et la rue

Pierre Alferi

paru dans lundimatin#140, le 3 avril 2018

Pierre Alferi est poète, essayiste et romancier. Il nous a confié ces quelques poèmes.

la pluie glacée poursuit
chacun dans son impasse
la berge étroite
du flux de tôle
autour des foyers électriques
les grappes de nous
venus nous réchauffer les fesses
ou nous brûler les yeux
sommes
d’animaux rationnels
non-entiers fractions
irréductibles
au dénominateur commun
proche de zéro

*
* *

trivial tu cours les rues
en sandales avec ta baguette
dorée tes sacs on te
croise parlant cuisine
relations professionnelles
organisation domestique
sport le visage bougé
lourd de sens des rumeurs
je te l’emprunte pour cent pas
sur le trottoir je coule
mon malaise dans les vaisseaux
de l’insignifiance
partagée quand faire barrage
excède et s’épuise
le stock des répliques

*
* *

quel intestin expulse
les ressortissants
d’ailleurs
pourquoi
au juste un mot
dirait-il la violence
« violence » ?
qui se déploie
détaillée dans
les opérations de police

*
* *

la honte nous survivra
nos descendants diront
enjambaient des corps
longeaient des familles à terre
pour faire leurs courses
ou des as du contrôle
héros de sf
parleront de l’époque
où l’on s’est mis à s’entrevoir
en mesures de chair
humaine biomasse
sans dessin fixe
et scruteront les figurants
au drôle d’accent
d’une série Z en costumes

*
* *

tu n’avais pas vu le quartier
depuis... alors ?
ce qui a changé les boutiques
le raffinement du concept
phyto chéro déco bio
occupera l’un des 10 000
vers des métamorphoses du vide
mais entre chien et loup
dans la filigrane des vitrines
bas des joues plissé
rideau de théâtre
cendre sur la tête
le regard furtif
je ne sais quoi de minéral
raide usure nouvelle
fait froid
dans le dos de qui
me précède

*
* *

noire en bloc
baskets jean parka
foulard et lunettes
est l’élégance même

*
* *

aux churros aux burgers
l’ange restauré
sourit dans la zone art
nouveau piétonne
envahie d’opticiens
agences de coiffure
salons bancaires débits
de vin local à bulles
la laideur sans frontières
derrière la comédie
le stade projecteurs
plus hauts que les flèches
de leur dame clame
le match nul un un
de deuxième division
adossées à la basilique
les saynètes au trait
niellé dans les dalles
du pavement redressé
sont tirées des écritures
et le profil des flics
médaillés qui pèchent
au lamparo fouillent
les ados noirs et bruns
est estampillé souvenir
de reims par exemple

*
* *

qui vive lâs prêt
à tourner le coin
si l’agent se pointe
l’œil volant d’un pôle
à l’autre du pan-
orama gris bleu
guette le chasseur
l’éclat de la pièce
le déchet intact
c’est l’art de la fugue
malgrè la fatigue
des jetés dehors
des secrets surex-
posés souriez
vous êtes filmés

*
* *

la beauté n’est pas annoncée
des ouvriers qui dépassent
chacun du trou qu’il creuse
ni la résurrection des corps
enfouis en l’état
l’heure de la relâche
aujourd’hui tombe
avec la nuit

*
* *

ouvre la bouche
et bois la tasse
avant d’avoir dit un mot
la vague déferle
des nouvelles nouvelles
laisse en apparence
keaton intact
tenir debout ?
surfer s’échouer ?
plonger ? l’apnée
n’a qu’un temps seul
un monstre court
devant les titans
de l’oubli

*
* *

pour que la rue passe
qu’une b.o. passe
dans le casque
des fenêtres s’ouvrent
dans la paume
doublage et sous-titres
éloignent
à moins qu’un visage
arrête

*
* *

l’infernale invention
des hollandais violents
la zone d’achats croque
le cœur de ville on va
vivre plus loin
on s’y fait quitte
à se faire à pied la fin
du rayon manquant d’air
le trafic à peine ralenti
par les seniors dans les tunnels
les mineurs isolés planqués
dans les fossés campés
dans les fourrés cependant
que le commerce chante
au centre à tue-tête
c’est son truc autour
l’espèce vivante
déchante en proie
à la rue
sur les routes
des souris des villes et des camps
chassées par un gros chat
persan sourd
presque aveugle

*
* *

les louves de chine
à l’âge incertain
dansent d’un pied
sur l’autre poings
au fond des poches
il pleut
le sexe est un
travail de chien

*
* *

traitez par l’ironie
in a bourgeois town
le romantisme de la révolte
eh bien dit le voisin du sud
moi je préfère la plus naïve
des immatures protestations
aux brillantes apologies
du statu quo – santé

*
* *

ce n’est pas ici
qu’est notre bonheur
pourtant c’est ici
que nous nous croisons
alors c’est d’ici
qu’il nous faut parler
alors c’est ici
qu’il faut nous parler

*
* *

quand la rue épuise
les rêves
l’arrêt alité
s’impose

*
* *

propulsé dehors
par le falsetto hors d’haleine
depuis l’époque des impressions
de curtis mayfield qui se
hisse coûte
que coûte dans le wagon
get ready get down
move on up keep on
keeping on pousse encore
tant que la lumière
ne t’est pas tombée
sur la tête

*
* *

dans ta gueule
google earth
nous habitons disney
son univers impitoyable-
ment fluide
aux angles arrondis
depuis nos pavillons
les trajets tout en courbes
de béziers s’évitent
cellulite photoshopée
meubles lisses
amortissent les chocs
autour du village auto crade
l’herbe oscille comme une fourrure
animée en 3d
mais le déluge approche
apprenons vite à vivre
sous l’eau sous le règne
des gafa gaffe à
l’indigestion d’algue
au rythme des infos
et usage d’infos

*
* *

du complet bonheur
sur la terrase et les trajets
vers et depuis la phase plateau
de cet œuf de caille
de ce petit crabe
à l’exosquelette
fondant sous la dent
j’ai gobé tout
l’été entier
qui aurait cru
le retrouver sur le trottoir
écrabouillé

*
* *

buveur causeur
chasseur cueilleur
de mots et demis
l’homme à fables
a deux beaux grands
yeux bleux qui brillent
quand il salue
il vieillit vite
dans l’âge d’abondance
des coups pour un coup
de main et porter
la parole commune
de coin de rue
en coin de rue

*
* *

plaqué par noël
sur la dalle
marchande
le droit de ramper
dans le déballage
des parentèles
en remembrement
entre les spirales
des siphons privés
jusqu’à la trappe
pour qui préfère
franchir en sous-marin
le détroit mortel
de l’année

*
* *

rue tunnel où
nos ombres cèdent
à l’aspiration
commune insue
gouttière écran
du show en grisé
des gestes bruits
des voix visages
claquent les cartes
abattues puis
entre l’extérieur irrité
et l’intime mité
la porte saloon
qui bat rebat
rebat rebat

*
* *

carrefour de choix
où vieux et nouveaux
riches gobent
des huitres sous faux
modigliani
lui faire épouser
son image d’un jour
hémiplégique
des murs anti-émeutes
l’auvent qui s’enflamme
à l’heure des cocktails
et à la manœuvre
un cortège de têtes
encapuchonnées
est impossible
comme la coïncidence
des mains droite et gauche

*
* *

et la rue elle est tachy-
cardiaque elle enfle
s’emballe et bloque
le progrès du désert
casse les rythmes
des flux tendus
que l’état noue
et quelquefois
elle est à nous

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