Young Lords de Claire Richard [Extraits]

L’occupation de la First Spanish Methodist Church : « une zone libérée au coeur de l’Amérique capitaliste »

paru dans lundimatin#128, le 13 janvier 2018

Dans le dernier numéro de lundimatin nous recensions l’excellent livre de Claire Richard : Young Lords. Histoire des Blacks Panthers latinos (1969-1976) L’Échappée, 2017. Cette semaine, nous vous proposons ces quelques bonnes feuilles. Notons que d’autres extraits ont été publiés sur Slate qui traitent de l’un des aspects les plus intéressants du Young Lords Party à savoir leur rapport aux questions féministes et de santé. Ajoutons qu’une discussion autour du livre suivie d’un concert se tiendra à Paris le 26 janvier prochain en présence de l’auteur.

L’occupation de la First Spanish Methodist Church : « une zone libérée au coeur de l’Amérique capitaliste »

Mais c’est surtout en décembre 1969, avec l’occupation d’une église au cœur du quartier, que les Young Lords vont vraiment se faire connaître. Après plusieurs mois d’action, ils cherchent un local pour installer un autre programme de petits déjeuners pour les enfants.

JUAN GONZÁLEZ : Entre décembre et janvier 1969, on a occupé une église méthodiste : la First Methodist Church. On en a eu l’idée parce que les Lords de Chicago avaient fait la même chose. Mais l’église qu’ils avaient occupée à Chicago était celle d’un prêtre jeune et blanc, qui les soutenait. Dans notre cas, le prêtre était un exilé cubain, très à droite. Et on était son pire cauchemar : un parti avec des bérets et des posters de Che Guevara ! Il a fait tout son possible pour s’opposer à nous.

JUAN GONZÁLEZ : L’église était en plein milieu du quartier. Elle était ouverte, mais vide la plupart du temps. C’était un grand bâtiment, avec un grand sous-sol, des salles de réunion… Quand nous sommes arrivés à East Harlem, la plupart des paroissiens originels n’habitaient même plus là. Ils étaient devenus prospères, avaient déménagé dans de meilleurs quartiers et ne revenaient plus que les dimanches.

JUAN GONZÁLEZ : Nous avions besoin d’espace pour accueillir nos programmes de petits déjeuners gratuits et de distribution de vêtements. Nous sommes donc allés voir le prêtre et lui avons demandé si nous pouvions utiliser son église pour nos petits déjeuners. Il a répondu : « Certainement pas. Je ne vous laisserai jamais mettre un pied dans mon église. » Alors nous avons décidé de nous adresser directement aux paroissiens – ce qu’il est possible de faire dans le culte protestant, lors des Testimonial Sundays.

DENISE OLIVER : On a commencé à assister aux offices religieux. On arrivait, on s’asseyait dans l’église et on discutait aussi avec des jeunes. Felipe connaissait bien les Églises pentecôtistes et il savait qu’il existe les Testimonial Sundays, moment où les gens se lèvent et viennent témoigner de ce que Jésus a fait pour eux, blablabla. 

FELIPE LUCIANO (1971) : J’ai grandi dans la tradition de l’Église pentecôtiste portoricaine – c’est un univers à part. L’Esprit saint, la glossolalie, les convulsions, les gens qui bondissent, qui vomissent les démons, qui entrent en transe… vahilias, comme on dit en espagnol, ce sont des séances qui durent presque toute la nuit. J’étais un pratiquant fervent… Et ce malgré toutes les bastons auxquelles je participais. Ça n’a rien d’inhabituel. Dans notre communauté, les choses ne sont pas incompatibles. Les gens peuvent très bien avoir, par exemple, des saints catholiques et des poupées vaudoues, ou accrocher un petit bout de pain au-dessus de la porte, pour que les mauvais esprits le mangent et laissent la maison tranquille. [PL]

DENISE OLIVER : Et donc Felipe s’est levé pour témoigner, pour dire que nous avions besoin de l’église pour nos petits déjeuners gratuits. Le prêtre avait l’écume aux lèvres. Pour lui, nous et des gens du quartier, on était des êtres sataniques, des fils du diable, hijos de diablo, des junkies, des putes, des pécheurs quoi. En plus, comme on était des Lords, avec nos bérets, on était aussi des communistes. Donc il a prévenu la police, qui a posté des officiers dans l’église. Quand Felipe s’est levé, ils ont continué la messe en chantant Onwards, Christian Soldiers [« En avant, soldats du Christ », hymne chrétien] et la police nous a attaqués, dans l’église. Or ça, normalement, ça ne se fait pas du tout…

