Vision de Russie

paru dans lundimatin#98, le 28 mars 2017

Un lecteur de lundimatin nous fait parvenir ses perceptions et son interprétation de la situation politique en Russie, à travers sa rencontre fortuite et ses discussions avec le député et écrivain Sergueï Chargounov - poète et ami notoire d’Edouard Limonov - dont l’opinion politique, très confuse, est assez répandue aujourd’hui dans cet immense pays.

Depuis mon arrivée à Moscou il y a environ un mois, mes sensations et stéréotypes sur la Russie et sa population ont profondément changé. Nul ne pourrait se targuer de connaître les pensées des babouchkas qui ornent les banquettes du métro, évidemment. Mais il s’avère qu’au gré des multiples discussions que j’ai eu la chance d’avoir, que cela soit avec des jeunes de mon âge, des plus anciens et même des intellectuels, une certaine vision de la Russie peut être dégagée – dans tout ce qu’elle a d’incomplète et d’approximative.

Tout commence pour moi par une rencontre hasardeuse dans un bar « antifa » de Moscou (oui, cela existe) avec le député Sergueï Chargounov, poète et ami d’Edouard Limonov, rencontre ponctuée de discussions - politiques évidemment. Il s’agit d’abord de le rappeler, ce texte n’a pas vocation à vous donner un bilan objectif de la situation politique russe ou même à vous enseigner quoique ce soit d’instructif sur le plan théorique. Ce n’est en effet qu’un corpus de sensations et de ressentis de la part d’un jeune français aux idées autonomes face au verbe d’un intellectuel (contesté et contestable) tel que Sergueï Chargounov (auteur du livre traduit en français Livre sans photographieédition de La Différence).

C’est donc dans l’antre de ce bar « alternatif », rempli de bières et de russes - eux-mêmes remplis de bières - que j’ai fait la rencontre de Sergueï Chargounov. L’ambiance est à la fois électrique par l’alcoolémie de certains et plutôt calme par les lumières tamisées et le vide relatif du bar. Dans son costard étriqué, Sergueï sort de la Douma après une longue journée et vient se détendre un coup, en présence de la jeunesse « marginale » moscovite. Il me l’annonce d’entrée, comme une blague, en desserrant sa cravate. Pourtant, ce jeune député de 36 ans ne fait pas tâche dans ce lieu, avec sa mine joviale, son sourire allongé et ses yeux pétillants. C’est lui qui m’accoste, m’entendant discuter en anglais avec mon amie. Coup de chance pour moi, lorsque je me rends par hasard dans ce même bar une semaine plus tard, je me retrouve nez à nez avec lui. Nous nous toisons, égarés par ce hasard étrange (il me dira plus tard qu’il me suspecte automatiquement d’être un espion) et éclatons de rire. Ce personnage haut en couleur va m’apprendre beaucoup sur une vision de la politique toujours plus éloignée de nos conceptions françaises, vision que je ne partage pas du tout. Mais que voulez-vous, je n’allais pas me priver d’une discussion avec un « représentant » de la démocratie russe le tout en écoutant du « post-punk » russe à fond.

https://www.youtube.com/watch?v=dW-U19zcP8s

Il faut le dire, nos discussions sont assez décousues. Ce dernier tout en s’intéressant grandement à mon histoire familiale - notamment à mes ancêtres : cosaques et russes blancs ayant fui l’URSS - me renvoie constamment à ma position de « jeune européen occidental » dès que j’essaye de me montrer critique face au régime russe et plus largement à la logique de représentation politique. C’est quelque chose qu’il faut relever d’ailleurs, tant les russes que j’ai rencontré, tout en montrant un certain intérêt à l’égard de la France et de l’Occident en général, me mettaient rapidement dans la case du « petit con européen ». Facile, c’est vrai, mais assez révélateur d’une opinion répandue - même chez les jeunes gauchistes – selon laquelle l’Europe et sa population ne sont en soi pas particulièrement des alliés.

