Être forêts de Jean-Baptiste Vidalou

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#119, le 23 octobre 2017

« Depuis une dizaine d’années, que ce soit dans les bois de Sivens, à Notre-Dame-des-Landes, à Bure ou dans les Cévennes, il est évident qu’il se passe quelque chose du côté de la forêt. Certains ont commencé à habiter ces espaces, avec la détermination de sortir du monde mortifère de l’économie. Un tout autre rapport au monde s’y bâtit, à l’opposé de cette science militaire qu’est l’aménagement du territoire – ici contre un barrage, là contre un aéroport, ou une extraction de biomasse. »

L’excellent Être forêts de Jean-Baptiste Vidalou vient de paraître aux éditions Zones. Nous en publions ici le premier chapitre.
[Illustration : ValK]

Là où on vit, là où on lutte

« Habiter, peupler, partir de la situation. Toujours se tenir en puissance de. »
Alain Damasio, Le Dehors de toute chose.

Cette époque semble ne plus tenir à grand-chose. Elle qui fuit son propre désastre en se réfugiant dans son « vaisseau spatial Terre ». Elle qui avait mis tant d’espoirs dans la religion du Progrès, voilà qu’elle se trouve livrée aux commandes d’un globe à la dérive, délestée de tout sens, proprement extra-terrestre. Elle qui prétend gouverner le monde, voilà qu’elle s’en éloigne irrémédiablement. Jusqu’à devenir hors sol. La gestion technocratique est le maigre salut dont elle peut encore se

prévaloir. Car cette époque ne fait plus que ça : gérer. Elle gère des éco-systèmes, elle gère les populations, elle gère les corps, au même titre qu’elle gère un réseau électrique, qu’elle gère une salle de contrôle, qu’elle gère une cabine de pilotage. Elle qui voulait se construire un paradis, voilà qu’elle vit un véritable enfer. La cartographie qu’elle nous donne à voir se décline désormais sur ce paysage dévasté : d’un côté des chantiers titanesques de destruction du vivant, de l’autre une biodiversité muséale.

On n’aura jamais autant parlé de la « planète », du « climat », de l’« environnement global » qu’au moment même où nous nous retrouvons enfermés dans le plus petit des mondes, le monde des ingénieurs. Jamais autant disserté sur la « diplomatie climatique » que là où l’on juge de tout par des calculs et des algorithmes.

Autant gloser sur le « carbone » pour en planifier des marchés. Les milieux naturels comme les lisières ou les haies de nos campagnes deviennent des infrastructures parmi d’autres, des IAE – « infrastructures agroécologiques » – avec leurs « services écosystèmes » répertoriés par télédétection spatiale.

Cette vision stratosphérique procède de l’idée selon laquelle nous résiderions sur ce globe comme s’il s’agissait d’une carte 1/1, un plan sur lequel on pourrait mettre à plat les êtres et les choses en temps réel. à la manière dont un écran fait défiler telle ou telle variable de population, tel ou tel curseur de biomasse. Toujours des points répertoriés, des flux contrôlés. Tout ce qui relève encore de l’hétérogène, tout ce qui vit d’une prodigue opacité, toujours trop chaotique aux yeux des « intendants de la planète », est sommé de se laisser intégrer à cette mise en équivalence généralisée. Rendu lisible et gouvernable.

Il n’est pas surprenant que Google travaille avec la Nasa à la compilation et à la transformation de millions d’images satellites accumulées par le programme Landsat depuis plus de quarante ans. Un algorithme analyse en permanence l’évolution des nouvelles images satellitaires reçues et, une fois éliminées les variations liées aux saisons ou à la météo, il peut déceler en temps réel les fluctuations mondiales du couvert forestier. à travers le Global Forest Watch, Google se vante d’être ainsi le premier à offrir aux professionnels comme au grand public des images de très haute résolution sur l’état de la forêt. évidemment, une appli pour smartphone est disponible. Qu’une entreprise, se donnant pour but de cartographier l’ensemble de la planète, de même que l’intégralité de la vie de ses habitants, s’intéresse aujourd’hui aux forêts en dit long sur l’intensification de ce contrôle, devenu hégémonique. Que ces espaces, ces forêts n’aient plus de sens qu’une fois mesurés, mesurés à l’aune de leur destruction même, voilà qui est à proprement parler le désastre. Quantifier l’inquantifiable ! Google nous dit que la Terre aurait perdu 2,3 millions de km2 de forêts entre 2000 et 2012, l’équivalent de 50 terrains de football par minute !

