Vivatech 2019 : Une journée à l’asile

Reportage au salon mondial des startups et des leaders de l’Innovation

paru dans lundimatin#194, le 4 juin 2019

VivaTech est LE rendez-vous mondial des startups et des leaders pour célébrer l’Innovation. Vous pouviez y découvrir des innovations exceptionnelles, des startups et grands groupes qui façonnent le monde de demain, des conférences autour de la tech, des ateliers pratiques et des expériences inédites à vivre entre amis ou en famille ! La liste des intervenants a de quoi séduire : Macron, Justin Trudeau, Jack Ma (patron d’Alibaba), Bernard Arnault (LVMH), Stéphane Richard (P.-D.G. d’Orange), Ginni Rometty (patronne IBM),
C’est en tous cas ce qu’annonce leur site internet.
Notre reporter Thomas Jusquiame est allé à la rencontre de ce monde de demain.

Un asile revêt plusieurs définitions et différents sens.
Il est généralement associé à l’hôpital psychiatrique (également appelé asile ou clinique psychiatrique, ou dans le passé asile d’aliénés voire asile de fous) où l’on traite les troubles mentaux sévères. C’est aussi un lieu de refuge où l’on trouve sûreté et protection. En entomologie, il indique une mouche à toison : elle est issue de la famille des Asilidae, des insectes constituant un groupe homogène de prédateurs à l’état adulte.

C’est en rêvassant ainsi dans le métro que je me rends Porte de Versailles, une invitation à la main, pour rejoindre la 4e édition de l’évènement tech probablement le plus couru d’Europe : Vivatech 2019. 124 000 visiteurs en deux jours, 125 pays représentés et pas moins de 2 500 journalistes pour couvrir ce raout.
Macron, qui veut faire de la France une « start-up nation » peut compter sur 13 000 d’entre elles, suivies par quelque 3 200 investisseurs ou plus communément appelés « angels », venus se les arracher à coups d’injection de capitaux issus de fonds de pensions.
Promesse de campagne tenue.
Pour attirer autant de monde, il faut du sexy, des gens qui inspirent, comme on dit. Et la liste des intervenants a de quoi séduire : Macron, Justin Trudeau, Jack Ma (patron d’Alibaba), Bernard Arnault (LVMH), Stéphane Richard (P.-D.G. d’Orange), Ginni Rometty (patronne IBM), etc.

Publicis, qui organise ce cirque, fera dépenser un pognon de dingue aux Google, Facebook, La Poste, Orange, BNP, et autres entreprises souhaitant être de la partie. Comptez par exemple 250 000 euros pour un emplacement. Mais si cela vous paraît un peu démesuré, l’organisateur saura trouver les mots pour vous convaincre : « 83 % of visitors were satisfied with the quality of start-up that they met » (83 % des visiteurs ont été satisfaits de la qualité des start-up qu’ils ont rencontrées) ou encore « 77 % of visitors are decision makers » (77 % des visiteurs sont des décideurs). Où est-ce qu’on signe ?

Côté visiteur, il faudra dépenser 380 euros si vous êtes une start-up, 650 euros un executive (comprenez commercial ou consultant dans n’importe quelle grosse boîte), ou encore 890 euros si vous êtes investor.

9 h 00

Terminus du train, tout le monde descend. Je sors de la bouche de métro et la première impression me rappelle tout de suite l’ambiance des derniers samedis à Paris : flics partout (équipés pour certains de fusils), motards, blocs de bétons anti voiture-bélier (dont on peut réserver l’emplacement publicitaire !) et une énorme foule qui se tient bien sage, comme dirait l’autre. Des milliers de personnes s’entassent pour rentrer un à un, et chaque centimètre gagné sur le voisin compte. Fouille des sacs, détecteurs à métaux sur le corps, scanner à rayon X pour les bagages et présentation obligatoire d’une pièce d’identité. « Venez vivre le futur » qu’ils te disaient sur la newsletter…

Après trois quarts d’heure de queue au soleil et les checks de sécurité passés, une autre file, plus longue encore, m’attend. Je prends mon mal en patience et observe les environs. Pas mal de trentenaires branchés, baskets blanches, chevilles au vent, chemises cintrées et repassées. Un bon paquet de quadras aussi, dont certains démarrent des confcalls, écouteurs Apple sans fil vissés aux oreilles. Mais ce qui saute aux yeux, c’est la présence importante d’étudiants et de lycéens. J’apprendrai par la jeune fille qui imprime les billets depuis 7 h 00 que les lycées et universités se sont vus attribués « gratuitement » des places.