FELIPE LUCIANO : Je me suis levé pour prendre la parole. J’ai remonté l’allée centrale et je suis allé me mettre devant l’autel. Je me souviens de femmes qui essayaient de me frapper avec des chandeliers, un homme – dont nous savons maintenant que c’était un agent infiltré – est allé débrancher l’orgue. Ils jouaient Onwards Christian Soldiers et je me suis fait tabasser par six policiers, qui m’ont traîné de l’autel jusqu’à la porte. Je me souviens que je glissais dans mon propre sang. Seize d’entre nous ont été arrêtés. [PF]

DENISE OLIVER : Les membres les plus dingues de la congrégation s’y sont mis, et nous aussi. On s’est battues : la petite Sonia a sauté depuis un banc sur le dos d’un flic et lui a mordu l’oreille, car ils étaient en train de tabasser Felipe. Ils nous ont traînés vers une voiture de flics. Ils m’ont passé les menottes, mais je suis tellement maigre que je me suis libérée, je suis sortie de la voiture et je me suis mise à courir. Et un crétin du quartier, cinq pâtés de maisons plus loin, m’a attrapée et livrée aux flics. Ils allaient me tuer. Mais deux mecs du quartier ont sauté sur le dos de celui qui était sur le point de me tuer, et je me suis mise à le frapper aussi en disant : « Ça suffit les conneries, je vais pas mourir ! » Ils nous ont tous emmenés en cellule. La plupart des gens qui ont été arrêtés à l’église pour s’être battus étaient des femmes !

NEW YORK TIMES (8 décembre 1969) : Cinq membres d’un groupe portoricain militant et trois gardiens de la paix ont été blessés hier au cours d’un affrontement qui a éclaté pendant l’office, dans une église de East Harlem. Huit hommes et six femmes ont été arrêtés, et le Young Lords Organization, le groupe militant allié au Black Panther Party, a affirmé que la police les a attaqués avec des matraques. […] Selon la police, certains des Lords s’en sont pris aux gardiens de la paix avec des chaises et des bâtons, après avoir refusé d’obéir à une injonction de la police de quitter l’église. Selon les Lords, certains des membres ont dû se défendre contre des policiers qui tapaient aveuglément avec leurs matraques.

DENISE OLIVER : Ceux d’entre nous qui avaient été arrêtés ne pouvaient pas retourner dans l’église, la police le leur avait interdit. Nous devions donc nous tenir à l’écart. On a fait une réunion et on s’est demandé quoi faire. Et puisque les Lords de Chicago avaient déjà occupé une église, et l’avaient appelée la People’s Church, nous allions nous aussi prendre l’établissement de force et l’occuper, et en faire une Église du Peuple. Et c’est ce qu’on a fait.

MICKY MELENDEZ : Nous avions étudié les plans de l’église et posté des membres aux endroits clés, pour pouvoir barricader le bâtiment en quelques secondes. Seul un petit groupe de militants de confiance connaissait les détails de l’opération. Nous avons d’abord laissé l’office se dérouler sans anicroche. Dès qu’il s’est terminé, je me suis levé. C’était le signal : les deux entrées principales et les deux sorties latérales ont été immédiatement condamnées avec des chaînes de cinq mètres de long et des verrous.

 RÉVÉREND NORMAN C. EDDY : Soudain, au milieu de l’office, deux jeunes hommes ont commencé à descendre l’allée centrale, avec des chaînes qui tintaient lourdement derrière eux. Ils se sont dirigés vers le fond de l’église et nous avons entendu des coups sourds – BAM, BAM, BAM. Quelques minutes plus tard, un de leurs leaders s’est avancé vers le pupitre vide et a annoncé d’une voix forte : « Nous sommes dans l’église du peuple. » Nous étions tous enfermés, les Young Lords ont continué à parler pendant une quinzaine de minutes. Après quoi Felipe ou un autre membre a dit : « Le révérend Norman C. Eddy peut-il s’avancer et venir parler avec nous ? » J’ai discuté avec eux et nous avons négocié l’autorisation de sortie de l’église pour les fidèles, contre l’autorisation pour les Young Lords d’occuper l’église. [EHR]

 Commence alors une occupation qui va durer dix jours, et être une fantastique vitrine pour tout ce que les Lords ont fait jusque là.