Il paraît qu’on peut juger d’une époque à la manière dont elle traite ses forêts. On jugera celle-ci à la manière dont elle mesure, pixel par pixel, son propre anéantissement.

Une légende sumérienne, datant de 2700 avant J.-C. – sans doute la première histoire écrite de l’humanité – conte le voyage du premier grand « héros » : Gilgamesh. Ce roi légendaire d’une cité sumérienne, obsédé par la mort et poussé par un désir de renommée éternelle, décide d’entreprendre un voyage vers la forêt de cèdres. Pour acquérir la gloire due à son rang, il veut tuer Humbaba, le démon de cette forêt sacrée. Une fois le meurtre sacrilège consommé, Gilgamesh abat la forêt de cèdres et envoie les bûches vers la cité, flottant sur les rivières, à la manière des cadavres des rites funéraires. Le roi Gilgamesh détruit ainsi une autre loi, plus ancienne, la loi de ce qui est « en dehors » des murs de la cité. La loi de la forêt. Au-delà de l’épopée, la civilisation des Sumériens semble avoir été la première à déforester massivement, à arracher les forêts, celles, fameuses, de cèdres du Liban. Insatiables, ils durent aller toujours plus au nord pour trouver des ressources, jusqu’à ce que toutes les montagnes soient rasées. L’histoire de Gilgamesh raconte peut-être la première catastrophe écologique, la catastrophe qu’est la civilisation elle-même.

Les épopées révélaient leur époque, aujourd’hui nous n’avons même plus de récits pour appréhender la nôtre. Il nous reste des murs d’écrans pour contempler le désastre. Et nos yeux pour pleurer. La dévastation du monde est devenue cet objet que l’on regarde d’« en haut », depuis nos satellites. Dans tous les cas, nous y sommes comme des étrangers. Littéralement coupés du monde sensible. D’ailleurs, depuis si haut, depuis ces données satellitaires, que voit-on ? Sûrement pas les formes de vie d’une forêt, ni la profusion des plantes ni la fourmillante vie du sol. S’il y avait des « signes » dans les épopées, traduisant le monde en gestes, il n’y a plus que des « signaux » sur un écran tactile.

Mais si l’on revient sur Terre, si l’on brise cet écran posé sur le réel, la forêt se donnera à nous d’une tout autre manière. Si on y va dans cette forêt, si on y ramasse ou coupe du bois, si on y cueille, si on y chasse, si on y joue, si on y flâne, si on la défend, si on s’y bat, on la saisira autrement qu’en termes de chiffres, de ressources, de données. Un autre rapport au monde peut alors se construire, fait d’espaces irréductibles les uns aux autres. Une manière de se tenir droit. De ne plus courber la tête. S’enraciner mais aussi surgir. Se déployer. Quelque chose comme une verticalité inédite. C’est peut-être d’abord cela une forêt et ce que l’on a envie d’y défendre : un événement vertical. Quelque chose qui, contre l’étrangeté du monde administré, est enfin . Pleinement là.

La civilisation occidentale s’est bâtie, pierre par pierre, sur les cendres des forêts, et il n’est pas absurde, à présent, de penser que celles-ci ripostent, comme à d’autres moments d’intense configuration historique. De nouvelles pousses viennent percer chaque jour davantage la chape de béton de l’époque.