Cette génération estampillée Z, Millennial ou Digital Native par le marketing qui adore mettre tout le monde dans des cases, est la cible privilégiée des recruteurs, cherchant sans cesse de « nouveaux talents » dans un secteur où les « profils disponibles » manquent cruellement. Et le recrutement est l’objectif à peine caché d’une grande partie des acteurs de ce salon.

10 h 30

Enfin rentré. Première chose que chaque visiteur verra sera… une voiture volante. Une espèce de cockpit à quatre roues avec des ailes de trois mètres de large, avis aux amateurs de créneaux. Mais après une heure trente dans les bouchons ou les transports, ça en laisse plus d’un rêveur.

Je commence par flâner dans la bien nommée Better life Avenue by Microsoft, puis passe devant un espace appelé The Chill (heureusement que c’est précisé) dont les stands collés les uns aux autres redoublent d’inventivité pour attirer notre attention. On y croise un livreur ambulant de café équitable, un distributeur automatique de smoothies bio et des espaces avec des Fatboy (énormes coussins remplis de billes de polystyrène) pour se vautrer tout en jouant à la console.

Je remarque une végétation (en plastique ?) très abondante, le nombre de plantes vertes, Yuka et autres plantes grimpantes, est ahurissant. À vous faire croire que la nature et la haute technologie sont faites pour vivre ensemble.

Me voilà paumé au milieu du salon. À peine le temps de trouver un plan en libre-service qu’un individu au T-shirt bleu clair me demande si j’ai besoin d’aide. « Je cherche le lieu de l’allocution du Président ». C’est dans le dôme.

Il y a peut-être 1 000 personnes ou plus qui attendent à l’entrée dans l’espoir de voir, même de loin, Emmanuel Macron. Il faut savoir que le peu de personnes qui ont voté au premier tour pour lui sont presque toutes ici. Les gens qui composent ce salon aiment notre président. Il suffit de voir la popularité dans le milieu de son ex-secrétaire d’État au numérique Mounir Mahjoubi, ambassadeur du réseau French Tech, véritable star sur laquelle tout le monde se jette pour prendre un selfie, pour le poster sur Linkedin et mentionner qu’on a eu « un échange court mais intéressant avec le ministre ».

11 h 15

Impossible d’y accéder, trop de monde. Je tente une incursion derrière des journalistes en retard qui traversent la foule avec un vigile en tête de file, avec sur moi les mêmes regards que si vous remontiez une file de voiture derrière une ambulance dans un bouchon.
Un vigile m’arrête : « Accréditation ? »
J’ai pas.
Faites la queue.
Un mec de la sécurité hurle à la foule qu’il y a une heure d’attente. C’est plié.
Je vais plutôt aller manger un morceau avant le raz de marée de midi.
Des food trucks à gogo, y’en a pour tous les goûts ! Mais pas pour tous les portefeuilles : burger frites & bière vingt euros, galette bretonne neuf euros. Et le kefta ? Douze euros.

12 h 30

« Nous avons une légende, une véritable légende avec nous », hurle une enceinte.

En mangeant ma boule de riz épinard, je vois une foule qui se dirige vers le dôme (4 600 places assises), où démarre un moment phare du salon que beaucoup attendent : la Fireside Interview (littéralement « entretien au coin du feu ») de Jack Ma par Maurice Lévy (P.-D.G. de Publicis).
Pourquoi tant d’engouement ? Pourquoi les gens s’agglutinent-ils devant un écran géant extérieur pour ne pas louper une miette de son discours ? La fameuse « légende » qui inspire tant de jeunes fondateurs est un cas qui mérite qu’on s’y attarde quelques instants.
Avec une fortune personnelle estimée à 40 milliards d’euros, l’homme le plus riche de Chine sillonne les plateaux télé, les congrès et différents évènements tech internationaux pour raconter « son histoire ». Jack Ma aime raconter à qui veut bien l’entendre qu’il est parti de rien, et que pendant longtemps, personne n’a su reconnaître en lui son immense talent en devenir. Avec un plan de carrière que l’on imagine mûrement réfléchi, il a successivement tenté de rentrer à l’école de police chinoise, puis au KFC. Sans succès. Fort de ses échecs, il décide assez logiquement de s’attaquer au concours d’entrée de Harvard. Dix fois. Rien n’y fait. La déception est immense et le désespoir aurait probablement eu raison de la plupart d’entre nous. Mais pas Jack.