Face à mes interrogations sur sa position politique au sein de la Douma, Sergueï Chargounov m’est apparu profondément confus. Tantôt communiste, tantôt nationaliste - mais toujours indépendant. Il prône un jour la destruction de la représentation politique par le biais d’un anarchisme de droite. Mais aussitôt se ressaisit et me souligne combien la Russie en tant que puissance nécessite d’avoir, du fait de l’immensité de son territoire, un leader à la main lourde et à l’autorité sans égale. Il se considère comme un opposant de Poutine mais se rend ce week-end avec la délégation russe à Pyongyang en Corée du Nord. Plus particulièrement, la confusion de son positionnement me renvoie à l’énergie électrique profondément décevante que Limonov avait pu avoir avec son mouvement et ses « nazbols » - sorte de pantins « rouges - bruns » rejetant le capitalisme à grand renfort de nostalgie nationaliste de l’URSS. Même si Sergueï me le dit dans un éclat de rire : il n’est pas « nazbol » ; de son discours ressort cette incertitude globale par rapport à toute pensée politique claire et précise. Tantôt fervent patriote pour la grandeur slave, tantôt anarchiste acharné pour la destruction de la logique de représentation (même en tant que représentant lui-même). Bref, toujours un pied dans une case, jamais saisissable et compréhensible. Pourtant je ne souhaite pas jeter la pierre inconsidérément : cette position - qui est critiquable - m’évoque les doutes et les peurs qui habitent nombre de mes amis russes. Particulièrement, par rapport à la Crimée, « russe » mais pas vraiment, par rapport aux Ukrainiens « nazis » et à l’OTAN impérialiste. La confusion est reine, mais elle est compréhensible. Dans le Donbass, des forces que l’on peut qualifier d’extrêmement nationalistes se combattent : les ukrainiens avec leurs brigades Azov et les « rebelles pro-russes », chacun accusant l’autre d’être un fasciste en puissance. Confusion qui vient pourrir les discussions entre ukrainiens-russes et russes « russes », les uns en voulant aux autres pour leur manque de soutien. Les idées autonomes sont bien loin des esprits à vrai dire. C’est quelque chose qui me marque profondément, alors même que je côtoie des « antifas » moscovites aux idées progressistes et aux velléités radicales. La critique de l’État comme moteur de la logique marchande et de son oppression est très réduite. Dans un grand pays comme la Russie, où l’administration a toujours eu une place fondamentale, cette question n’est même pas évoquée. On pourrait penser que dans cette fédération, les volontés séparatistes – qui existent – seraient au cœur des discussions, pourtant cette question de la politique interne semble à chaque fois mise de côté. En réalité, malgré la taille de cet immense pays, sanctionné économiquement par un embargo, les opinions sont souvent relatives à ce qu’il se passe en dehors des frontières. Et chacun de mes interlocuteurs voudra toujours re-contextualiser la situation par rapport aux tensions internationales. À leurs yeux, la Russie se construit en fonction des autres, par défaut.

La question de la domination de l’État dans tout le territoire et de son poids dans les relations commerciales revient souvent. Nul ne peut douter que dans nos soit-disant démocraties l’État est devenu l’un des premiers promoteurs d’un capitalisme à la vocation universaliste – dans le sens d’une prise de contrôle marchande de tous les détails de notre existence. La Russie en est un des exemples des plus flagrants avec une évolution effrénée du capitalisme, s’emparant et effaçant le passé communiste. Pour autant, dans la bouche de Sergueï, il reste que Poutine est un frein au développement de ce capitalisme (par ses choix internationaux) et donc qu’il permet le maintien de cette nostalgie si prégnante à l’égard du rêve étatique communiste. On y voit encore ce double langage, entre une surconsommation des produits internationaux par la population et un besoin identitaire marqué – et dépossédé de toute idée politique. Dans l’imaginaire collectif, le contrôle étatique semble nécessaire. Cela s’explique particulièrement par l’assimilation du désordre et de la criminalité après la chute de l’URSS à toute idéologie non autoritaire. Ainsi, dès que la question de l’autonomie se pose, elle se fait contrecarrer par des faits sanglants. Mon amie Nastya, originaire de Nijni Novgorod, me raconte que durant son enfance, son voisin de pallier était un tueur professionnel, connu en tant que tel.

En réalité, il semble que le sentiment, qui peut envahir assez rapidement un jeune français face à tous ces témoignages, c’est bien l’absurdité. La Russie a un passé émotif si puissant que toutes les théories politiques, construites et raisonnées par la lutte et l’envie révolutionnaire, sont éprouvées assez facilement dans le dialogue par l’évocation de ces ressentis – réels – qui sont difficilement contestables. Et ce, alors que l’on sait bien que le capitalisme d’État de l’URSS et son effondrement au profit du libéralisme totalitaire fut le seul élément à l’origine de toutes ces violences. La montée en puissance d’une mafia adoubée par l’État capitaliste est en réalité un des moteurs de l’absence du développement de l’action politique contestataire. Et quand cette action politique contestataire existe, elle rentre dans le schéma confusionniste des « rouges-bruns », alimenté par Limonov et cette « intelligentsia » dopée à la nostalgie. S’il faut souligner quelque chose qui est relativement retors dans les discours c’est bien une forme de désintérêt dépité à tout ce qui semble toucher à la vie collective et (donc) commerciale. Comme le film Leviathan,réalisé par Andreï Zviaguintsev, le montre superbement, c’est bien un État complice du capital qui agit ostensiblement d’une manière mafieuse – n’essayant pas de sauver les apparences et jouant les « durs » avec ses citoyens. Et mes interlocuteurs russes me le disent souvent : « Tout ce qui arrive en Russie est normal » ; à savoir que ce qui peut choquer un étranger n’amène ici aucune réaction. De la présence de skinhead nazis sur la place rouge à celle de politiciens « rouges bruns » dans des bars « antifas » (avec des affiches du club Saint Pauli sur les murs) qui prennent des airs d’extase en parlant des campagnes des soldats blancs contre la vermine rouge durant la révolution. Moscou est une ville de contradiction, mais en dépit du goût amer que cela laisse en bouche, elle étonne par son honnêteté surprenante. On peut passer d’une embrouille avec un gangster, qui hurle que la France est envahie par les noirs et les homosexuels, à une soirée gay dans un club mythique où l’ambiance n’est pas du tout agressive (et cela en cinq minutes). Déterminer un jugement sur l’état d’un pays par un séjour d’un mois dans sa capitale semble dès lors particulièrement audacieux. Mais cette vocation très marquante à la folie – dans la confusion idéologique mais aussi dans les comportements – laisse parfois démuni.

Ce qui prédomine dans les discours semble une forme de mélancolie face au vécu de l’autorité. La vie sous le joug de l’État dans tous les cas semble inconditionnelle. Passé ce constat, les possibilités de luttes deviennent assez restreintes. Ceux qui se révoltent néanmoins ne le font que de manière poussive, dans une logique confuse. On retrouve alors cette segmentation des luttes selon les individus, comme si chacun des combats se suffisait à lui-même et qu’aucune logique de cause à effet ne pouvait être élaborée. On pourrait croire qu’une certaine apathie politique habite les russes, qui se résignent face à l’étalage constant de la puissance capitaliste dans chaque coin de rue. Même s’ils n’en sont pas satisfaits, ils ne font qu’accepter - relativement - la situation, en continuant leur vie. SergueÏ Chargounov me le disait avec fierté. Il ne croyait pas en la représentation mais souhaitait profiter de sa position de député à la Douma pour faire bouger les lignes de ce si grand pays. Mais d’abord, il avait un entretien avec Marine Le Pen, en visite au parlement – et souhaitait la sonder sur sa culture russe. Il me promettait de lui demander de ma part : « Que pensez-vous de Raskolnikov ? »

La Russie m’apparait dès lors comme cette minuscule babouchka, dans ce métro grandiloquent, marqué par des pubs pour iPhone, qui n’hésite pas à lâcher des puissants coups de coudes aux quidams pour se faire une place, le tout en regardant ailleurs - l’air de rien.

I.V

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