Malgré le caractère pénible de la chose, signe d’une addiction généralisée qui a gagné tous les procès ou bien pathologie réservée à cette affaire, toujours est-il que quand il s’agissait de citer un passage de texte, l’avocat ou l’accusation ne le lisaient pas, comme cela se faisait naguère, sous le contrôle rituellement invoqué du président, mais demandait à le voir. Personne dans la salle ne voyait rien sur ce fichu écran mais enfin, c’était là, comme un article de foi sur sa surface lisse : une preuve de l’existence de points fermes dans cette procédure si floue. Que l’image dise seulement ce qu’on veut lui faire dire, c’était patent tout au long du déroulé du dossier. Les preuves de l’accusation sont comme nombre d’œuvres d’art contemporaines : elles n’existent que grâce au long commentaire qui les accompagne. A grand renfort de flèches rouges indiquant tel ou tel détail flou sur des vidéos ou des photos, les policiers prétendent identifier Antonin avec le cagoulé qui a jeté un plot de stationnement dans la vitre de la voiture, côté conducteur. Ils prétendent même reconnaître son regard à la présence de cernes ! Mais son avocat peut sans mal montrer, photos à l’appui, que la description fournie par les services peut aussi bien s’appliquer à une douzaine d’autres personnes présentes sur les lieux de l’attaque. Ceci est-il une cagoule ou bien un cache-col ? La bande blanche est-elle sur le devant ou bien sur le côté de la chaussure ? Et cette forme de téléphone dans la poche ? En vérité on se perd dans un fourmillement qui ne peut prendre d’unité et de sens que par la parole du Grand Absent : le témoin sous x, en réalité un flic des renseignements généraux de la préfecture de police, membre de ce service qui a déclenché au long des années pas moins de douze procédures contre Antonin, lequel a été relaxé ou non poursuivi pas moins de onze fois. De quoi alimenter un certain ressentiment à son encontre. La description du témoin anonyme s’appuie sur la vision qu’il a eue d’Antonin à travers la vitre sans tain, alors qu’il avait une toute autre tenue en manif ? Il raconte qu’il était masqué tout au long d’un parcours, alors que les vidéos prouvent le contraire ? Peu importe, les juges de la Chambre d’Instruction ont décidé que sa qualité de policier avérée, loin de rendre suspecte sa déposition, ne faisait que la renforcer puisqu’elle émanait d’un fonctionnaire assermenté. On ne saurait mieux dire que, du seul fait qu’il a prêté serment – c’est-à-dire de par sa profession, la parole d’un flic comptera toujours plus que celle d’un quidam.

Les fonctionnaires assermentés ont donc fourni leur interprétation, que le procureur reprend telle quelle : quand Thomas, qui reconnaît avoir donné des coups de pied dans la voiture, lève les bras, pour eux, cela équivaut à un « v » de victoire, et quand il montre la voiture du doigt, qu’il « harangue la foule » : tous ses gestes sont interprétés par les assermentés comme ceux d’un « leader ». Ils voient aussi de leurs propres yeux que la mèche de cheveux blanche qu’un autre accusé, Ari, aurait eu dans une manifestation devant la prison de Fresnes, prouve que c’est l’homme qui porte un toupet rouge dans la manif du quai de Valmy. Le cas d’Ari porte à l’absurde la tournure prise par le procès, sans doute sous l’effet du tropisme américain de son président. En effet, dans les procès menés par M. Alçufrom, tout se fait à travers l’interrogatoire des prévenus, par le juge et l’accusation d’abord, par la défense ensuite. De sorte que, quand les avocats veulent attaquer les arguments du dossier, ils sont contraints de harceler leurs clients de questions rhétoriques, genre : est-ce que vous ne pensez pas que si on regarde ceci on peut en déduire cela ?
Or, depuis le début, Ari refuse de répondre aux questions des policiers, des magistrats et même, à l’audience, de son avocat. Cette courageuse intransigeance qui lui vaut de paraître détenu l’oblige à refuser de répondre à son défenseur alors même que ce dernier lui pose des questions sur des points qui pourraient l’innocenter (par exemple, sur le fait que les flics ont successivement reconnu deux autres personnes sur les vidéos avant de décider que c’était lui). Il est vrai que le spectacle que lui donne la justice ne risque pas de le convaincre qu’elle puisse accoucher d’autre chose que d’une vérité judiciaire, c’est-à-dire une vérité d’assermentés. La justice ne produit jamais que les vérités des professionnels de la justice.

En s’appuyant toujours sur les très véridiques vidéo, on s’est beaucoup étendu lors du procès sur la couleur du caleçon d’Antonin avant et après son interpellation, que les uns le voyaient rose, d’autres violet, d’autres rouges, sans que personne ne se soit avisé de lui demander s’il portait des caleçons qui étaient des pièces uniques et si par hasard d’autres que lui auraient pu en porter. Cette histoire de caleçon aura surtout servi à fournir une excellente métaphore pour résumer le sentiment que laissait cette journée : « aujourd’hui, on a vu le caleçon de la justice », a dit un assistant. Dans son interview, M. Alçufrom affirme que « le devoir du juge est de contribuer à faire régner la paix dans la société ». Pas sûr que ça marche quand la justice montre ainsi son caleçon aux yeux de qui sait le voir.

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