Il se remet aussitôt en selle, profite de l’obtention de sa licence d’anglais pour accompagner une délégation chinoise aux États-Unis en tant qu’interprète, voyage au cours duquel il aurait découvert Internet et le fonctionnement des start-up de la Silicon Valley. Nous sommes alors en 1988, et il décide de créer Alibaba. Nous le retrouverons trente ans plus tard dans un show télévisé aux côtés d’une Nicole Kidman un peu paumée et d’un Pharell Williams enjoué, célébrant ensemble la « fête des célibataires » (Guānggùn Jié, signifiant littéralement « fête des branches sèches »), une journée de soldes sur Internet en Chine qui réalisera la plus grosse opération commerciale au monde : 7 milliards d’euros de commandes en 40 minutes d’après Le Parisien, et une journée clôturée à 30 milliards de dollars d’après son créateur.
Elle est pas belle la vie ?

Maintenant que vous connaissez un peu mieux le personnage, voici quelques extraits (l’idée étant de vous épargner le visionnage de la vidéo de 50 interminables minutes de son échange avec Maurice Lévy, qui s’expriment tous deux dans un anglais très approximatif que je vais tenter de retranscrire en gardant leurs éléments de langage.

Pour les plus masos d’entre vous, c’est par ici :

Maurice Lévy : « Peux-tu nous expliquer (le tutoiement est de rigueur dans le milieu) comment tu as eu cette formidable intuition de ce que la technologie deviendrait, en partant de son origine jusqu’à la puissante entreprise mondiale qu’elle est devenue ?

Jack Ma : « Merci Maurice […]. Quand les gens te critiquent, il faut réfléchir (“you have to think” répétera-t-il, ses index sur chaque tempe, à quinze reprises), car les gens comme moi n’ont ni argent, ni connaissance technique, ni relations. Ma seule manière de concurrencer les autres est d’anticiper le futur […], quand j’ai démarré Alibaba dans un garage, la seule chose qui me différenciait des autres, c’était que je croyais au futur. »
(C’est tout à ton honneur, Jack)

ML : « Qu’est-ce qui te rend si résilient au fait que les gens te disent “non” ? J’ai entendu dire que Harvard t’avait recalé neuf ou dix fois, et KFC a même refusé de te recruter.
(Sans déconner)
Qu’est-ce qui t’a motivé pour devenir ce que tu es aujourd’hui ?
(On veut tout savoir)
JM : « Évidemment que tu es malheureux quand on te dit non, mais va te coucher, lève-toi et essaye encore. Ce sera toujours de ta faute et pas de celle des autres si tu n’arrives à convaincre personne. […] J’ai appris une chose : peu importe la puissance de l’éléphant, si tu es une fourmi et si tu sais comment te cacher, un éléphant ne pourra te tuer, mais tu pourras tuer l’éléphant si tu es bien placé. C’est une question de mentalité. »
(Ambiance)

ML : « Je suis également impressionné par ce que tu fais en Afrique, comment tu aides les fermiers, peux-tu nous dire quelques mots sur le sujet ? »
JM : « Yeah. (Oui, il commence beaucoup de ses phrases par Yeah). J’ai visité l’Afrique il y a deux ans (j’imagine que c’est là-bas que l’idée de se transformer en fourmi pour buter des éléphants lui est venue), et j’ai été subjugué par la passion des jeunes […] ils ne parlent que de leurs rêves, du futur, ils n’ont peur de rien […] donc il faut trouver un moyen d’aider l’Afrique, et je pense qu’Internet peut aider […]. L’Afrique devrait être les trois ’E’ : E-Gouvernement, Entrepreneurs et Education.
Un E-gouvernement en ligne, pour être plus transparent et efficace.
Des Entrepreneurs qui créent le futur et rendent les rêves possibles.
Et l’Éducation […] (Ses explications deviennent incohérentes. Je commence à comprendre le choix du recruteur KFC de l’époque).