Il n’est pas tant question ici de La Forêt que des usages et des liens que nous entretenons avec les forêts. Mieux, il s’agit ici de voir comment nous sommes forêts. Des forêts qui ne seraient pas tant ce bout de « nature sauvage » qu’un certain alliage, une certaine composition tout à fait singulière de liens, d’êtres vivants, de magie. Non une étendue mais une puissance qui croît, en son cœur comme à ses lisières. Les forêts, c’est une réalité sensible, moins un « espace recouvert d’arbres », comme sa définition courante le laisse à penser, qu’une façon singulière d’agencer le monde, de l’imaginer, de s’y attacher. Peut-être que ceux qui habitent leurs quartiers, leurs champs, leurs ateliers ou leurs bocages pourraient arriver aux mêmes conclusions. Dans tous les cas, il en va des formes que l’on se donne et des matières que l’on suit, tels les fils du bois sous les gestes de la main. Comme cette belle charpente qui vient de la forêt toute proche et que les compagnons seront allés chercher dans ce but précis, scrutant les arbres en y voyant déjà les assemblées que la nouvelle bâtisse abritera. Une façon aussi de prendre soin, de se guérir du ravage. Et de se défendre ensemble.

Depuis une dizaine d’années, que ce soit sur la ZAD du bois de Tronçay dans le Morvan, dans les bois de Sivens, à Notre-Dame-des-Landes, dans la forêt des Chambarans à Roybon, à Bure ou dans les Cévennes, il est évident qu’il se passe quelque chose du côté de la forêt et des autres « espaces de faible densité », comme il est dit dans quelque bureau sordide de quelque donneur d’ordre sordide. Certains ont commencé à habiter ces espaces, tout en intensité.

à les habiter précisément contre la planification qui leur est dévolue. Contre ce futur aménagé qui voudrait les voir convertis en « systèmes entreprenants », « avant-scènes des métropoles », « plates-formes productives » ou pures « zones de relégation ». Avec la détermination de sortir du monde de l’économie, ce vide, et d’en bloquer les infrastructures de mort. Un tout autre rapport au territoire se dessine alors. Une autre sensibilité prend consistance. Une sensibilité commune qui se bâtit contre cette science militaire qu’est l’aménagement du territoire, ici contre un barrage, là contre un centre de loisirs, un aéroport, une extraction de biomasse. Mais ce n’est pas qu’une affaire locale. Les paysans du Guerrero au Mexique se battent depuis plus de quinze ans pour libérer leurs forêts des exploitants, les trappeurs du peuple Cris du Canada défendent la forêt boréale de la vallée de Broadback contre la déforestation, les Penan de Bornéo forment des barrages et s’arment de sarbacanes contre les compagnies de plantations de palmiers à huile, dans la forêt d’Hambach en Rhénanie la résistance s’organise pour bloquer l’extraction de lignite à ciel ouvert et la destruction de la dernière forêt primaire d’Europe, en Grèce près d’Iérissos, les habitants se battent pour défendre la forêt de Skouries contre une mine d’or et de cuivre... Partout des luttes sont menées qui résonnent de cette même idée : la forêt n’est pas un gisement de biomasse, une zone d’aménagement différé, une réserve de biosphère, un puits de carbone, la forêt c’est un peuple qui s’insurge, c’est une défense qui s’organise, ce sont des imaginaires qui s’intensifient.

Partant de là où nous vivons, et tentant de récupérer quelque prise sur nos existences, nous sommes allés à la rencontre de notre forêt, de nos forêts et aussi de ceux qui les défendent. Nous y avons découvert une tout autre perception que celle asphyxiante de l’aménagement du territoire. Nous y avons découvert des continents innombrables, des sentiers inédits, des amitiés inébranlables. Une perception du monde depuis laquelle il était enfin possible de respirer. Nous y avons rencontré aussi des époques et des pays, qui, pour sembler des plus éloignés, n’en étaient pas moins proches,

presque intimes. Une nouvelle géographie s’est ainsi donnée à voir et à parcourir. Des êtres et des choses se sont déployés qui se sont mis à habiter nos lieux, nos esprits. Nous avons seulement tenté ici d’amplifier cette rencontre, propager ce que ces peuples de la forêt, ces luttes, ces imaginaires charrient, révélant ce qu’ils ont de singulièrement commun. De foncièrement actuel. Avec la sensation tranchante d’être devenus plus forts. Et depuis là, pouvoir saisir, autrement qu’en éternelles victimes, la guerre qui nous est faite.