NEW YORK TIMES (30 décembre 1969) : « Les Young Lords offrent soins et nourriture dans une église occupée ». Un panneau de bois avec des lettres rouges pendait d’une fenêtre du deuxième étage, annonçant que l’édifice était désormais « la Iglesia de la Gente [l’église du peuple] ».

Des vigiles courtois montaient la garde devant une porte de côté de l’église, et demandaient aux visiteurs de décliner leur identité et de signer un registre avant d’entrer. Nombreux sont ceux qui ont été admis dans l’église toute la journée, mais tous les étrangers étaient soigneusement fouillés à l’entrée, pour vérifier qu’ils n’avaient sur eux ni armes ni stupéfiants.

Ce matin, un groupe d’environ 75 enfants chantait Tout le pouvoir au peuple, pendant qu’on leur servait des jus de fruits, des gâteaux et du lait, avant d’assister à un cours d’histoire sur l’Amérique latine, donné par un Young Lord qui se fait appeler frère Roberto. Un porte-parole a indiqué que plusieurs médecins et infirmières recrutés dans les hôpitaux voisins avaient examiné les enfants et leur avaient fait des tests de dépistage pour la tuberculose et le saturnisme, dans le cadre d’un programme médical.

Des adolescents, garçons et filles, discutaient en petits groupes assis sur les bancs de l’église, non loin d’un drapeau portoricain, tandis que les mesures de We Shall Overcome [« Un jour nous vaincrons », chanson emblématique du mouvement des droits civiques noir] s’échappaient d’une porte de la sacristie.

FELIPE LUCIANO : Nous avons dit aux commerçants de la communauté que nous avions besoin de nourriture, et ils nous ont donné des œufs, du bacon, du lait, de la farine et des fruits… [EHR]

 MICKY MELENDEZ : La consommation d’alcool et d’autres substances était strictement interdite, tout comme l’activité sexuelle, même pour les couples mariés. Nous menions une offensive et le code de conduite était très strict.

 DENISE OLIVER : On était entourés de gens de la communauté, il y avait beaucoup de presse, plein de personnes qui venaient voir : Jane Fonda, la fille d’Ingrid Bergman…

PABLO GUZMÁN : Un soir, Jane Fonda et son partenaire dans le film Klute, Donald Sutherland, sont passés à l’église – je suis arrivé à temps pour voir Sutherland « en position », bras et jambes écartés contre le mur pour se faire fouiller. Les gens du quartier se poussaient du coude, éblouis par la proximité des stars, en disant : « Regarde, regarde, c’est Jane Fonda ! » Absurde et touchant. Et Fonda nous a surpris par la pertinence de ses questions. [PSP]

 IRIS MORALES : Le soir du Nouvel An, nous avons même organisé une messe révolutionnaire pour annoncer l’entrée dans « la Décennie du Peuple ». [PSP]

DENISE OLIVER : C’était merveilleux. On chantait, il y avait un programme culturel tous les soirs. On organisait des cours, on avait une clinique gratuite, avec des médecins, et on donnait à manger à tous les gens qui venaient… C’est vraiment ça qui a fait connaître les Young Lords, bien plus que l’Offensive des poubelles.

LUIS ACOSTA : J’en ai entendu parler, comme tout le monde dans le pays, parce que c’était la première fois que la police entrait comme ça dans une église et brutalisait les gens. Le dimanche suivant, je suis allé à l’église en soutien. Et j’ai été absolument fasciné par ce groupe de jeunes gens, qui avaient mon âge ou qui étaient même plus jeunes. Des gens comme Felipe Luciano, qui avait une voix tellement dynamique, Pablo Guzmán, Juan González, qui était un leader intellectuel à l’époque, qui avait milité à Columbia…