ML : « Un livre de Shimon Peres, ancien président d’Israël, que tu as d’ailleurs bien connu, dit qu’il n’existe pas de place pour de petits rêves […] Avais-tu rêvé en 1999 à ce qu’est devenu Alibaba aujourd’hui ? »
JM : « Non. À l’époque nous ne pensions qu’à survivre, on n’avait pas d’argent […], mais on pensait qu’Internet allait changer la Chine […]. Au fait, connaissez-vous la différence entre l’intelligence artificielle et les humains ? (Chic, une blague !) Les machines n’ont pas de rêves… (NUL !) Si tu n’as de pas de rêves tu ne gagneras jamais contre les machines dans le futur. »
(Applaudissements dans la salle)

ML : « L’éducation… Beaucoup te considèrent comme un grand enseignant et sachant que l’avenir et le travail vont être bouleversés par les technologies, comment se prépare-t-on à de tels changements et quelles sont tes recommandations ? »
JM : « Yeah, j’ai toujours travaillé comme un enseignant et je ne me suis jamais préparé à devenir CEO (...) Ma position de CEO est ’Chief Education Officer’ (au lieu de Chief Executive Officer : P.-D.G.). […] Ces cent dernières années nous avons façonné les gens comme des machines, les trente prochaines nous allons façonner les machines comme des humains. 
(Pas sûr qu’on ait la même définition du mot humain).
Notre manière d’enseigner, les choses que nous enseignons à nos enfants, les machines peuvent le faire en mieux […], je pense que c’est une énorme opportunité. Je pense que dans ce monde il y a peu de personnes comme moi qui peuvent le faire, car je ne le fais pas pour l’argent ou parce que quelqu’un m’y a forcé, je le fais parce que j’aime ça. »
(Même pas un tout petit peu pour le fric ?)

Bon, je pense que j’ai pigé le truc, pour devenir le prochain Picsou :

1. Louer un garage.
2. Chaque fois que quelqu’un me dira non, aller au lit et recommencer le lendemain.
3. Bosser tous les jours jusqu’à en crever.
4. Penser fourmi et pas éléphant.

13 h 10

Je retourne dans le salon et décide d’aller me farcir quelques stands. La maison Google attire mon attention. Tout l’extérieur est peint dans un blanc opaque qui ne laisse rien transparaître. Je rentre dans la première pièce, toute rose, où Louis, un googleur, explique la maison du futur à un petit groupe (welcome to a more helpful home peut-on lire sur le mur). Un véritable show-room commercial dans lequel il récite : « Quand vous rentrez chez vous, dites “bonjour Google” à votre ordinateur Lenovo. Il identifiera votre présence, et les stores de notre partenaire Somfy s’ouvriront automatiquement. Tout comme Le thermostat Nest qui augmentera la température de votre pièce. Une musique d’ambiance s’est également allumée sur l’enceinte de la marque Sono. »
Personne n’a l’air emballé. Je passe à la cuisine.
Un homme tout droit sorti d’une émission de téléachat va nous présenter comment cuisiner des macarons dans la « cuisine de demain ». Il part du principe que l’on n’a pas de casserole. Pourquoi pas. Il se rapproche donc de son ordinateur et lui demande : « Google, trouve-moi une casserole ». Un écran affiche plusieurs enseignes de la grande distribution et c’est Carrefour qui propose le meilleur prix. Le parcours d’achat se poursuit avec la validation de la commande (votre CB est déjà enregistrée vous pensez bien), et la livraison du produit en moins d’une heure grâce à Carrefour Livraison.
J’hésite à interpeller le vendeur pour lui dire que ce n’est pas très sympa de faire venir un mec à vélo, payé au lance-pierres, en moins d’une heure, un dimanche, pour lui demander de te ramener une casserole que t’as foutu on ne sait où.
S’ensuit une rapide présentation de la recette via une vidéo YouTube, et nous voilà avec des macarons estampillés Google sous le nez. La leçon de cuisine aura consisté à commander, uniquement à la voix, une casserole sur Google Shopping.