Il y a des lieux comme ça qui cristallisent des attachements irréductibles, des attachements que l’on ne peut trahir. Les habiter, c’est aussi habiter toute une histoire, avec son passé insurgé. Ici, dans ces montagnes qu’on appelle Cévennes, le passé peut se lire à même le territoire. Ses serres et ses valats ont été le terrain de différentes formes de révoltes, que ce soit à travers la guerre des Camisards au début du xviiie siècle ou les maquis antifascistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis, dans les années 1980, avec la lutte populaire et victorieuse contre le barrage de la Borie. Comme si ces zones montagneuses étaient propices au refuge et à des formes originales de résistance. Emblématique est la guerre des Camisards, dont le rapport de force n’a pas uniquement été déterminé par la géopolitique des guerres de religion mais par toute une réalité territoriale et par les efforts répétés des pouvoirs en place pour aplanir ces vallées profondes et ces crêtes acérées. Pour en faire une carte lisse, enfin lisible. Ce qui se passe aujourd’hui autour du projet de l’entreprise allemande EON, avec sa mégacentrale à biomasse de Gardanne, qui viendrait s’approvisionner dans les Cévennes en bois-énergie, n’est pas étranger à cette logique de « pénétrabilité ». Renforçant encore la vocation de la région, depuis les années 1960-1970, dédiée à l’exploitation du bois, au tourisme et à la muséification de la nature. Que ces pôles se superposent point par point n’est pas contradictoire. Préservation et exploitation forment aujourd’hui les deux faces d’une même colonisation qui veut que ces montagnes et ces plateaux soient désenclavés et entrent dans l’ordre de marche de l’économie. Ici comme partout sur cette Terre, ce qu’on appelle « aménagement du territoire »

doit être compris en tant que guerre de basse intensité. Une guerre menée non seulement contre les lieux qu’elle annihile, mais contre les vivants eux-mêmes.

Toute friction de terrain, comme tout peuple trop déterminé, devra s’aplatir ou affronter tôt ou tard le pouvoir aménagiste et ses militaires. Les forêts ne sont qu’un front parmi d’autres, mais qui se trouve presque toujours en première ligne des projets de mort. Modérant quelques subtilités plus ou moins démocratiques ou plus ou moins fascistes, ce sont les mêmes stratégies qui prévalent sans exception à la surface du globe. évacuer, raser, extraire, exploiter. Que ce soit pour un barrage, des cargaisons de bois-énergie, un Center Parcs avec bulle tropicale, un centre d’enfouissement de déchets radioactifs, un aéroport, dans tous les cas, il s’agit de faire circuler des matières premières et leurs gravats, mais de les faire circuler sur les ruines du monde.

Est-il étonnant que le mot lui-même « aménagement », qui remonte au xviie siècle, veuille dire l’« art d’aménager les forêts d’une manière administrative » par l’organisation des coupes, la sélection des réserves, la définition des rotations ? Ce sont en effet les forêts et les peuples qui vivaient à leurs lisières qui ont eu à subir en premier la puissance des pouvoirs en place, royaux puis étatiques. En France, les gigantesques forêts royales du xviie siècle sont aménagées pour la chasse à courre comme de véritables villes, avec leurs routes, leurs carrefours en étoile, leurs ronds-points, leurs plans géométriques. Au xviiie siècle, avec la mise en carte de Colbert, les forêts sont rigoureusement parcellisées, systématiquement bornées. Les ingénieurs militaires de l’époque sont aussi de parfaits connaisseurs de l’économie sylvicole, comme le célèbre Vauban. La réduction des angles morts, les perspectives, les axes de tir sont d’abord mobilisés pour faire de la forêt un territoire de chasse avant de l’être pour construire des fortifications d’un nouveau genre. Au xixe siècle, la gestion forestière assoira sa domination pour finir de transformer la forêt en un espace sous contrôle. Tantôt mythe récréatif, tantôt gisement de bois. Dans les deux cas, une simple « ressource » à gérer. Et pour accéder à celle-ci, il fallut avant tout percer des routes, des routes et encore

des routes. Le pouvoir réticulaire, qui partout, à présent, lance ses multipodes à l’assaut du monde, par tant de nœuds autoroutiers, de fibres optiques, de lignes THT, de data centers, a ses origines enfoncées non dans quelque utopie lointaine, mais dans l’aménagement de ces zones que sont les forêts.

C’est depuis cette situation que nous partons, depuis l’état saccagé de ce monde dont il serait dément de faire encore perdurer la destruction accélérée. Pour se donner les moyens de trouver un chemin praticable, moins funeste, il faudrait déjà savoir comment se déprendre de la domination matérielle des réseaux. Et par là même, se réapproprier nos conditions d’existence. Il s’agit de localiser le pouvoir : par où ça passe, comment ça circule, qui fait quoi ? Comme le dit très justement le Comité invisible, le pouvoir actuel ne se définit pas par ses institutions politiques mais par ses infrastructures. Il est architectural plus que représentatif. Il agence des espaces, il administre des choses, il gouverne des hommes. Contre ce pouvoir très matériel, il est devenu sans conséquence de se tourner vers les symboles représentatifs. C’est du côté de l’ingénierie, de l’aménagement du territoire, du design des réseaux qu’il faut regarder pour comprendre ce à quoi nous avons affaire. « Identifier ce système, en tracer les contours, en déceler les vecteurs, c’est le rendre à sa nature terrestre, c’est le ramener à son rang réel. Il y a là aussi un travail d’enquête, qui seul peut arracher son aura à ce qui se veut hégémonique [1] »

La configuration actuelle de la forêt se décline sur cet axe foncièrement « aménagé ». Elle est moins un objet institutionnel qu’un ensemble traversé de flux, de ressources et d’énergie. Et le corps d’état qui prétend encore la gérer ne se comprend que dans la mesure où il est, historiquement, un corps d’ingénieurs. La transformation des forêts en infrastructures énergétiques est évidemment le point de contact, le symptôme flagrant de la fusion entre les fonctions de « gestion patrimoniale », d’« aménagement » et de « production énergétique », aucune distinction pertinente ne pouvant plus être faite entre pouvoir politique et pouvoir infrastructurel. Le partenariat entre l’énergéticien allemand EON et le parc national des Cévennes autour du projet d’exploitation de la forêt cévenole pour son bois-énergie, pris pour beaucoup comme une trahison de la part des pouvoirs publics, ne doit pas nous leurrer sur la politique première d’un tel dispositif qui consiste à faire de la forêt un « mythe récréatif » et une « ressource exploitable », invariablement une infrastructure. En ce sens, l’affaire de la centrale à biomasse d’EON ne concerne évidemment pas que les « locaux ».

Enquêter sur ce qui se passe ici, localement, implique donc tôt ou tard de faire face à l’organisation même de ce monde. EON, troisième groupe mondial de l’énergie et paradigme de ce pouvoir infrastructurel – producteur de nucléaire, de gaz, de pétrole, d’éolien, de biomasse mais aussi d’aluminium, d’acier, de logistique, d’emballage, d’électronique –, planifie ici une exploitation forestière dans un rayon de 400 kilomètres, ce qui veut dire que cela pourrait toucher, au plus près, la centrale de Gardanne, les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Var, puis par élargissement excentrique les Alpes-de-Haute-Provence, le Gard, l’Hérault, puis l’Aude, l’Aveyron, la Lozère, l’Ardèche, la Drôme, les Hautes-Alpes, les Alpes-Maritimes, et enfin, au plus loin, les Pyrénées-Orientales, l’Ariège, la Haute-Garonne, le Tarn, la Haute-Loire, l’Isère, la Savoie, bref presque la moitié de la France. Le groupe projette d’extraire pas moins de 850 000 tonnes de biomasse par an ! Sachant que la conversion de la centrale (passant du charbon à la biomasse) s’est faite avec un apport de fonds de quelque 220 millions d’euros, financés en partie par la Caisse des dépôts et consignations et sa filiale « infrastructure », on comprend mieux les enjeux énormes que ce genre de « projet à énergie propre » met en branle.

Aujourd’hui, la crise énergétique elle-même n’est qu’un moyen d’expérimenter des nouvelles formes de gouvernement et les mesures d’exception qui vont avec. Dans ce que la consacrée « transition énergétique » nous offre de mobilisation quotidienne, il en va, à l’évidence, non d’une alternative au désastre en cours, mais bien de la seule tentative de porter un illusoire remède à la débâcle du corps politique. Dans les bureaux de l’UE ou de l’Otan, les gouvernants de ce monde ne mettraient pas un tel point d’orgue sur le dossier de la « transition » et ses infrastructures s’il n’y avait, à travers cette question stratégique, quelque réagencement en train de se jouer dans le gouvernement des hommes – et la volonté de leur part non de « transitionner » (quelle blague), mais de s’offrir un peu de répit. « L’époque des changements d’époque est terminée, au moins depuis 1945. Nous ne vivons plus à présent une époque de transition précédant d’autres époques mais un délai  », disait Günther Anders, lui qui avait un sens aiguisé de l’histoire.

à ceux qui oseraient remettre en cause, un tant soit peu, cette nouvelle idole qu’est la « transition », la menace du black-out émanant des dirigeants politiques est la seule réponse de ce gouvernement-là. Obéissez, ou ce sera le chaos. Coopérez, ou ce sera le retour à l’âge des bougies. Dans la vision stratégique de RTE (Réseau de transport d’électricité), le lien social, c’est le réseau électrique : « Pour relever le défi de la transition énergétique, nous devons nous appuyer sur ce qui nous relie : le réseau de transport de l’électricité, les autoroutes de l’énergie. » Ce qui en dit long sur ce qui reste justement de « liens sociaux », mais aussi sur l’espèce de maillage intégral qui se prépare là. Le pouvoir prétend, dans la nouvelle religion des « énergies vertes » et des smart grids, approfondir son œuvre de salut qui n’est autre que celle d’un contrôle encore plus serré des populations. Plus encore de compteurs intelligents, d’objets connectés, de capteurs. Voilà l’idée de ce pouvoir gouvernemental : tout prévoir, tout calculer, c’est-à-dire tout réduire à de l’économie.

En partant de là où on vit, de là où on lutte, notre pari est radicalement inverse. Tout n’est pas calculable, tout n’est pas économie. Il y a de toute part des êtres et des choses qui résistent à cette mise en équivalence intégrale. Des forces vives qui n’en peuvent plus de cette dévastation des existences. Tentant de déserter la machinerie sociale et ses circuits, elles créent de nouveaux espaces à la hauteur de leurs désirs, à même la Terre. Repartir de là, de cette gravité, éminemment politique. Cela ne veut bien sûr pas dire cesser de se rencontrer, ou de voyager, mais dessiner d’autres lignes, des lignes de vie, des lignes de lutte, se croisant, proliférant. Ce qui se passe ici résonne déjà ailleurs, plus loin.

Nous ne donnerons pas ici de recettes ni de solutions toutes faites. Nous tâchons d’être forêts. Comme une force qui grandit, tige par tige, racine par racine, feuille par feuille. Jusqu’aux cimes débordantes, entre ciel et terre, devenir ingouvernables.

[1Comité invisible, à nos amis, La fabrique éditions, Paris, 2014, p. 192.

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