 RICHIE PEREZ : J’étais dans une fête avec un copain et on débattait de la justice dans le système éducatif. Deux jeunes femmes m’ont dit : « Si tu penses vraiment ce que tu dis, tu devrais être dans l’église avec tous ces dingues de Young Lords, pas ici. » Je me suis remis à boire et à rigoler, mais je n’arrivais pas à oublier ce qu’elles avaient dit. J’ai pris mon copain à part et je lui ai dit : « Tu sais, mec, elles ont raison. On est des hypocrites. Si on pense vraiment ce qu’on dit, on devrait être dans l’église. » Alors on est rentrés chez nous, on s’est changés et on est allés à l’église. On est arrivés vers deux heures du matin et on a frappé à la porte. Eux, évidemment, ont pensé qu’on était des flics : deux Portoricains à la peau claire, avec un petit blouson en cuir et des pantalons à pince… mais ils nous ont laissé entrer. On a passé la nuit là-bas. Le lendemain, il y avait des activités, des gens qui venaient, qui faisaient des discours, des révérends aussi étaient là. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Je n’en revenais pas. Je me suis dit : « C’est ça, c’est ce que je cherchais. » J’ai écouté avec attention tout ce que les gens disaient et je suis rentré chez moi. J’en ai parlé avec mes amis. Ils m’ont dit « Mais tu es dingue, tu ne sais pas dans quoi tu vas te fourrer ! » Je leur ai répondu : « Il faut que vous voyiez ça. » [C]

GLORIA RODRIGUEZ : Mon père était très actif en politique et il m’avait emmenée à une des actions des Young Lords, dans El Barrio. C’était à la People’s Church. Quand je suis entrée dans l’église, j’ai eu l’impression d’être arrivée chez moi. C’était… ça vous prenait à la gorge. J’avais l’impression d’avoir trouvé ma place, ma famille, l’endroit où je devais être – que tout ce qui me préoccupait alors, les questions des droits civiques, de l’injustice, du désir de résister et de changer le monde… Tout ça m’a profondément émue. Ça parlait à tout ce que j’étais à ce moment-là. [PF]

 JUAN GONZÁLEZ : Ça a vraiment été l’un des meilleurs moments de l’histoire de l’organisation. Et c’était dans ses six premiers mois d’existence ! C’était… J’avais ressenti un peu la même chose pendant les grèves à Columbia. C’est un peu comme si vous aviez créé une zone libérée au cœur de l’Amérique capitaliste, et tout le monde avait le sentiment d’avoir fondé quelque chose de nouveau, une vision nouvelle. Et nous avions un tel succès !

 Le onzième jour de l’occupation, la police encercle l’église et prévient au mégaphone qu’elle va l’évacuer. Les Lords ne veulent pas d’affrontements et les consignes sont données de rester pacifique. Le lendemain matin, la police défonce la porte de l’église et entre de force. Grâce aux talents de négociateur de Juan González, les occupants sont autorisés à sortir sans subir de violences.

 MICKY MELENDEZ : Nos ordres de mission étaient très clairs : personne ne devait résister à la police, de quelque manière que ce soit. Les visages des Lords trahissaient leur émotion. Ce n’était pas facile à avaler car nous avions pris l’habitude de nous défendre. Mais personne ne protesta. Felipe et quatre autres membres dirigeants avaient donné l’exemple au début de l’Offensive de l’église, quand la police nous avait frappés. Nous avions ordre de tenter la non-violence : obéir était une simple question de discipline.

 Une centaine de personnes sort de l’église, poing droit levé, entre deux rangées de policiers, en chantant Que bonita bandera es la bandera puertorriqueña [« C’est un beau drapeau, c’est un beau drapeau que le drapeau portoricain », chanson nationaliste traditionnelle portoricaine]. 105 Young Lords sont arrêtés, puis relâchés contre la promesse de ne pas réoccuper l’église. Felipe Luciano et Pablo Yoruba refusent de signer et doivent verser une caution de 500 dollars. Plusieurs manifestations de soutien se déroulent dans diverses églises un peu partout dans la ville.

JUAN GONZÁLEZ : Nos effectifs ont probablement quadruplé après l’occupation. On était si nombreux qu’on a ouvert des branches dans la ville : South Bronx, Lower East Side… Mais aussi à Philadelphie, Newport, Boston, un peu partout sur la côte Est. C’est la People’s Church qui a rendu les Young Lords célèbres.

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