Salle violette. Une jeune femme explique comment Google Arts & Culture favorise la culture : « Grâce à des partenariats avec 119 science centers et un casque de réalité virtuelle, vous pourrez visiter ces derniers sans bouger de chez vous. » La perspective de pouvoir visiter un musée de vos chiottes s’envisage enfin. L’expérience choisie en exemple nous propose de « joindre le CERN (l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire) pour une journée épique au travers de la naissance et de l’évolution de l’univers ».
Je passe mon tour.
J’enchaîne dans la salle orange où le jeune Kylian va m’expliquer le projet Stadia ou comment Ubisoft et Google vont créer les premières consoles et jeux… sans console ni jeux.
« Bah ils sont où alors ? »
— Ils sont virtuels, dans le cloud.
— Y’a bien des serveurs physiques quelque part…
— Ah… oui, bien sûr, mais vous n’avez plus de console chez vous ni de jeux, tout est online. Cela permet notamment, si vous êtes en pleine partie dans votre salon et que vous devez subitement sortir pour prendre les transports, de continuer votre partie sur votre téléphone et cela, sans coupure. »
Fascinant.

Je termine par Gilles, qui m’explique comment, grâce à GCP (Google Cloud Platform), les data center (rempli de milliers de serveurs) aident Airbus à stocker et à traiter des péta de données d’images satellites et à les analyser grâce au machine-learning (service d’intelligence artificielle) suivant des patterns que l’on aura préalablement définis.
« Et ça permet quoi ? »
—  Et bien pour les météorologues, de différencier un nuage d’un manteau neigeux en montagne. Avant ce n’était pas possible. »
Merci Gilles.

Il reste bien une salle verte à visiter avec la présentation de Google Kids, mais j’avoue manquer d’énergie pour enchaîner. Installé sur une chaise pour reposer mes jambes, je capte une fin de discussion où un type dit que « parfois, la technologie quand c’est trop, ça peut faire peur, on a l’impression de plus maîtriser grand-chose… ».

Ne pas se laisser abattre par cette négativité ambiante. J’ai la chance d’être au cœur de la civilisation de demain, il faut aller voir ça d’encore plus près.

D’un pas décidé, je me dirige vers l’énorme stand FUTURE BY MATMUT. Un stand à au moins 300 000 balles, je vous le garantis.

Un petit bateau trône au milieu, appelé sobrement le Plastic Odyssey.

Je tombe sur le jeune Lucas qui se tourne les pouces.

Il m’explique avec enthousiasme que ce bateau – nommé Ulysse – est construit entièrement avec des low tech et 100 % de plastique recyclé. Il a pour but de sillonner les mers tout en ramassant le plastique qu’il trouve sur son chemin. Son parcours ? Les pays ’pauvres’ (comprendre l’Afrique, L’Inde, toute l’Asie du sud et une partie de l’Amérique du sud) pour sensibiliser les populations non averties aux ravages du plastique.
(Ils apprécieront la démarche j’en suis certain).
L’idée de ce projet est de leur donner la possibilité de construire leur propre bateau grâce à un programme de conception open source (brevet ouvert) et ainsi contribuer à sauver eux-mêmes la planète.
« Et du coup c’est uniquement pour récupérer le plastique en surface, mais comment on fait pour celui au fond des mers, sachant que celui à la surface ne représente que 1 % du plastique dans les océans ? »
— Heu… on n’a pas encore trouvé de solution. »
(Gros blanc)
— Bon courage alors !
— Je vous ai dit aussi que le carburant du bateau c’est du plastique 100 % recyclé ? »

Je rêve de lui mettre en pleine tronche que la majeure partie du plastique est produite par quelques multinationales, et que ton projet, en plus de faire culpabiliser les populations avec leur « ignorance écologique », les détournera des vrais salopards à qui tu permets de dormir un peu mieux, en imaginant que ces derniers en aient quelque chose à foutre de ton foutu bateau 100 % recyclé open source.
Je pense qu’il sait que je sais et je sais qu’il sait que je sais qu’il sait.

Bon là, c’est le coup de barre. Les lumières des stands, les bruits, mouvements et sollicitations incessants… J’ai la tête qui bourdonne.
Je m’assois.
À ma droite un ’speaker’ est en train de déballer un pitch appris par cœur, en anglais avec un accent français bien prononcé. Ça me fait marrer car j’ai l’intime conviction que les trente personnes qui le regardent parlent parfaitement le français. Mais parler anglais, c’est penser global et penser global c’est laisser penser que l’on a une vision, et avoir une vision, je te le donne en mille, c’est réussir à refourguer ton produit dans le monde entier ou convaincre un investisseur égaré de mettre son pognon dans ta boîte.
En face de moi, un type en costard avec casque de réalité virtuelle sur la tête est en train de chercher un mannequin au sol pour (j’imagine) simuler un massage cardiaque. Et c’est mal barré.
À ma gauche, des gens qui attendent patiemment la prochaine course de drones qui va démarrer.

Je décide d’aller me planquer dans le dôme, avec un peu de chance il y aura une conférence qui n’intéressera personne et je vais pouvoir me vautrer sur un siège dans la pénombre.
Sur le chemin je passe devant le stand Facebook sans m’arrêter et je vois dans un cadre cette citation : « Fais de ta vie un rêve et d’un rêve une réalité ».
Saint-Exupéry aurait liké.
Le Dôme est quasi vide. Sur scène, Stéphane Richard (P.-D.G. d’Orange), qui ne lève pas les yeux de son texte qu’il lit probablement pour la première fois, dans un anglais approximatif, ça ne rameute pas les foules. Le mec est en train d’expliquer à 150 touristes avachis à quel point certaines zones de la terre, principalement en Afrique (ils vont les laisser tranquilles oui ?) sont dépourvues de connexion internet causant un « retard important sur le plan technologique ». Cet ex haut fonctionnaire pour qui la notion de conflit d’intérêts n’est qu’une vue de l’esprit et les allers-retours privé/public une passion assumée, tente d’expliquer qu’Orange va contribuer à l’alphabétisation des populations grâce, notamment, à l’intelligence artificielle. On n’en saura pas plus sur le mode opératoire.
Le P.-D.G. se met même une grosse pression sur les épaules et ose : « Orange has the huge responsability, as an operator, to provide Internet all over the world. »
Bien essayé Richard. Très fort le coup de je vais apprendre à lire et à écrire aux sauvageons en échange de quelques câbles enfouis et quelques data centers sur leurs territoires. J’aimerais bien savoir qui t’a confié cette ÉNORME responsabilité ? Les peuples autochtones venus te supplier de leur donner un peu de ta civilisation ou ton board d’actionnaires qui te somme de faire grimper leurs actions ? Les deux ? Mystère…
Un léger agacement laisse place à une certaine apathie. Je n’écoute plus que d’une oreille. Trente minutes d’un monologue monotone, sur lequel une dizaine de mots seulement seront brodés autour de phrases creuses et dont voici la liste exhaustive :

Operator
Partnership
Gap
Connectivity
Growth
Network
Develop
Goal
Opportunities
Digital
Shared responsability
Solutions

15 h 11

J’ai une petite faim. Je décide d’aller à l’autre bout du salon, près de la sortie, prendre l’air et manger un morceau. Je fonce sur le premier food truck que je vois. Un hot-dog saucisse Keyser et ses frites de patate douce à 12 euros. Une boisson ? Ça ira, merci.
Je me poste devant l’un des écrans géants où sont retransmises en direct les conférences du dôme. Sauf que là c’est un show de cirque auquel j’ai droit, avec cerceaux, acrobaties, et une musique montée à fond, de quoi vous faire péter les tympans, je me demande vraiment comment font ceux assis à trois mètres…
Un grand mec arrive sur une trottinette jaune faisant l’andouille et roulant autour d’une journaliste assise sur un siège qui attend manifestement qu’il s’arrête pour l’interviewer. Lunaire.
C’est Usain Bolt, l’homme le plus rapide du monde, qui lance sa nouvelle marque de trottinette.

Mes frites sont froides, je me casse.

Thomas Jusquiame

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :